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Les Aventures de Blake et Mortimer
Orphelins
- 5 -
Eloge de Ted Benoit
L'Affaire Francis Blake (d)
Fake
Niveau dédoublements, Blake n’est pas
en reste, puisque lui aussi dispose d’une mémorable doublure : le vagabond
que rencontre Mortimer en fuyant par les chemins de fer. Encore une fois, il
est intéressant de constater que cette intervention d’un simulacre de Blake ait
été une initiative de Ted Benoît, comme lui-même le raconte à Jean-Luc Cambier
et Eric Verhoest : « Dans le scénario, Mortimer était surpris en
voyant le vagabond. J’ai accentué cela en jouant sur l’ambiguïté physique du
personnage qui ressemble à Blake. Van Hamme était un peu réticent, peut-être
parce que je l’ai mis devant le fait accompli. Je n’osais pas lui dire que son
clochard, qu’il voyait un peu rondouillard, je lui ai fait une tête ‘‘à la
Blake’’. J’étais frustré par ce croisement qui n’avait pas lieu. Alors, quand
apparaît ce clochard, pendant une fraction de seconde, Mortimer se demande si
ce n’est pas Blake. Ensuite il voit bien que ce n’est pas lui et le lecteur
aussi. Mortimer est dans l’univers de l’espionnage, qui est celui de Blake, pas
le sien. A mon avis il se sent démuni et a l’impression que Blake tire les ficelles
en coulisses »[1]. La
réticence de Jean Van Hamme est d’ailleurs aussitôt confirmée par
lui-même : « J’étais perplexe quand j’ai découvert cette
ressemblance. Ted m’a dit qu’il avait fait exprès pour tromper le lecteur. J’ai
trouvé ça artificiel. […] L’ennui, c’est qu’il sera platement déçu parce
que le personnage disparaît et qu’il ne se passe rien »[2].
Les ambitions du dessinateur et du scénariste ne sont clairement pas sur la
même longueur d’onde : alors que Van Hamme s’inquiète de la vraisemblance
et de la lisibilité du récit, Ted Benoit recherche quelque chose de beaucoup
plus retors et intellectuel, presque abstrait dans la réflexion qu’il impose au
lecteur sur la situation et sur les enjeux de la reprise.
Pourtant, Van Hamme pointe tout
l’intérêt de la chose lorsqu’il déplore l’artificialité de la mise en scène
visant à tromper le lecteur. Dans son propos, Ted Benoit avançait encore masqué
lorsqu’il justifiait malicieusement la ressemblance entre Blake et le clochard
par un prétexte psychologique basé sur la confusion passagère de Mortimer.
« Pendant une fraction de seconde, Mortimer se demande si ce n’est pas
Blake », dit-il : rien, sur la planche, ne justifie cette hésitation
du héros, ni les récitatifs qui n’en font pas mention, ni ce qu’on voit à l’image.
Mortimer est certes surpris, mais s’il l’est c’est parce qu’il se croyait seul,
et qu’après avoir fui précipitamment la police, une voix venue de nulle part
l’interpelle en lui rappelant ce fâcheux incident. Alors, on est de nouveau
face à un leurre de la part de Benoit, qui fait passer ce « Blake »
clandestin pour une justification du trouble de Mortimer, justification
totalement subjective et qui n’engage que sa propre vision (« à mon
avis », dit-il d’ailleurs bizarrement par la suite). Autant dans la bande
dessinée que dans ses propos, l’auteur nous attire dans un piège du dessin et
un piège du langage qui nous forcent à adopter un point de vue faussé : le
sien. C’est qu’il faut tenter de percevoir l’intention du dessinateur, se
mettre justement à sa place et déceler l’impression qu’il cherche à faire
naître[3].
