À la loupe :
GRINGOS LOCOS
De Schwartz &
Yann
Petit rappel
Gringos
Locos transforme de vrais auteurs de bande dessinée en vrais héros de bande
dessinée : les dessinateurs Jijé, Morris et Franquin, absents de leur
propre œuvre, effacés derrière leurs personnages, apparaissent ici en pleine
lumière, au premier plan d’un récit aux multiples points de friction avec le
réel. En effet, à travers ce déplacement, la bande dessinée s’approprie une
réalité méconnue, un épisode secret de la vie de ces trois hommes, tout en
restant évasive à propos de son authenticité : mystification ou réalité ?
Docufiction dessiné ou délire parodique ?
Les glissements de l’un à l’autre sont permanents, les repères
instables ; la narration est parfois improbable, et parfois confondante de
justesse : les frontières entre représentation du réel et représentation de l’imaginaire se
dissolvent au final dans le trait éminemment graphique de Schwartz, seule ligne
de fuite à s’avancer à couvert dans la nature instable de ce récit. En fait, la
citation en épigraphe, tirée du film L’Homme
qui tua Liberty Valence, « Si la vérité est moins belle que la
légende, imprimez la légende ! », n’énonce pas tant le programme de Gringos Locos que celui déjà rempli par
la postérité, qui a érigé Jijé, Morris et Franquin au rang de légendes du 9ème
art – la bande dessinée de Schwartz et Yann recueille plutôt les confessions
fragmentaires de la réalité, apportant à la légende un contre-champ
démythificateur, en cela qu’il s’éloigne du mythe pour revenir à l’homme, qu’il
s’écarte de l’idéal pour reprendre pied, l’espace d’un instant, l’espace d’un
album, dans la réalité qui l’a vu naître. Gringos
Locos repose alors sur une question ontologique, puisqu’il s’agit de
retrouver l’être sous l’auteur, l’individu derrière la créateur, l’existence
éclipsée par la bibliographie : la belle ambition de l’album consiste
ainsi à redonner vie aux trois auteurs, dans le sens de leur rendre leur vie,
leur redonner une chance de vivre autrement que sous le poids de l’œuvre. Jijé
n’apparaît pas tant comme l’auteur de « Don Bosco » ou du futur « Jerry
Spring » que comme père de famille déterminé à vivre malgré ses
angoisses ; Morris ne se réduit pas au créateur de « Lucky
Luke » mais se montre comme un jeune homme plein d’ambitions et d’amour
pour la sensualité ; Franquin, quant à lui, n’est pas encore
définitivement associé à « Spirou », au « Marsupilami » ou
à « Gaston », mais c’est un garçon sensible, en proie au doute
et à la recherche de l’idéal.
D’ailleurs, dans la bande dessinée, comme pour mieux marquer cette reconquête
de l’identité, les trois dessinateurs n’auront de cesse que lorsqu’ils se
seront débarrassés de leur héros, comme Morris qui veut s’affranchir de
« Lucky Luke », ou Franquin qui se croit libéré de la mascotte des
éditions Dupuis, et dont c’est Jijé qui sera au final débarrassé … Mais au bout,
la parenthèse se referme, et la réalité les rattrape : le boulet
« Spirou » se retrouve ferré de nouveau au jeune André à la fin de
l’album, et Morris s’enferme déjà dans une logique proto commerciale du produit
dérivé, déclinant son cow-boy si détesté en jouets et autres gadgets à
l’attention des enfants de Jijé… Des
ex-libris dessinés par Schwartz pour la librairie Brüsel expriment bien joliment
le rapport ambigu de ces hommes avec leur création, notamment en ce qui
concerne Jijé et Franquin, représentés tous deux courbés comme pliant sous une
charge trop lourde, au-dessus d’une table à dessin, leurs héros se pressant autour
d’eux, presque des fantômes qui les hanteraient et les tourmenteraient, les
condamnant à un effort de travail insensé et sans relâche. Ce Jijé et ce
Franquin-là, saisis dans le contexte abstrait d’une absence de décor, en dehors
de tout ancrage réel, ce ne sont plus que les auteurs, les noms qui
apparaissent sur les tranches de leurs albums, en bas des planches – ce ne sont
plus les êtres humains tentant de s’épanouir dans Gringos Locos.
