(Attention : ce texte fait partie d'un
ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il
peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un
caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une
continuité.)
LE GESTE ET LA PAROLE - 2
Au commencement il n'y avait rien
N'a-Qu'une-Dent-Mais-Elle-Est-Tombée-Alors-N'en-A-Plus
Le récit des Cœurs d’acier
d’Yves Chaland s’ouvre donc sur la passivité, un temps d’action vacant,
consacré à l’attente, à patienter en s’occupant comme il est possible, et en
l’occurrence grâce à un dérivatif particulièrement savoureux pour notre
propos : la lecture. Chez Tintin aussi, il s’agit souvent d’un journal,
grâce auquel un fait divers est porté à la connaissance du héros (et du
lecteur) – mais avec Chaland, il ne s’agit que d’un vulgaire magazine. Qu’importe,
puisqu’à chaque fois la lecture est à l’origine de l’action, au sens littéral,
mais aussi figuré, symbolique : la première case signe alors bel et bien
la rencontre entre l’univers de la bande dessinée et son lecteur, le point de
convergence par lequel et à partir duquel débute la lecture. Quand elle la met
en scène de cette façon dès la première case, la bande dessinée intériorise en
abyme la lecture qui représente son acte de naissance, comme si elle voulait
nous rappeler que tout commence ainsi : par un livre qu’on ouvre et qu’on
parcourt. Avant, juste avant, il n’y a rien.
En bande dessinée, une des plus étranges caractéristiques semble donc
être cette absence de préexistence à la lecture, ce vide originel dont semble
être extraite chaque première case. Ce constat peut s’étendre à la condition
même des héros de bande dessinée. Car malgré un corpus d’une grande diversité,
il semble qu’un trait commun se dégage des bandes dessinées classiques :
un reniement, une biffure, une élision, un abandon pur et simple du passé des
personnages qu’elles mettent en scène. Que sait-on de l’histoire de Tintin, de
ses origines, de sa famille, de son éducation ? Qu’était le village
d’Astérix avant d’être celui d’indéfectibles gaulois ? A quand remonte la
grande camaraderie que se portent Blake et Mortimer, la miliaire et le scientifique
que rien ne supposait réunir tout d’abord ? N’ont-ils pas, eux non plus,
de famille proche ? A peine sait-on pourquoi Spirou est constamment
affublé d’un si peu discret costume de groom… Gaston lui-même semble sortir de
nulle part, et longtemps d’ailleurs il n’a eu d’autre vie que celle contenue
entre les murs du Journal de Spirou – c’est-à-dire, par un lien métonymie
symbolique, du microcosme au macrocosme, la bande dessinée elle-même. Il n’est
d’ailleurs jamais question de filiation dans ces albums, tout juste fait-on
référence à quelques grands aïeux éloignés (Haddock dans Le Secret de La Licorne) et autres grands oncles au troisième degré
(Fantasio dans L’Héritage), et encore
cela ne concerne-t-il que les seconds couteaux, car sinon les grands héros de
bande dessinée se font un honneur de ne pas avoir de famille et surtout pas de
parents. Et même du côté des comics outre-Atlantique et de leurs super-héros,
il semblerait que la filiation, ou plutôt la filiation tronquée, représente la
nécessité même de leur existence : Spiderman et Superman sont tous les
deux orphelins, et c’est la perte de leur père de substitution qui les engage
sur la voie de la justice masquée, tandis que Bruce Wayne doit l’identité du
Batman au meurtre de ses parents sous ses yeux…
Tout cela ne pourrait être qu’une accumulation de coïncidences, que la
bande dessinée des années 80 et 90 n’a eu de cesse qu’elle ne les ait reniées,
d’ailleurs, inventant des jeunesses aux personnages les plus emblématiques (« La
Jeunesse de Blueberry », « Le Petit Spirou », etc.) jusqu’à en
faire récemment la prétexte à la réinvention du héros accompagnée d’une
démarche réflexive plus profonde (c’est la cas, bien sûr, du très fameux Spirou, Le Journal d’un ingénu d’Emile
Bravo). Toujours est-il que ces coïncidences, on pourrait certes les expliquer
par une certaine paresse du genre à complexifier ses personnages, car après
tout on a déjà fait remarquer que la bande dessinée se caractérisait par une
grande simplicité (apparente, en tout cas). Cependant, cet acharnement à inscrire
les personnages dans une instantanéité à laquelle rien ne précède peut révéler
une intention plus profonde : comme s’il était en effet nécessaire de
préserver les créatures de papier des contingences du réel, de ne donner
presque aucun repère quant à leur extraction rationnelle, pour finalement les
ancrer dans une émanation d’imaginaire pur, une incarnation dans l’image du
seul travail de l’auteur et de personne d’autre, et pour cette raison-même issue
de nulle part : en somme, un pur fantasme aux contours bien dessinés.
Alors, ces personnages n’ont pas d’autre existence en dehors du geste créateur
du dessinateur auquel rien ne semble avoir préexisté. L’acte de naissance des
héros de bande dessinée réside donc dans son entrée dans le champ de
représentation de l’image, de même que la bande dessinée elle-même naît à la
première case sous le regard du lecteur.
Or, une
caractéristique commune se dégage à partir de Tintin, Spirou et N’a-Qu’une-Dent-Mais-Elle-Est-Tombée-Alors-N’en-A-Plus :
le sentiment que la bande dessinée correspond à l’expression proverbiale « joindre
le geste à la parole ». Pour le sorcier de Goscinny et Uderzo, le geste,
ou encore la figure, l’apparence, l’image, la représentation, est altérée en
même temps que la parole (le nom) qui lui est associée. Dans ce cas, la parole
a suivi l’impulsion de l’image qui avait été modifiée. Pour Spirou, c’est l’inverse :
tout commence par une parole, le constat d’un retard annoncé, aussitôt rattrapée
par l’image qui se trouve au rendez-vous (la sonnerie de la porte d’entrée). La
bande dessinée revient donc à joindre le geste à la parole, c’est-à-dire à concrétiser
un imaginaire en attente de réalisation.
à suivre...
Pour plus de renseignements sur Oumpah-Pah, rendez-vous sur le site officiel des Editions Albert-René:
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