(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)
LE GESTE ET LA PAROLE - 1
Au
commencement, il n’y avait rien
Allons ! Debout !
Paresseux !... Il est temps !
Il existe quelque chose de problématique dans la
bande dessinée qui conduit à ne la considérer qu’avec circonspection, soit pour
s’interroger sur son mécanisme, son charme, ou son mystère ; soit au
contraire pour s’en méfier, soupçonnant une platitude intellectuelle égale à la
platitude des images qu’elle donne à voir. En fait, la bande dessinée est
singulière et évidente, et c’est cette singularité et cette évidence mêmes qui
posent problème. Quand on lit un livre, un roman, ou une nouvelle, l’univers de
l’auteur, son style, sa vision, ses personnages, leurs caractéristiques se
bâtissent au fil des pages. Ils s’élaborent dans la durée, dans la continuité. On
a d’ailleurs coutume de dire que ce n’est qu’au bout de trente pages qu’un
livre se laisse apprivoiser, dans le cas d’un roman, et que c’est sur ce large
seuil, sous cet imposant parvis que se joue l’entrée du lecteur, qu’il décide
si oui ou non il va plus loin ou s’il abandonne (si c’est son genre). Dans une
bande dessinée, il ne faut qu’un coup d’œil, un clin d’œil seulement, car la
première case suffit à faire naître la vision du dessinateur, et aussitôt le
lecteur est plongé dans un ailleurs graphique complétement coupé du réel, une
diégèse qui vient exploser à la surface de la page comme une bulle à la surface
de l’eau, et qui contient en elle déjà tout le monde renfermé dans les
profondeurs du récit. C’est l’émergence spontanée de cette vision qui rend la
bande dessinée à la fois si mystérieuse et si simple, si digne d’intérêt et si
suspecte.
Ce qui frappe donc, quand on ouvre une bande
dessinée, et en particulier une bande dessinée classique (et il faut entendre
par classique cet espèce d’âge d’or que représente la grande époque de l’école
franco-belge, à peu près marquée par la ligne claire), c’est le sentiment que
rien ne semble avoir préexisté avant, comme si ce monde avait éclos sous
les yeux du lecteur aussitôt qu’il les avait posés sur lui. D’ailleurs, les
débuts in medias res dans la bande dessinée classique sont très rares, pour ne
pas dire inexistants. Combien de premières cases des aventures de Tintin, par
exemple, où l’on voit le protagoniste ne rien faire, se promener, ou même
s’apprêtant seulement à sortir ? « Sortir » n’étant finalement
que son entrée sur la scène des péripéties, le premier pas du globe-trotter
dans le monde, la recherche de l'aventure au coin de la rue. Avant ces cases, il n’y a rien, et dans ces cases, on voit le
rien se prolonger un peu, on surprend le personnage tout à fait vierge du récit
qui va être développé. Et lorsque la bande dessinée ne s'ouvre pas sur l'inactivité du héros, sur l’hyperactif à la houppette occupé à ne rien faire, comme dans L’Oreille Cassée où la première planche
représente le vol du fétiche dans le musée ethnographique, le personnage semble
être conscient du retard qu’il a pris sur le récit : « Allons,
debout, paresseux, il est temps de se lever ! » dit-il à Milou au début de la deuxième planche. Tintin n'apparaît qu'après le commencment de l'histoire, alors "il est [plus que] temps" de la prendre en chemin, comme
s’il fallait rattraper le temps perdu, comme si son réveil n’avait pas été
synchrone avec l’éveil de la bande dessinée elle-même, comme si cela n'était pas naturel. Symboliquement, en s'ouvrant par le vol du fétiche, l'aventure se dérobe à Tintin, comme si on lui avait "volé" son entrée en scène. En somme, cette exception dans la grammaire hergéenne met en évidence le rôle habituel de la première case : elle doit fonctionner comme si elle ne devait pas posséder d’antériorité, comme si elle ne devait pas avoir d’ « avant » :
elle est la manifestation spontanée de l’univers, la naissance du monde
représenté autant que celle du récit – auparavant, tout cela est en sommeil.
Cette synchronie entre la première case lue / vue
/ parcourue, l’apparition du héros et le début de l’histoire, on la retrouve
curieusement évoquée dans la relecture inachevée des aventures de Spirou (autre
incunable classique de la bande dessinée) par Yves Chaland, le fameux Cœurs d’acier, paru en 1990. Afin de coller avec
l’esprit vintage et ironique de l’entreprise, la bande dessinée est découpée en
strips de deux bandes, chaque fois introduits par l’intitulé de la série et un
résumé de l’épisode précédent. Pour le premier strip, celui qui ouvre donc
l’aventure, la mise en situation est sommaire, et elle n’insiste que sur l’absence
qui a précédé la première case : « Après tant d’années, voici à
nouveau… les aventures de Spirou ». Rien ne préexiste donc à ce nouvel
épisode qu’une longue ellipse, un long blanc, un vide, un rien d’où l’on voit d’ailleurs
s’extraire Spirou, Fantasio, Spip et le style graphique propre à Chaland,
rappelant en la renouvelant le meilleur du style atome des années 50 : en
effet, cette introduction chaque fois réitérée ne possède pas d’encadrement,
seulement un épais surlignage de l’angle inférieur gauche, et le dessinateur
représente alors bel et bien les personnages à la lisière du blanc de la page
et du noir du trait, au bord du vide, dans un no man’s land qui n’est pas
encore le récit, qui n’est pas encore une case… Ce sont les coulisses de la
bande dessinée, et les héros attendent d’entrer en scène.
