À LA LOUPE :
DICK HERISSON : L'OPERA MAUDIT
de DIDIER SAVARD
Avertissement : Ce texte est la version intégrale d'un commentaire de planche paru dans la revue en ligne Neuvième Art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article576
La série « Dick
Hérisson » de Didier Savard repose sur un équilibre sensible entre le récit
policier et l’atmosphère fantastique. En cela, elle peut se lire comme un vibrant
hommage à la littérature feuilletonesque de la fin du XIXème et de la première
moitié du XXème siècle, en particulier à Gaston Leroux, mais aussi et surtout à
l’auteur belge Jean Ray, créateur du fameux Harry Dickson, dont le personnage
de Savard est d’ailleurs l’anagramme phonétique.
La quatrième planche de l’album L’Opéra Maudit est totalement
représentative de la chose. Le détective a été conduit en pleine mer par un
pécheur à l’endroit où ce dernier a découvert un cadavre décapité. Peu à peu
les prémisses de l’enquête policière se teintent de surnaturel : Dick
Hérisson aperçoit une île au large et apprend par son guide qu’elle est apparue
là où auparavant il n’y avait rien, qu’elle est évitée comme la peste, et qu’elle
est nommée « île aux sirènes » en raison des chants mystérieux qu’on
y entend. Le brouillard se lève alors brusquement et oblige le pêcheur à passer
à proximité… Ainsi les superstitions populaires et les éléments atmosphériques inquiétants
sont-ils réunis pour créer une ambiance irréelle, propice à l’angoisse et au
mystère.
Le brouillard est un lieu commun
du fantastique. En diminuant la perception visuelle, il instaure un climat
d’insécurité et d’indétermination ; personnage et lecteur sont alors
plongés dans l’incertitude autant quant à l’éventuelle survenue d’un danger
invisible qu’à la réalité de ce qui arrive. Ici le péril se réalise pleinement
puisque sans le savoir le marin a fait route droit vers les récifs de l’île.
Les rochers surgissent du brouillard trop tard pour être évités, provoquant le
naufrage du bateau. La péripétie ainsi mise en scène dans la planche rend
parfaitement compte de la confusion et de l’indétermination du décor. Les
traits anguleux des vaguelettes se mêlent presque aux lignes arrondies
représentant la brume, les uns répondant
aux autres pour créer une impression de flottement dans l’image. Même quand le
héros a réussi à sauver le pêcheur de la noyade et qu’il évolue difficilement
parmi les rochers, ce sentiment subsiste, surtout à la dernière case de la
planche dans laquelle la limite entre la mer et le brouillard est indiscernable.
Cette indécision qui se dégage de l’image rappelle alors l’importance du doute,
fondamental à l’incursion du fantastique.
Mais c’est surtout la composition
de la planche elle-même qui contribue à créer ce sentiment de malaise et
d’irrationalité. En jetant un coup d’œil sur l’ensemble de la page, on est
frappé par le désordre qu’elle manifeste en alternant des cases extrêmement
petites à d’autres beaucoup plus imposantes, installant par cette disproportion
une sorte de labyrinthe visuel pour le lecteur. En effet, il n’est plus
possible de parler ici de « bandes », tant elles sont dénaturées et
décomposées. Ainsi, on pourrait croire que la case initiale ouvre sur une
première bande, mais elle se divise aussitôt en deux autres. De son côté, la deuxième
bande est tronquée en partie, tandis que la dernière empiète sur la
précédente. Au final, toute linéarité y
est considérablement brouillée.
La première case est
particulièrement intéressante, puisqu’elle représente le basculement, le
déséquilibre ; elle montre le bateau dans un angle qui lui ne lui est pas
naturel et même dangereux, forçant Dick Hérisson à passer par-dessus bord. Ce
renversement inaugural conditionne toute la composition du reste de la page,
d’une part parce que c’est lui qui implique le désordre dans la tabularité à
venir, et d’autre part parce qu’il inscrit la planche dans une harmonie
asymétrique. En effet, on est frappé de constater que les trois cases les plus
importantes en taille se succèdent sur une diagonale qui parcourt la planche de
l’angle supérieur à gauche jusqu’à son opposé à droite. Si on trace d’ailleurs
une diagonale de cette sorte sur la planche, elle passe quasi précisément par
l’angle inférieur droit de chacune des trois cases, et même par l’encadrement chaviré
de la cabine du bateau. Ainsi, la dynamique de la planche consiste-t-elle
à la faire basculer vers la droite, dans un mouvement de chute renversée qui
est induit dans la première case. La dernière lui fait alors logiquement écho
en représentant Dick Hérisson (qui tombait dans la première) en équilibre
instable au milieu des rochers et avec des signes manifestes d’étourdissement.
Le héros est déséquilibré parce que la page l’est aussi elle-même dans sa
construction – et la forme de cette ultime case en équerre marque d’ailleurs
son écrasement dans l’asymétrie, principal soutien architectural du reste de la
planche.
Le basculement des personnages en
même temps que celui de la page rend bien évidemment compte du basculement dans
le surnaturel, c’est-à-dire encore une chute dans l’irrationalité : car en
s’aventurant dans l’île pour chercher du secours, Dick Hérisson découvrira plus
d’une chose étonnante, parmi lesquelles le fameux Opéra Maudit.
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