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Les Aventures de Blake et Mortimer
Orphelins
- 6 -
Eloge de Ted Benoit
L'Affaire Francis Blake (e)
L’image fantôme
Dans le livre de Jean-Luc Cambier
et Eric Verhoest, qui peut décidément se lire comme le mode d’emploi
inverti du dessinateur, on trouve d’ailleurs une belle référence indirecte à
cet univers spectral dont l’album se fait le chantre. « On le voit,
écrivent-ils, Jacobs ne quitte plus l’esprit de Ted Benoit comme il ne s’est
jamais éloigné du cœur de Jean Van Hamme. Pour un peu, on pourrait imaginer
qu’un fantôme, au nœud papillon anglais, hante Port-Mort [lieu de résidence du dessinateur – ndr], commune au nom
prédestiné. Pour corser l’affaire, Ted Benoit a donné à un phénomène souvent
inconscient une appellation lourde de sens. Il nomme ‘‘séquence fantôme’’ les
dessins qui citent ou rappellent accidentellement une scène dessinée par
Jacobs »[1]. On se
doute bien que les termes « inconscient » et
« accidentellement » font partie de l’éventail des masques de
l’auteur. En lui donnant même un nom, Ted Benoit montre au contraire qu’il est
bien conscient du processus qu’il a décrit plus tôt, qu’il est capable de
l’analyser, et donc qu’il ne se fait pas malgré lui. Dans ces lignes un glissement
s’opère de l’inconscient humain[2]
vers celui du dessin – or le dessin chez Benoit est tout sauf automatique, il
est plutôt maîtrisé et réfléchi avec un soin extrême[3].
Alors, il n’est pas tant victime de son inconscient qu’il l’utilise, en réalité. Pour mieux dire,
tout le jeu du dessinateur est de manipuler les correspondances et d’exploiter
les images de l’inconscient – pas vraiment le sien, qui n’apparaît que comme
une étape transitoire, mais celui du lecteur, comme on l’a vu précédemment (à
travers « les aventures de Blake et Mortimer » par Jacobs, bien sûr,
mais aussi Les 39 Marches, Tintin en Amérique et L’Île Noire).
En effet, avec la rencontre du
faux Blake, Ted Benoit voulait tromper le lecteur, lui donner l’illusion d’une
rencontre qui n’a pas lieu. Il prêtait un réflexe inconscient à Mortimer (« n’est-ce
pas Blake ? ») pour finalement le faire ressentir au lecteur. Van
Hamme se moque un peu de la chose en disant « on a déjà vu Blake déguisé
dans La Grande Pyramide. Le lecteur
peut se dire : ‘‘Eh, eh, je l’ai reconnu’’. L’ennui, c’est qu’il sera
platement déçu parce que le personnage disparaît et qu’il ne se passe
rien »[4]. Mais ce
n’est justement pas un ennui – au contraire, c’est le but recherché, puisqu’en
réveillant le réflexe inconscient du lecteur de « Blake et Mortimer »,
en lui rappelant le souvenir de La Grande
Pyramide, tout l’enjeu est de faire éprouver cette déception, et donc de le
confronter au final à ses propres limites.
Au cours de l’élaboration du
projet, les deux auteurs ont sans cesse buté sur cette question
insoluble : comment ne pas décevoir le lecteur, comment ne pas trahir
l’auteur disparu ? – question insoluble parce que réponse évidente :
impossible. Ted Benoit ne se contente donc pas de mettre en scène sa propre
frustration et surtout celle du lecteur, il la lui tend comme un miroir, et ce
faisant il le renvoie à sa propre contradiction : à quoi cela sert-il d’attendre
une nouvelle incarnation de « Blake et Mortimer » si inévitablement
elle conduira à la déception, quoi qu’on
fasse ? En réveillant ainsi les réflexes inconscients de la lecture
jacobsienne, Benoit fait se confronter le lecteur avec ses préjugés refoulés,
incapable de ressentir autre chose que de l’insatisfaction même face à la
résurrection de ses chers fantômes. L’Histoire
d’un retour, c’est donc en réalité l’histoire d’un spectre, d’un
inconscient qui ne peut s’exprimer qu’à travers les actes manqués : celui
de l’auteur soi-disant hanté d’images fantômes et celui du lecteur dont le
désir est de revivre l’expérience de la lecture jacobsienne tout en la sachant
perdue.
L’épisode du vagabond se clôt de
manière tout à fait exemplaire sur une véritable « séquence fantôme »
qui illustre définitivement toute la démarche retorse de Ted Benoit. Avant de
se quitter, Mortimer et le clochard se serrent la main. La case est mise en
valeur par sa taille et par sa place dans la bande au centre de la planche.