Les dessins
Dans ces conditions, le dessin de Schwartz n’est pas
le moindre mérite de l’album, puisque c’est à travers lui que le triumvirat
belge se réincarne, et de la plus belle des manières, son style atteignant ici
une maturité inouïe, offrant des planches lumineuses, certaines cases
flamboyantes, et un trait toujours d’une dextérité remarquable. Heureusement,
d’ailleurs, car le dessin occupe une place prépondérante dans la logique morale
du récit : la légende de Jijé, Morris et Franquin s’est construite sur le
dessin, et c’est donc par le dessin que Schwartz leur restitue leur humanité.
Dans cette perspective, on essayera de montrer la subtile réflexion du
dessinateur et de son scénariste sur la place de leurs personnages dans Gringos Locos et sur la manière dont ils
interagissent avec l’image.
Déjà, on peut noter que la mise en abyme de
l’image dessinée et du geste créateur est régulière, qu’il s’agisse des cases
imaginées par Jijé, des dessins à peine entraperçus de Morris, ou de ceux plus
nombreux de Franquin, dont on voit même des strips entiers, sans compter les
croquis entrevus dans des coins de certaines cases, et qui les dédoublent
(comme la scène des coyotes se disputant le béret fétiche de Jijé, répétée dans
le carnet à dessins de Franquin). On voit bien, par cette thématique constante,
que le dessin est autant support du récit qu’objet de ce même récit :
c’est à travers lui que se réalise la bande dessinée Gringos Locos, et c’est sur lui qu’elle porte. Le rôle du dessin se
joue donc sur deux niveaux différents : il constitue évidemment le moyen
d’expression de Schwartz et Yann, mais il s’avère être aussi la principale
préoccupation des personnages – dans l’absolu, bien sûr, puisque ce sont des
artistes, mais aussi bien concrètement, car c’est pour eux le seul moyen de
subvenir à leurs besoins (malgré la distance, les héros continuent à envoyer
leur travail en Europe, sinon l’argent viendrait à manquer cruellement). Pour
les personnages, le dessin occupe donc un place double et fondamentale, parce
qu’il est leur moyen d’existence, au propre comme au figuré, dans un sens
extra-diégétique (c’est à travers le dessin de Schwartz qu’ils existent), comme
dans un sens intra-diégétique (c’est grâce à lui qu’ils gagnent leur vie).
Madame Krompout
Or, une case au début de l’album fait se coïncider
la dichotomie entre dessin-support et dessin-objet, curieusement réunis un
court instant qui ne peut passer inaperçu. C’est au cours du flashback à
Waterloo qu’elle intervient – rappelons que ce flashback revient aux origines
du départ en Amérique et donc aux origines du récit lui-même : de là à
voir dans cette case une « image originelle », celle qui contient
toutes les images, il n’y a qu’un pas... La famille de Jijé quitte la maison
qu’elle louait jusque-là et dans laquelle ils ont passé une dernière nuit en
compagnie de leurs amis. Au matin, la propriétaire, grosse bonne femme
désagréable et acariâtre qui ne leur a pas rendu la caution, les presse de partir
pour récupérer son bien ; elle rentre ensuite dans la maison pour y
découvrir une pièce complétement dévastée. A ce moment, une parole de Jijé,
prononcée alors qu’il sortait du domicile, se rappelle à nous par son
ambiguïté : « Du calme, Madame Krompout ! Nous avions un dernier
petit travail à terminer avant de vous quitter ! » Est-ce à dire que
nos héros ont occupé leur dernière nuit en Belgique à saccager la propriété de
Madame Kroumpout ? Non, le lecteur est rapidement rassuré, lorsque deux
cases plus tard, Jijé lève le voile : « ça nous a pris toute la nuit
pour dessiner des fausses lézardes et fissures sur les murs, mais ça en valait
la peine ! »…
Une première remarque s’impose, sur le caractère
singulier de la scène, et elle est triviale : le gag n’est pas drôle. Ce
n’est pas un défaut, bien au contraire, puisque la qualité de Gringos Locos ne se situe pas au niveau
de la loufoquerie des péripéties, mais dans leur dimension mélancolique et
douce-amère – et souvent aussi, dans leur étrangeté. Néanmoins, il y a là
« gag », au sens où il y a chute, qu’un tour est joué, et qu’en plus
il a rapport avec le motif de la destruction, motif qu’on retrouve à plusieurs
reprises chez le canonique « Gaston Lagaffe », ou même dans les
premières planches de « Boule et Bill », entre autres. Ce qu’il faut
retenir, c’est que le gag n’est pas drôle, parce qu’il est volontairement
désamorcé, et ce en deux temps : d’abord parce que la destruction
apparente, contrairement au topos auquel le gag obéit habituellement, semble
volontaire. Ce qui est drôle, chez Gaston, lorsqu’il fait se désintégrer un
étage entier, c’est qu’il n’en avait pas l’intention : de là vient la
chute. Ici, au contraire, on a apparemment l’expression d’un nihilisme assumé,
un pur acte de malveillance, gratuit, et le rire ne peut participer de cela. Et
puis, dans un deuxième temps, on a la véritable chute, la révélation de Jijé,
et cette révélation ne peut, elle non plus, provoquer le rire, parce qu’elle
n’est pas visuelle – or, un gag l’est nécessairement – et qu’elle appelle à
faire un retour sur la case précédente pour en reconsidérer la réalité. Alors,
l’étonnement, et même l’incrédulité, empêchent tout gloussement, si forcé
soit-il. Au final, la raison pour laquelle le lecteur ne rit pas est
évidente : c’est parce que lui aussi, comme Madame Krompout, a été trompé.
C’est là qu’il y a coïncidence entre les deux natures du dessin, le
dessin-support de Schwartz et le dessin-objet de Jijé et consorts : ils
participent tous deux à illusionner et manipuler le lecteur et Madame Krompout,
mis au même niveau, l’espace d’un instant.
A partir de là, une réflexion sur la perception de
l’image s’engage. D’abord, on doit faire remarquer une curiosité, encore. Jijé
dit que son travail de trompe-l’œil, qui pourtant a été assez laborieux pour
durer toute une nuit, « en valait la peine » : or, quel bénéfice
peut-il donc bien en tirer ? Le seul qu’on aurait pu imaginer, c’est celui
de voir « la tête qu’[…] a dû faire la vieille toupie », mais c’est justement
ce qu’il ne pourra pas voir, puisqu’ils ne sont plus en présence l’un de
l’autre. Dès lors l’acte se révèle réellement gratuit, puisque Jijé ne peut
observer le résultat de son tour, il ne peut profiter de la qualité de la farce
et de l’effet qu’elle aura sur sa victime. La sidération de Madame Krompout,
c’est le lecteur qui en profite, d’abord grâce à l’insert en haut à droite de
la case, où un gros plan de la propriétaire la montre bouche-bée, les yeux
hallucinés, le souffle coupé, et puis dans la case en tant que telle, où la
méchante femme défaille devant l’étendue des dégâts. Madame Krompout joue alors
dans la case deux rôles distincts mais complémentaires : l’insert la montre
spectatrice, son visage en gros plan incarnant le regard lui-même, et rien que
le regard, en retrait, en cela qu’il recueille toutes les impressions du sujet
en rapport avec ce qu’il voit, tandis que la case la replace dans l’action,
personnage à part entière, actrice évoluant au sein d’un décor qui interagit
avec elle. En somme, l’insert et la case offrent une sorte de dynamique de champ
/ contrechamp, les deux faces d’un seul et même phénomène : la spectatrice
et le spectacle, celle qui regarde et ce qu’elle regarde.
Pour Madame Krompout, l’illusion du trompe-l’œil
est totale, puisqu’à la différence du lecteur, elle fait partie de l’image,
elle est plongée au milieu des courbes et des droites du dessin – elle en fait
même doublement partie : non seulement la propriétaire est représentée au
premier plan de la case, dans sa sidération, au bord de l’évanouissement, mais
elle est aussi représentée une deuxième fois dans le miroir en face d’elle (et
on peut aussi compter l’insert en haut à droite de la case, qui appartient à
l’espace de celle-ci, même si à un instant décalé). De fait, elle est saisie
dans l’image, figurée sous différents angles à la fois, telle une prisonnière
aculée, le fond de la case ne répercutant rien d’autre qu’elle-même, comme si
la perspective se révélait être une impasse répétant la même chose, une boucle
close sur elle-même et n’offrant d’autre alternative que sa réciprocité (le
fait que Jijé la gratifie du sobriquet peu flatteur de « vieille
toupie » n’est d’ailleurs pas anodin, puisqu’il la fait bien tourner sur
elle-même, ici...). En réalité, le miroir renvoie Madame Krompout à sa propre
condition, ne faisant que relayer les dessins sur les murs qui la renvoient à
sa vraie nature de personnage dessiné. Alors, c’est comme si le tour qui était
joué à Madame Krompout, c’était la révélation de sa nature dessinée, comme si
on lui faisait brutalement prendre conscience de sa condition d’artefact du
crayon. Alors, Madame Krompout et la pièce maquillée s’annulent l’une l’autre
en se répétant en tant que simulacre, comme si la révélation du trompe-l’œil
dessiné par Jijé se doublait de celle de la création graphique de Madame
Krompout par Schwartz : l’impact dans le miroir, accolé au reflet qui
montre la bonne femme tomber à la renverse, figure les limites de l’image,
comme si elle les avait violemment atteintes à ce moment-là, comme si elle
s’était heurtée au simulacre. Au lieu de préserver la profondeur de son
illusion, la case montre en quelque sorte le personnage écrasé sur la platitude
du faux-semblant. Rappelons alors le geste de Jijé qui retourne le lapin pour
lui enlever la peau, plus tard dans l’album, comme pour affirmer la volonté de
retourner la réalité, et d’en révéler l’envers : ici, la même chose se
produit, mais c’est l’image elle-même en tant qu’illusion qui est retournée, sa
nature factice révélée en s’annulant elle-même.
Dès lors, le lecteur peut en quelque sorte
se retrouver dans l’insert, puisqu’en voyant Madame Krompout regardant, il se
reconnaît lui-même – et le miroir brisé sur lequel s’est heurté le simulacre ne
renvoie à rien d’autre qu’au regard du lecteur ayant éprouvé les limites
artificielles de l’image. En conséquence, on peut dire que Madame Krompout et
le lecteur regardent la même chose : le dessin. A une légère différence
près, cependant, car Madame Krompout regarde le dessin de Jijé et de sa bande,
tandis que le lecteur regarde le dessin de Schwartz. Mais dans les deux cas, il
s’agit de tromper, de jouer un tour, de créer l’illusion, de faire en sorte de
faire croire à une maison dévastée. Du moins, c’est ce dont le lecteur prend
conscience deux cases plus tard, lors de la révélation de Jijé, qui l’oblige à
faire retour sur la grande case : c’est là que le jeu des regards entre
Madame Krompout et le lecteur se met en marche, convergeant vers la nature
problématique de l’image. Alors, si Jijé n’a pu profiter de « la
tête » de « la vieille toupie », Schwartz obtient néanmoins le
bénéfice de celle du lecteur, abasourdi plus qu’amusé, dont Madame Krompout
n’est que l’incarnation momentanée – et c’est là l’ultime boucle qui se referme.
Dès lors s’affirme la toute-puissance du dessin, qui prend au piège le
personnage et le lecteur (les obligeant l’un l’autre à se retourner, à faire un
retour sur le dessin) et dont Jijé autant que Schwartz se fait le maître
démiurge. Dans cette case des origines, pour les auteurs comme pour les héros,
le dessin incarne cette capacité à fédérer l’illusion, à la produire et à la
diffuser.
Annie
Plus tard, une autre case vient déconstruire celle
qui nous a occupés à l’instant, pour la recomposer autrement – et en dire autre
chose, fatalement. Elle intervient lorsque Morris et Franquin viennent
rejoindre Jijé et sa famille au Mexique. Au lieu de passer tout naturellement
par la porte, Franquin décide de jouer un tour à ses amis en passant sa tête
par une lucarne ouverte dans la pièce principale. Grand mal lui en a pris,
puisqu’il est tombé sur le couple en pleine séance de pose, avec Annie, l’objet
de ses fantasmes, nue, sous ses yeux. Le lecteur découvre la scène en même
temps que Morris, qui est entré dans la maison un peu plus tard. Là encore, le
gag –s’il y a gag – n’est pas drôle, la chute désamorcée parce qu’intervenant
trop tard pour surprendre le lecteur par le rire (Annie a eu le temps de
disparaître pour se soustraire aux yeux de Franquin et du lecteur), et pourtant
suffisamment tôt pour que Franquin soit resté figé à sa place, la tête
dépassant de la lucarne. C’est là le détail le plus étrange, le plus dérangeant
de la case : on ne comprend pas ce qu’il fait encore là, pétrifié, comme
si pour lui le temps s’était suspendu, alors qu’Annie en a déjà profité pour
s’enfuir, et ce détail occulte toute la dimension croustillante de la scène, au
profit d’une exploration des ressorts de l’image ainsi mise en abyme.
