Les Aventures de Blake et Mortimer
Orphelins
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Eloge de Ted Benoit
L'Affaire Francis Blake (a)
Au sein de ce tableau peu
enthousiasmant, la collaboration entre Ted Benoît et Jean Van Hamme se distingue
pourtant en bien des façons. Le premier album des deux auteurs interpelle en particulier
parce qu’il annonce clairement le propos : L’Affaire Francis Blake est en effet l’histoire d’une trahison. La
thématique est frappante, et l’allégorie du récit semble avouer d’entrée de jeu
l’infidélité des auteurs à l’univers de « Blake et Mortimer », ou
plus précisément l’impossibilité d’une telle reprise, l’incapacité à s’inscrire
dans une continuité sans trahir. C’est du moins ce qui en fera la principale et
la plus passionnante thématique.
L’image retournée,
l’image dégradée
Première planche de La Marque Jaune, "bible graphique", pluvieuse et nocturne, de L'Affaire Francis Blake... |
Dès le départ, l’éditeur a imposé La Marque Jaune comme modèle absolu de chaque nouvel album, évoquant même l’expression de « bible graphique » à l’attention des dessinateurs ; il est alors intrigant de constater l’ambiguïté de L’Affaire Francis Blake à cet égard. A la base, le programme consistait donc à opérer un retour dans l’Angleterre des années 50, et en particulier dans l’inquiétante Londres d’après-guerre, avec son smog, ses décors nocturnes et décrépis, et son imaginaire gothique parfaitement retranscrit dans La Marque Jaune. De ce point de vue, la première reprise du tandem Benoit-Van Hamme s’avère particulièrement déceptive. En effet, le premier récitatif de l’aventure indique qu’ « au moment où débute cette nouvelle histoire, […] les Londoniens bénéficient de la douceur d’un mois de juin exceptionnellement ensoleillé » : même si on trouve quelques scènes nocturnes et un petit passage pluvieux, l’album est dominé par un ciel bleu rayonnant qui désamorce totalement l’atmosphère constamment menaçante du récit et surtout qui le situe littéralement à l’opposé de son modèle. De plus, la cité londonienne laisse rapidement place à la campagne anglaise et écossaise, délaissant ainsi le cadre urbain invariablement associée à La Marque Jaune. Enfin, alors que ce récit mythique flirte avec le fantastique et la science-fiction, L’Affaire Francis Blake s’oriente vers une dimension somme toute assez inédite chez Jacobs : celle de l’espionnage pur et dur. Les deux auteurs semblent donc vouloir brouiller les pistes et ne pas s’inscrire complétement dans la tradition jacobsienne, voire pas du tout, préférant au contraire la détourner – pour ne pas dire la retourner. L’intrigue viendra confirmer cela de manière exemplaire.
Dans les premières pages de
l’album, il apparaît vite que Blake est un traitre, un agent espion à la solde
d’une puissance étrangère, une taupe. Révélation fracassante et
démythificatrice pour le lecteur de la série : se peut-il que le héros
qu’il a admiré dans tant et tant d’aventures ne soit en réalité pas plus
honnête que l’infâme Olrik ? La mise en scène de cette divulgation n’est
pas sans intérêt : le renégat a été photographié à son insu, mais le film
a été gravement endommagé. Néanmoins la restauration laborantine a permis d’en
tirer quelque chose ; et alors que les images de très mauvaises qualités
défilent devant les responsables du MI-5, le visage de Francis Blake se montre
sur l’une d’entre elles… De cette façon, la trahison du héros devient aussi
celle de l’image : celle qui à travers lui est trahie, dégradée, altérée.
L’image du héros passé, celui créé par Jacobs, apparaît donc ici bafouée au
sens propre (la photographie délabrée) comme au sens figuré (sa moralité
ternie).
Second degré
On sent bien ici que les deux
auteurs s’amusent, et qu’ils font de la démythification l’affaire des
faux-semblants, des apparences et de l’image elle-même. Sans rien ôter au
mérite de Van Hamme, il apparaît que c’est surtout Ted Benoit qui est à
l’initiative de cette orientation extrêmement ironique. Il faut se rappeler que
Ted Benoit est issu de la Nouvelle Ligne Claire parisienne, aux côtés de
Floc’h, Serge Clerc et Yves Chaland, et le dessinateur avoue lui-même que ce
groupe était autant adoré que détesté dans les années 80 à cause d’une point
commun autre que celui du style (mais qui lui était complémentaire) : une
ironie très référentielle et non moins mordante. Ainsi, Benoit est à
l’initiative du décalque de l’intrigue de L’Affaire
Francis Blake sur le classique britannique d’Alfred Hitchcock, la matrice
de son cinéma du faux-coupable qu’il ne cessera d’explorer ensuite dans
toute sa filmographie ou presque : Les 39
Marches. Il est difficile alors de ne pas penser au travail de Brian de
Palma qui dispose des mêmes références et de cette singulière ironie permettant
de multiples niveaux de lecture.
Le voyage des deux héros à
travers toute l’Angleterre jusqu’en Ecosse, entre fuite et traque, reprend ainsi
les grands lignes des 39 Marches,
mais en les pervertissant toutefois légèrement. Un petit détail apparaît comme
pleinement révélateur de la chose. En effet, dans le film des années 30, le
chef du réseau d’espionnage possède une caractéristique physique peu
commune : il lui manque un doigt à une main. Dans la bande dessinée, c’est
très exactement l’inverse, il a un doigt en trop. Cela pourrait paraître
anecdotique, mais ce jeu d’inversion montre bien au contraire toute l’ambition
du retournement et du détournement à l’œuvre dans la bande dessinée, dont les
implications seront nombreuses et particulièrement fascinantes.
Un plan des 39 Marches cité dans L'Affaire : non seulement on remarque un doigt en trop là où il devait y en avoir un en moins, mais en plus l'image a été retournée... |
De plus, Blake n’est pas un
faux-coupable malgré lui, comme c’est le cas chez Hitchcock, c’est un leurre,
il joue la comédie, il se fait passer pour un traitre pour mieux démasquer le
vrai coupable. Alors qu’il était confondu par sa photographie, la lumière du projecteur
figurait presque une poursuite, cet éclairage caractéristique qu’on retrouve
sur les scènes de théâtre. Le procédé apparaît déjà à de multiples reprises
chez Jacobs, mais jamais pour en montrer l’artificialité, sa nature
illusionniste. Van Hamme et Benoît détournent alors la scénographie jacobsienne
pour en faire une espèce de commentaire ironique : tout cela n’est qu’un
jeu, ce n’est que du théâtre. Blake joue donc la comédie, c’est un traitre pour
de faux, il reste plus que jamais fidèle à lui-même. Le héros apparaît dès lors
comme le reflet des deux auteurs, comme s’il leur tendait un miroir inversant
les valeurs : en ce qui les concerne, ils jouent la reprise fidèle pour de
faux, il s’agit au contraire de véritables « traitres ».
Fausses pistes
Le malin plaisir que prennent le
dessinateur et le scénariste à nous conduire dans le récit à travers les nombreuses
fausses pistes en est révélateur : le coup de feu tiré par Blake et qui
manque de peu son poursuivant et néanmoins complice de la supercherie nous
amène à croire à la réalité de sa trahison, et lorsque Mortimer saute de la
falaise et qu’à la case suivante l’océan est éclaboussé par sa chute, on croit
réellement qu’il a plongé, alors qu’à chaque fois il n’en est rien. En bravant
ainsi la vraisemblance au profit du coup de théâtre, les deux auteurs nous
trompent constamment. Ils ne représentent pas la réalité du récit, mais lâchent
au contraire une multitude de leurres, d’images trompeuses et d’entre deux
cases frauduleux. L’image est finalement convoquée pour nous égarer, elle ne
fait que nous mentir. La bande dessinée elle-même trahit dès lors son lecteur
en même temps qu’elle brouille les pistes pour les personnages de son récit.
De cette façon, Benoit et Van
Hamme s’approprient littéralement un échange de répliques révélateur entre le
colonel Cartwhright et Mortimer au début de l’histoire : alors que le
premier assure que l’expérience lui a « appris à ne jamais [se] fier aux
apparences » et que « les faits sont là, indubitables », le
second rétorque que « les faits aussi peuvent n’être qu’apparence ».
Tel est le programme affiché de la bande dessinée, créée comme un jeu de piste
entre apparence et vérité, entre faux-semblant et réalité, entre reprise
dévouée et reprise détournée.
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