L’œil est inévitablement attiré vers elle en même temps qu’elle s’impose avec
puissance et étrangeté à la mémoire collective des lecteurs de « Blake et
Mortimer ». Car ce que le lecteur a sous les yeux, c’est la
« séquence fantôme » d’une image d’Epinal bien connue des fans de la
série : une esquisse dans laquelle on voit les deux héros s’accoler et se
serrer cordialement la main. Il n’est dès lors plus possible de penser à un
simple accident inconscient, ni même d’envisager le faux Blake sous l’angle de
l’anecdote. Ici, le mythe « Blake et Mortimer » est volontairement écarté
de son piédestal, de la même façon que l’image était ternie lors de la
révélation de la traîtrise de Blake. Au lieu de l’amitié basée sur la noblesse,
l’estime réciproque, l’expérience vécue l’un aux côtés de l’autre, au lieu de
cet idéal de virilité aventureuse qui en a fait rêver tant, on se trouve ici
face à un Mortimer infidèle, qui accorde les mêmes faveurs à un vulgaire
vagabond (rencontré seulement quelques heures plus tôt, en plus), sous
prétexte qu’il offre en apparence les
mêmes valeurs ! Mais, on n’a cessé de le rappeler, tout n’est justement
qu’apparence : le clochard a l’air de Blake mais ne l’est pas, tout comme L’Affaire Francis Blake ressemble à une
« aventure de Blake et Mortimer » tout en en étant pas une. L’idée de
la déchéance est très forte ici, tant le statut social du clochard contamine
l’image des héros de la série. Benoit impose ici un traitement au mythe qui le
réduit effectivement à un fantôme, un paria, un clandestin[5]
dans le récit qu’il anime. Comme le vagabond, Mortimer n’a plus sa place dans
la société, et du même coup, métaphoriquement, le mythe de la série de Jacobs
n’entre plus lui-même qu’à la dérobée dans L’Affaire
Francis Blake. Le lecteur s’attendait à voir se réunir ses deux héros
préférés, il n’en voit au contraire que l’ombre, une rencontre impossible, un
travestissement dérisoire. Et il ne s’agit pas seulement d’une image d’Epinal
pastichée dans laquelle un vagabond s’est substitué à Blake : il n’y a
plus accolade, les deux personnages se sont éloignés l’un de l’autre, comme si
une translation s’était effectuée dans le dessin. On retrouve en effet
strictement la même posture dans les deux images, mais un vide sépare désormais
les deux hommes. C’est le fossé entre le
phantasme et la réalité. C’est l’éloignement du mythe. En imposant la
comparaison, Ted Benoit montre avec ironie et mélancolie ce qu’il reste de
Blake et Mortimer, et le lecteur est mis face à l’incohérence de ses
exigences : vouloir renouer avec l’alchimie d’un autre temps, c’est ne
plus la trouver à sa place, c’est la transformer, c’est risquer de la
déposséder d’elle-même.
Cet écart entre Mortimer et le
faux Blake, c’est donc un trou entre l’imaginaire de Jacobs et celui que
cherche à imposer la reprise, c’est une béance qui renvoie à son impossibilité,
c’est une fracture dans la continuité de la série, parfaitement représentée
ici. En figurant métaphoriquement ce décalage, Ted Benoit rend transparent le
paradoxe de la reprise, comme si « à défaut de pouvoir jamais dire la
vérité du mythe ‘‘Blake et Mortimer’’, on dira jusqu’au bout ce qui empêche de
la dire »[6].
à suivre...
[1] Op. cit.
page 9.
[2] Celui-ci
est malgré tout bien présent, car les deux auteurs de L’Histoire d’un Retour
écrivent aussi plus tard : « Ce qui touche le plus [Ted Benoit],
c’est d’avoir régulièrement buté sur des points communs, parfois d’ordre quasi
psychanalytique, qui le lient contre toute attente à Jacobs ». Op. cit.
page 16
[3] On sait
que Ted Benoit ne se contente pas de faire un dessin rentrant dans le champ de
la case, mais que souvent il dessine aussi le hors-champ pour que
« l’image se tienne ».
[4] Op. cit.
page 87.
[5] Le motif
de la clandestinité apparaît ici à travers le voyage en train dans un wagon de
marchandises, mais rappelle aussi par ailleurs les références à Tintin en Amérique et L’Île Noire.
[6] On se
plaît ici à détourner la dernière phrase de la « Lecture d’un aveu de
Rousseau » écrite par Philippe Lejeune à propos de l’auteur des Confessions. Il n’y évidemment pas grand
rapport entre le philosophe des Lumières et Blake et Mortimer, si ce n’est la
volonté de délivrer un message de désillusion sans l’énoncer autrement que sous
le couvert de l’énigme. La phrase originale est : « à défaut de
pouvoir jamais dire la vérité du désir, on dira jusqu’au bout ce qui empêche de
la dire ». (page 85, in Le Pacte
Autobiographique – éditions du Seuil, 1975)
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