La dimension « méta » de l’image nous
est en effet clairement exposée, et il y a même un petit quelque chose des Ménines de Vélasquez dans cette case.
D’abord, le geste du dessinateur en tant que créateur graphique y est
explicitement mis en valeur : la peinture sur laquelle Jijé travaillait
est placée au premier plan, voisinant avec des tubes de couleur et des
pinceaux, et il tient encore dans sa main droite une palette et d’autres pinceaux,
qu’il utilisait sans doute au moment où Franquin l’a interrompu. Surtout, comme
chez Vélasquez, mais d’une autre façon, on observe tout un jeu sur le visible
et l’invisible autour de la question de la représentation. Le tableau et son
contenu sont donc bien présents, et clairement visibles aux yeux du lecteur,
qui peut les observer au premier plan de la case ; par contre le modèle du
tableau est absent, il n’est plus là, et le fauteuil sur lequel il reposait est
vide. A l’inverse, Franquin, dont la tête apparaît par la lucarne, n’est pas
présent sur le tableau – ce qui est logique, étant donné qu’il vient seulement d’apparaître ;
mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est l’absence de la lucarne elle-même,
seulement suggérée par un rai de lumière, qui ne correspond d’ailleurs pas
vraiment à la réalité. En cela, la case est retournée, sens dessus dessous :
les présences et les absences sont inversées d’une image à l’autre, et la
différence entre le cadre de la case et celui du tableau, entre l’image et la
mise en abyme, force à un retour incessant sur le même, rappelant bien de cette
façon la case de Madame Krompout par son incompatibilité réciproque dans
laquelle chaque élément s’annule l’un l’autre. Qui plus est, c’est Jijé, en
tant que figure tutélaire de la création graphique, qui fait le lien ici :
il s’incarne à chaque fois en maître d’œuvre de l’illusion. Sauf que pour
Madame Krompout, le renversement de la case se réalisait à travers la présence
symbolique du miroir, et surtout par la coïncidence parfaite entre le dessin
exécuté par Jijé et celui de Schwartz. Ici, ce n’est pas du tout le cas,
puisque la peinture de Jijé est clairement dissociée de la pièce représentée
par Schwartz. Car ici, l’œuvre de l’un se distingue absolument de celle de
l’autre, et cela apparaît de multiples façons. En effet, cette démarcation repose d’abord sur l’opposition
entre le premier et l’arrière-plan, comme on l’a déjà dit, mais aussi sur un
détail plus subtile : Jijé est désormais occupé à composer une peinture, et
non plus un dessin, peinture de laquelle la ligne et par définition absente, au
profit de la composition par la couleur, ce qui se situe à l’inverse du travail
de Schwartz, qui est dessinateur plutôt que coloriste – on peut même aller plus
loin, car ce n’est pas lui qui a fait les couleurs de cet album, ce qui veut
dire que, concrètement, sur la planche en noir et blanc qu’il a réalisée, la
toile est vide !! De fait, on n’est plus dans l’union toute-puissante du
dessin de Jijé et de celui de Schwartz qui apparaissait dans l’épisode de
Madame Krompout, et le rapport entre les deux s’est fait bien plus
problématique : c’est que, désormais, le dessin n’est plus vecteur
d’illusions, générateur de faux-semblants, mais plutôt révélateur de réalité.
Que s’est-il passé entretemps ? Les masques
sont peu à peu tombés, et les motivations du voyage en Amérique se sont
révélées : il s’agit pour les trois héros d’une fuite en avant, pour
échapper à la possibilité d’une guerre (pour Jijé), pour se défiler devant un héritage
familial étouffant (pour Morris), ou tout simplement et puis plus généralement pour
éviter de faire face aux réalités de l’existence (pour Franquin, qui n’est en
somme parti que pour suivre Annie). Dans l’ensemble, le voyage en Amérique
n’était qu’un prétexte – et d’ailleurs il s’est avéré rapidement être un échec.