En réalité, et Van Hamme l’énonce nettement malgré lui, c’est le lecteur qu’il cherche
à tromper et qui doit être pris d’un doute. Le dessinateur glisse sensiblement
vers cette idée lorsqu’il poursuit ses confessions : « Ensuite
[Mortimer] voit bien que ce n’est pas lui et le lecteur aussi ». Quand Benoit évoque ainsi Mortimer, c’est
donc en réalité le lecteur qu’il faut comprendre, par métonymie, le héros
n’apparaissant que comme un paravent – encore un prétexte. Le scénariste
déplore de son côté que le lecteur « sera platement déçu parce que le
personnage disparaît et qu’il ne se passe rien » : c’est précisément
à cause de cette déception elle-même, de cette incongruité parfaitement inutile,
que le lecteur doit au contraire s’interroger, se poser les mêmes questions que
Benoit prête abusivement à Mortimer.
Le dessinateur finit en effet par
lâcher qu’« à [son] avis il se sent démuni et a l’impression que Blake
tire les ficelles en coulisses ». On peut dès lors s’interroger sur
l’ambiguïté du pronom personnel. Qui est « il » ? Mortimer ou le
lecteur ? Pourquoi Benoit modalise-t-il ainsi son discours ? Pourquoi
précise-t-il que c’est « son avis » ? Ne devrait-il pas
être sûr de lui-même, certain de ses intentions, maître du destin et de la
psychologie de ses personnages, lui le deus
ex machina du récit ? En réalité, s’il émet ce léger doute, c’est
parce qu’il ne parle pas tant de sa créature, Mortimer, que de son lecteur, et
qu’il n’évoque pas tant la diégèse que sa réception, beaucoup plus incertaine.
On pourrait traduire ainsi ce que nous dit Ted Benoit : « A mon avis,
et c’est ce que j’aimerais, le lecteur doit se sentir démuni et a l’impression
que Blake, tire les ficelles en coulisses ». « Blake », dit-il –
mais justement, n’a-t-on pas dit plus tôt que Blake était le miroir des
auteurs, que s’il était un faux traitre, le dessinateur et le scénariste
étaient de vrais faussaires ? Dès lors, celui qui tire les ficelles en
coulisse et qui rend le lecteur paranoïaque, c’est bien le dessinateur
lui-même.
A partir de là, la raison d’être
de ce faux Blake en même temps que des autres fausses pistes et leurres
apparaît de façon lumineuse : on cherche ici à désorienter le lecteur, le
confondre, le forcer artificiellement à démêler le vrai du faux pour renvoyer,
en abyme, à la reprise elle-même – c’est-à-dire le « faux » nouveau
« Blake et Mortimer » que livrent Benoit et Van Hamme. De manière
très astucieuse et avec lucidité, Ted Benoit cherche à plonger le lecteur dans
un labyrinthe de dédoublements comme pour créer un univers alternatif à la
série de Jacobs, qui n’en serait donc pas la continuité mais l’artefact
impossible, le songe grotesque. Prendre le contre-pied du modèle : c’était
déjà le but qu’on avait discerné au début de ce texte à partir de la situation
dans laquelle évoluait le récit, et qu’on avait retrouvé dans le jeu des
multiples dédoublements. C’est encore le cas avec ce faux Blake, de manière
peut-être encore plus évidente, et cela permet à la bande dessinée d’asseoir
définitivement son seul programme possible : désappointer, désorienter, et
finalement décevoir.
L’énorme risque que suppose le
challenge de la reprise consiste en effet à frustrer les fans de Jacobs et de
sa série culte, et les auteurs ne s’en sont jamais cachés à l’époque. Si Van
Hamme prend la chose comme un défi technique, duquel il se détache avec la
distance du professionnalisme (il faut se souvenir de l’image du moteur), la
conscience d’auteur de Ted Benoit pose d’avantage de problèmes. En effet, si l’on
peut dire que le dessinateur ne redoute plus de trahir ou de décevoir, c’est
qu’il sait pertinemment qu’il va
décevoir. Il sait aussi que son travail sera épié à la loupe par tous les
puristes de la série. Lui a bien conscience de ne pas pouvoir de substituer à
Jacobs, non qu’il lui soit inférieur ou qu’il souffre d’un quelconque complexe,
mais tout simplement parce que Jacobs, c’est Jacobs, et Ted Benoit, c’est Ted
Benoit. Dans ses conditions, on ne peut pas refaire, reproduire le geste
créateur intime, on ne peut pas l’industrialiser, quand bien même la tentation
et le désir seraient grands. C’est très précisément ce qu’il énonce entre les
lignes lorsqu’il dit être « frustré que cette rencontre n’ait pas lieu ».