Et ce que représente la première case du récit,
c’est précisément l’attente, car Spirou n’y fait rien d’autre que patienter
assis dans un fauteuil, un magazine à la main. Une fois de plus, le récit
s’ouvre sur le personnage en pleine inactivité, comme s’il attendait le début
de l’histoire pour se mettre en marche, pour reprendre une vie moins végétative.
D’ailleurs, dans cette case, il s’adresse à Spip, pour une réplique hautement
significative, comme on va le voir, et le petit écureuil, au milieu de la
pièce, semble surpris par la prise de parole de son maître, comme s’il avait
perdu l’habitude de l’entendre parler : il est retourné vers Spirou, avec
un léger mouvement de recul, les bras écartés… Celui-ci dit, donc, en regardant
sa montre : « Spip, dans 15 secondes, Fantasio sera en retard… »
Spirou se signale donc bel et bien en train d’attendre quelque chose, ou pour
mieux dire quelqu’un, son inséparable compagnon d’aventures : Fantasio.
Mais par l’entremise de Fantasio, c’est le début du récit que Spirou attend,
celui-ci devant commencer dans moins de « quinze secondes »,
autrement dit dès la deuxième case. La coïncidence entre le début du récit et
le rendez-vous qui semble avoir été fixé avec Fantasio fait référence à cet
autre rendez-vous implicite que la première case conclut habituellement avec le
lecteur : Fantasio va être en retard, parce qu’alors que Spirou
l’attendait, le récit a commencé sans lui. Mais presque instantanément, la
sonnerie de la porte retentit (elle est représentée en insert entre la première
et la deuxième case, soulignant la précipitation des actions) :
« Zut ! Voila que cet hurluberlu devient ponctuel ! »
s’exclame le héros en se dirigeant vers la porte pour l’ouvrir, comme s’il
avait perdu son pari, comme s’il n’était pas complétement prêt – et il ne
l’était pas, effectivement, il attendait et ne faisait rien, il ne jouait pas
encore son rôle.
Cependant, ce n’était que le facteur qui livrait
un énorme colis. Cette livraison prend alors le relais de Fantasio dans
l’amorce du récit et des aventures qui vont suivre cet élément
perturbateur : il y a d’ailleurs transfert d’identité entre l’un et
l’autre dans la réplique que profère Spirou en forme d’hypothèse :
« Spip, croirais-tu Fantasio assez loufoque pour s’enfermer dans cette
caisse et se faire expédier comme un vulgaire colis ?! ». La caisse
ne renferme néanmoins pas de Fantasio, mais un robot particulièrement
agressif : le récit était à l’heure, la première péripétie s’est
manifestée aussitôt qu’il avait commencé, et le personnage, à peine sorti de la
torpeur passive de l’attente, y a été confronté. Le choix d’un robot n’est pas
hasardeux de la part du dessinateur (qui n’a pas l’habitude de laisser place au
hasard), car il fait référence à l’une des premières aventures de Spirou réalisée
par Franquin, modèle assumé de l’entreprise : Radar le Robot (1948) – le récit devient alors celui du recommencement,
repartant sur les bases d’un topos classique (pour la série comme pour la
bande dessinée de manière générale) : l’automate incontrôlable. La démarche se
fait alors plus retorse qu’on ne le croirait à la base : il ne s’agit pas
tant de la mise en abyme du style de Franquin et de son héros dans le geste
résurrectionnel de Chaland, que celle du récit lui-même qui s’ouvre en faisant
ouvrir à Spirou la boîte de Pandore des catastrophes, leur imbrication
enchevêtrée rappelant les poupées gigognes. En plus de s’inscrire dans une
forme de tradition, ce motif permet encore de rapprocher le mécanisme de la
bande dessinée de celui de l’androïde, simulacre inanimé, en veille, éteint,
qui soudain se met en marche sous les yeux de Spirou / sous les yeux du
lecteur. Chaland représente alors le récit de bande dessinée comme un colis à
ouvrir, une boîte-surprise qui délivre son mystère sitôt qu’on y a jeté un œil,
qui se met en marche et qui vous saute au visage pour ne plus vous lâcher… A
chaque bande dessinée, c’est la même chose : on déballe une livraison tant
attendue et dont rien ne laisse présager le contenu ; le mécanisme
s’enclenche dès qu’on ouvre l’album, la machine à images se réveille, et Dieu
seul sait quand elle nous abandonnera.
Pour ma part, elle continue de me poursuivre.
Pour plus d'informations sur les titres évoqués dans ce texte, merci de vous diriger vers les liens suivants :
Hergé, L'Oreille Cassée :
http://bd.casterman.com/albums_detail.cfm?id=4715&categID=1216
Yves Chaland, Coeurs d'acier :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/2857/fantasio_et_le_fantome_et_4_autres_aventures.html
http://www.champaka.be/les-livres-313
Franquin, Radar le Robot :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/1075/radar_le_robot.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire