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Les Aventures de Blake et Mortimer
Orphelins
- 3 -
Eloge de Ted Benoit
L'Affaire Francis Blake (b)
Les deux auteurs ne se contentent
pas de marquer cette volonté à travers la référence déviante à La Marque Jaune et aux 39 Marches, ils convoquent aussi pour
cela un renvoi implicite à Tintin. Il faut d’abord signaler que les récits de
Tintin représentent une sorte de retour aux origines pour la série « Blake
et Mortimer » : d’une part
parce qu’Hergé a été en quelques sortes le mentor de Jacobs pour son entrée
dans le monde de la bande dessinée, et d’autre part parce que Jacobs a
travaillé sur quelques aventures du héros reporter avant de commencer sa propre
série. Qui plus est, la référence à Tintin se fait à travers un lieu que la
psychanalyse a révélé comme étant celui des origines et de la régression :
le souterrain. Ce détour par la psychanalyse n’est pas gratuit, puisque Jacobs lui-même
usait de cette matière en rappelant à plusieurs reprises qu’il avait été
victime d’un traumatisme dans l’enfance à la suite d’un accident au cours
duquel il s’était retrouvé coincé au fond d’un puits – choc qu’il ne cessera
d’exorciser à travers ses bandes dessinées littéralement hantées par les
cavités souterraines. Le souterrain appartient donc aux lieux communs de
l’imaginaire jacobsien, un de ses topoï les plus représentatifs. Dès lors, n’est-il
pas encore une fois particulièrement ironique de faire référence à Tintin par
le biais de ce stéréotype indubitablement jacobsien ? Alors qu’il s’agit
là d’un des motifs les plus intimes au créateur de Blake et Mortimer, il est en
effet particulièrement "vicieux" de la part de Benoit et Van Hamme de le
déposséder au profit de son éternel rival et néanmoins ami, Hergé. Encore une
fois, on peut observer là un de ces retournements, une de ces déviations qui
font de L’Affaire Francis Blake une
mascarade mais aussi un jeu de piste, un rébus, une énigme.
Il faut surtout s’interroger sur la fonction de ces références. Remettons tout cela dans son contexte : Mortimer, acculé par ses poursuivants au bord d’une falaise, est sommé de se rendre. Pour toute réponse, il se jette dans le vide. Tout le monde croit qu’il s’est abîmé dans la mer. En réalité, on le sera un peu plus tard, notre héros a trouvé refuge sur une plate-forme dans la falaise. « L’ennui, c’est qu’à présent, [il] se retrouve coincé. Escalader ce surplomb sans équipement [lui] paraît impossible… Quant à descendre, n’en parlons pas ! » L’épisode rappelle une péripétie presqu’en tous points semblable de Tintin en Amérique. Comme Tintin poursuivi par les gangsters et les peaux-rouges, Mortimer va trouver sur sa plate-forme une issue par une anfractuosité dans la roche, le conduisant à une grotte. Et il ne s’agit pas d’une coïncidence, car Mortimer, en explorant la caverne, va découvrir des « signes », des « symboles » sur les parois, tout comme Tintin trouvait de son côté des dessins indiens.
Toujours influencé par la délicieuse ironie des auteurs, le
héros ajoute en sortant de la grotte qu’ « il faudra absolument qu
[’il] revienne ici quand cette aventure sera terminée. Il y aura sûrement des
découvertes à faire ». Fabuleuse lucidité du héros de fiction, qui présage
déjà son retour au rang de simple signe, au vulgaire dessin inanimé, au seul
signifiant isolé une fois que le récit se sera clôt, dès que la chaîne des
signifiés butera sur le mot « fin ». Dans ce lieu des origines, il
décèle son rôle de pantin articulé par la plume du dessinateur, et il prend
conscience que c’est à cet état de créature unidimensionnelle qu’il retournera
une fois qu’il aura joué son rôle. Alors, l’artificialité du dessin se fait
jour : il n’est pas tant Mortimer qu’une représentation, un artefact, une
ombre, un fantôme. Il faut se souvenir d’une case de la planche précédente,
dans laquelle la main du personnage « rencontre le vide » :
magnifique image pour rendre compte du vide existentiel que trouve le héros en
pénétrant le lieu interdit des origines. La scène est clé : tout se
déroule comme si Mortimer intimait au lecteur le conseil de revenir sur
ce passage, lui promettant « des découvertes à faire »… Elle renvoie ainsi à l’impossible
recréation du mythe Blake et Mortimer,
condamné à n’être qu’un vestige, vers lequel on ne fait que revenir.
Qui plus est, la référence à Tintin en Amérique rappelle que cet album a pour sujet la prohibition. Sans doute est-ce encore une manière de revenir aux origines, mais cette fois-ci celles du projet de reprise, frappé d’une forme de prohibition morale[3] : devant l’inacceptabilité inhérente à une reprise honnête de l’œuvre de Jacobs, sa réalisation apparaît comme la transgression d’un interdit fondamental. En rappelant indirectement le sujet au centre de Tintin en Amérique, l’épisode renvoie ainsi à une sorte de péché originel, et explique la clandestinité du discours (en parallèle à la production clandestine d’alcool chez Tintin), en même temps que sa versatilité. Ce discours d’inversion, de détournement et de retournement repose en effet sur une sorte de prétérition montrant conjointement la règle à respecter (la reprise prohibée) en même temps que sa violation (la reprise réalisée).
Pour les cases
extraites des albums Tintin en Amérique et L'Île Noire Copyright © Hergé /
Moulinsart 2013
[2] Plus
tôt, on a demandé au professeur s’il était écossais, et lorsqu’il répond qu’il
ne l’est qu’à moitié de par sa mère, on lui rétorque que c’est d’elle dont il
tire sa « meilleure moitié » : l’origine nationale a donc son
importance, ici.
[3] Dans son
livre Edgar P. Jacobs – Témoignages
inédits (Mosquito, 2009), Viviane Quittelier, petite-fille par alliance du
dessinateur, dénonce explicitement la chose : « Des nouvelles
aventures de Blake et Mortimer non conçues par Edgar voient le jour. La presse
annonce que, contrairement à Hergé, Jacobs avait prévu une continuité. Elle est
mal informée. A aucun moment, Edgar n’aurait envisagé pareille entreprise. Il
avait trop de fierté et n’avait pas ou peu de considération pour les autres
dessinateurs. Il avait apprécié le côté marketing du père de Tintin et il s’en inspirait. Il a suivi
l’exemple d’Hergé : une Fondation, in
fine un Studio et pas de suite à ses histoires. » (page 241)
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