De quoi parle-t-il, encore une fois ? La phrase est particulièrement
ambigüe ; on ne comprend pas pour quelle raison il évoquerait une facétie
fictionnelle de cette manière. D’autant que cet épisode du clochard n’est
qu’une non-rencontre, qui n’aura aucun impact sur les faits dans l’intrigue.
Dès lors, cette rencontre qui n’a pas lieu et qui frustre Ted Benoit, c’est
peut-être finalement celle avec Jacobs lui-même, ou du moins avec son œuvre. La
rencontre n’a pas lieu parce qu’elle n’est plus possible, Blake et Mortimer
appartiennent irrémédiablement au passé et Jacobs n’est plus de ce monde. En
reprenant la série, le dessinateur va au-devant d’inévitables frustrations
puisque sa condition le sépare à jamais de l’ « idéal »
jacobsien[4],
impossible à reproduire, quand bien même la technique serait parfaitement
maîtrisée.
Ce constat d’échec naturel permet
à Ted Benoit de créer une poétique particulièrement délicate, aussi émouvante
qu’ironique. Sachant que la frustration des admirateurs de Jacobs ne pourra être
évitée, et souffrant de cette frustration lui-même, il fait de ce manque sa
plus grande force, et développe sous couvert d’un récit d’espionnage un petit
précis de déception, un petit bijou théorique qui fait de la carence et de
l’absence toute la poésie de l’album. Toujours dans L’Histoire d’un retour, Ted Benoit dit vouloir distiller le
fantastique caractéristique à la série de Jacobs non pas à travers les
péripéties mais dans l’atmosphère : « Cette trame [du récit
d’espionnage] excluait l’aspect fantastique parfois présent chez Jacobs. La
tension et le mystère viendront des paysages des landes écossaises, du
brouillard, des situations psychologiques »[5].
Faux, devons-nous rétorquer : aucun brouillard dans les pages de l’album,
et la campagne écossaise n’est jamais apparue de manière aussi chatoyante sous
le soleil et la chaleur du mois de juin. Alors, le fantastique vient
d’ailleurs, et en particulier de ces détails multipliant les dédoublements, les
incohérences ambigües, l’inquiétante étrangeté d’un monde vampirisé par le
faux-semblant, hanté par les fantômes des héros et de Jacobs lui-même. Ted
Benoit ouvre avec L’Affaire Francis Blake
l’entrée d’un monde crépusculaire malgré ses apparences, un monde qui ne sera
jamais plus et qui laisse le lecteur sur son seuil assister à une sarabande de
spectres et de masques.
à suivre...
[1] L’Affaire Francis Blake : Blake et Mortimer [Histoire d’un retour]
op. cit. page 87.
[2] Idem.
[3] Il avoue
d’ailleurs d’entrée de jeu qu’il se sentait « frustré par ce croisement qui
n’avait pas lieu », comme s’il trahissait à demi-mot une motivation
absolument personnelle.
[4]
L’ « idéal » au sens où Jacobs est imposé comme modèle à suivre
et à reproduire ; La Marque Jaune,
une bible graphique ; « Blake et Mortimer », un univers codifié
à respecter. La tâche consiste donc à se substituer au créateur originel –
tâche tout à fait vaine et impossible.
[5] Op. cit.
page 31.
Cette analyse brillante et convaincante, saisit avec justesse e semble-t-il ce que son auteur nomme élégamment la "poétique de la déception". venant de relire L'Affaire Francis Blake, je suis d'autant plus sensible à l('approche qui nous est ici proposée que j'ai moi-même, comme sans doute bien des lecteurs auparavant, pour la seconde fois consécutives en l'espace de 17 ans, ce sentiment de flottement fantomatique et de doubles équivoques dont il est ici question.
RépondreSupprimerMerci beaucoup !
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