Le trompe-l’œil créé par Jijé et relayé par Schwartz s’est alors fissuré pour
laisser passer des pans de la réalité : les héros se sont trouvés
contraints de la regarder en face et d’assumer leurs désillusions. D’ailleurs,
la défaillance du dessin à dissimuler la réalité aux yeux des personnages se
signalait déjà rapidement après le flashback de Waterloo : on voyait
Franquin prendre conscience de l’absurdité du voyage en Amérique et se confier
à Morris sur ses états d’âme, mais il rejetait aussitôt loin derrière lui ses
idées noires et cependant lucides pour poursuivre un colibri qu’il voulait
dessiner. Mais quelques cases plus tard, on retrouve le personnage figé,
pétrifié par la peur, parce qu’il croit avoir entendu un serpent à
sonnettes : le dessin du colibri, diversion éphémère à la réalité, n’a pas
été assez efficace pour l’écarter suffisamment longtemps, réalité qui se
rappelle ici sous sa forme la plus menaçante (on passera d’ailleurs sur la
symbolique du serpent, responsable de la désillusion aux origines de
l’humanité, puisqu’à cause de lui elle s’est vue chassée du paradis terrestre
pour prendre pied dans la triste et dure réalité de notre monde…).
Le dessin de Schwartz n’a alors plus la même fonction, puisqu’il se
déplace de l’illusion vers la désillusion : il s’ancre en somme dans une
réalité plus concrète, plus humaine, qui met le simulacre à distance. La
prostration de Franquin face au serpent à sonnettes de la réalité, on la
retrouve d’ailleurs dans la case qui nous occupe. Et cette case réunit les
nouvelles conceptions de Schwartz sur l’image, à travers un autre subtil
dialogue entre Madame Krompout et Franquin. Il y a là en effet une scénographie
similaire dans le dédoublement, mais décomposée. Madame Krompout au premier
plan dans la pièce renvoyait à Madame Krompout à l’arrière-plan dans le miroir,
tous les deux prisonnières du simulacre ; ici, on peut observer Morris au
premier plan à l’entrée de la pièce, et Franquin à l’arrière-plan à
l’extérieur, penché à travers la lucarne, l’un et l’autre unis par leur regard,
comme Madame Krompout l’est à son reflet (mais unis aussi par leur rôle de
dessinateurs débutants et la complicité plus générale due à leur âge et à leurs
secrets partagés). Dès lors, l’ouverture de la lucarne au fond de l’image
rappelle donc celle du miroir dans laquelle le personnage-dessinateur se
renvoie à lui-même. Mais à la différence de Madame Krompout qui s’est heurtée
au fond de l’image-simulacre, Franquin est ici littéralement passé à travers
pour s’introduire de l’autre côté. Franquin est en effet situé à l’envers de
l’image, puisqu’il n’en voit que le verso : au contraire du lecteur, il ne
peut pas apercevoir ce que représente le tableau, dont seul le châssis lui fait
face, et l’illusion lui est donc devenue inaccessible. Bien davantage, il
n’appartient même plus à l’illusion, puisqu’il n’apparaît pas dans le tableau.
Franquin est donc l’anti-Madame Krompout, prisonnière de l’image : lui est
prisonnier de la réalité, il est exclu et figé en marge du dessin, qui lui
tourne le dos. Pour autant, l’objet du réel aussi lui échappe, puisque Annie,
incarnation de ce qu’il cherche à obtenir de la réalité, incarnation aussi tout
au long de l’album de la conscience réaliste du groupe, garante de leur
équilibre face aux contingences du quotidien, Annie s’est soustraite à sa vue.
Telle est la posture de Franquin, dans la désillusion : chassé de l’image
et du fantasme dessiné (la nudité peinte d’Annie, à laquelle il n’a pas accès),
fui par la réalité (la nudité d’Annie qui s’est soustraite aussitôt qu’elle a
été vue), Franquin s’incarne dans la déception, dans le désappointement, dans
le désenchantement.
Telle est la vocation générale de Gringos
Locos : faire passer ses personnages à travers l’image dessinée, pour
qu’ils en éprouvent les limites, pour qu’ils se voient confrontés à son envers,
figure retournée de la désillusion,
projection de la réalité devenue inaccessible. Dès lors, il n’y aura plus
qu’une seule alternative, pour les trois personnages de manière générale, mais
aussi pour Franquin en particulier : dessiner, dessiner à n’en plus
pouvoir, pour combler la carence laissée par la désillusion, pour tenter de renouer,
même indirectement, avec le rêve. Mais ceci est une autre histoire – celle du
retour en Europe, du retour à la réalité.