vendredi 22 juin 2012

Le Geste et la Parole - 1 : Au commencement il n'y avait rien

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

LE GESTE ET LA PAROLE - 1
Au commencement, il n’y avait rien



Allons ! Debout ! Paresseux !... Il est temps !

Il existe quelque chose de problématique dans la bande dessinée qui conduit à ne la considérer qu’avec circonspection, soit pour s’interroger sur son mécanisme, son charme, ou son mystère ; soit au contraire pour s’en méfier, soupçonnant une platitude intellectuelle égale à la platitude des images qu’elle donne à voir. En fait, la bande dessinée est singulière et évidente, et c’est cette singularité et cette évidence mêmes qui posent problème. Quand on lit un livre, un roman, ou une nouvelle, l’univers de l’auteur, son style, sa vision, ses personnages, leurs caractéristiques se bâtissent au fil des pages. Ils s’élaborent dans la durée, dans la continuité. On a d’ailleurs coutume de dire que ce n’est qu’au bout de trente pages qu’un livre se laisse apprivoiser, dans le cas d’un roman, et que c’est sur ce large seuil, sous cet imposant parvis que se joue l’entrée du lecteur, qu’il décide si oui ou non il va plus loin ou s’il abandonne (si c’est son genre). Dans une bande dessinée, il ne faut qu’un coup d’œil, un clin d’œil seulement, car la première case suffit à faire naître la vision du dessinateur, et aussitôt le lecteur est plongé dans un ailleurs graphique complétement coupé du réel, une diégèse qui vient exploser à la surface de la page comme une bulle à la surface de l’eau, et qui contient en elle déjà tout le monde renfermé dans les profondeurs du récit. C’est l’émergence spontanée de cette vision qui rend la bande dessinée à la fois si mystérieuse et si simple, si digne d’intérêt et si suspecte.



Ce qui frappe donc, quand on ouvre une bande dessinée, et en particulier une bande dessinée classique (et il faut entendre par classique cet espèce d’âge d’or que représente la grande époque de l’école franco-belge, à peu près marquée par la ligne claire), c’est le sentiment que rien ne semble avoir préexisté avant, comme si ce monde avait éclos sous les yeux du lecteur aussitôt qu’il les avait posés sur lui. D’ailleurs, les débuts in medias res dans la bande dessinée classique sont très rares, pour ne pas dire inexistants. Combien de premières cases des aventures de Tintin, par exemple, où l’on voit le protagoniste ne rien faire, se promener, ou même s’apprêtant seulement à sortir ? « Sortir » n’étant finalement que son entrée sur la scène des péripéties, le premier pas du globe-trotter dans le monde, la recherche de l'aventure au coin de la rue. Avant ces cases, il n’y a rien, et dans ces cases, on voit le rien se prolonger un peu, on surprend le personnage tout à fait vierge du récit qui va être développé. Et lorsque la bande dessinée ne s'ouvre pas sur l'inactivité du héros, sur l’hyperactif à la houppette occupé à ne rien faire, comme dans L’Oreille Cassée où la première planche représente le vol du fétiche dans le musée ethnographique, le personnage semble être conscient du retard qu’il a pris sur le récit : « Allons, debout, paresseux, il est temps de se lever ! » dit-il à Milou au début de la deuxième planche. Tintin n'apparaît qu'après le commencment de l'histoire, alors "il est [plus que] temps" de la prendre en chemin, comme s’il fallait rattraper le temps perdu, comme si son réveil n’avait pas été synchrone avec l’éveil de la bande dessinée elle-même, comme si cela n'était pas naturel. Symboliquement, en s'ouvrant par le vol du fétiche, l'aventure se dérobe à Tintin, comme si on lui avait "volé" son entrée en scène. En somme, cette exception dans la grammaire hergéenne met en évidence le rôle habituel de la première case : elle doit fonctionner comme si elle ne devait pas posséder d’antériorité, comme si elle ne devait pas avoir d’ « avant » : elle est la manifestation spontanée de l’univers, la naissance du monde représenté autant que celle du récit – auparavant, tout cela est en sommeil.



Cette synchronie entre la première case lue / vue / parcourue, l’apparition du héros et le début de l’histoire, on la retrouve curieusement évoquée dans la relecture inachevée des aventures de Spirou (autre incunable classique de la bande dessinée) par Yves Chaland, le fameux Cœurs d’acier, paru en 1990. Afin de coller avec l’esprit vintage et ironique de l’entreprise, la bande dessinée est découpée en strips de deux bandes, chaque fois introduits par l’intitulé de la série et un résumé de l’épisode précédent. Pour le premier strip, celui qui ouvre donc l’aventure, la mise en situation est sommaire, et elle n’insiste que sur l’absence qui a précédé la première case : « Après tant d’années, voici à nouveau… les aventures de Spirou ». Rien ne préexiste donc à ce nouvel épisode qu’une longue ellipse, un long blanc, un vide, un rien d’où l’on voit d’ailleurs s’extraire Spirou, Fantasio, Spip et le style graphique propre à Chaland, rappelant en la renouvelant le meilleur du style atome des années 50 : en effet, cette introduction chaque fois réitérée ne possède pas d’encadrement, seulement un épais surlignage de l’angle inférieur gauche, et le dessinateur représente alors bel et bien les personnages à la lisière du blanc de la page et du noir du trait, au bord du vide, dans un no man’s land qui n’est pas encore le récit, qui n’est pas encore une case… Ce sont les coulisses de la bande dessinée, et les héros attendent d’entrer en scène.



Et ce que représente la première case du récit, c’est précisément l’attente, car Spirou n’y fait rien d’autre que patienter assis dans un fauteuil, un magazine à la main. Une fois de plus, le récit s’ouvre sur le personnage en pleine inactivité, comme s’il attendait le début de l’histoire pour se mettre en marche, pour reprendre une vie moins végétative. D’ailleurs, dans cette case, il s’adresse à Spip, pour une réplique hautement significative, comme on va le voir, et le petit écureuil, au milieu de la pièce, semble surpris par la prise de parole de son maître, comme s’il avait perdu l’habitude de l’entendre parler : il est retourné vers Spirou, avec un léger mouvement de recul, les bras écartés… Celui-ci dit, donc, en regardant sa montre : « Spip, dans 15 secondes, Fantasio sera en retard… » Spirou se signale donc bel et bien en train d’attendre quelque chose, ou pour mieux dire quelqu’un, son inséparable compagnon d’aventures : Fantasio. Mais par l’entremise de Fantasio, c’est le début du récit que Spirou attend, celui-ci devant commencer dans moins de « quinze secondes », autrement dit dès la deuxième case. La coïncidence entre le début du récit et le rendez-vous qui semble avoir été fixé avec Fantasio fait référence à cet autre rendez-vous implicite que la première case conclut habituellement avec le lecteur : Fantasio va être en retard, parce qu’alors que Spirou l’attendait, le récit a commencé sans lui. Mais presque instantanément, la sonnerie de la porte retentit (elle est représentée en insert entre la première et la deuxième case, soulignant la précipitation des actions) : « Zut ! Voila que cet hurluberlu devient ponctuel ! » s’exclame le héros en se dirigeant vers la porte pour l’ouvrir, comme s’il avait perdu son pari, comme s’il n’était pas complétement prêt – et il ne l’était pas, effectivement, il attendait et ne faisait rien, il ne jouait pas encore son rôle.






Cependant, ce n’était que le facteur qui livrait un énorme colis. Cette livraison prend alors le relais de Fantasio dans l’amorce du récit et des aventures qui vont suivre cet élément perturbateur : il y a d’ailleurs transfert d’identité entre l’un et l’autre dans la réplique que profère Spirou en forme d’hypothèse : « Spip, croirais-tu Fantasio assez loufoque pour s’enfermer dans cette caisse et se faire expédier comme un vulgaire colis ?! ». La caisse ne renferme néanmoins pas de Fantasio, mais un robot particulièrement agressif : le récit était à l’heure, la première péripétie s’est manifestée aussitôt qu’il avait commencé, et le personnage, à peine sorti de la torpeur passive de l’attente, y a été confronté. Le choix d’un robot n’est pas hasardeux de la part du dessinateur (qui n’a pas l’habitude de laisser place au hasard), car il fait référence à l’une des premières aventures de Spirou réalisée par Franquin, modèle assumé de l’entreprise : Radar le Robot (1948) – le récit devient alors celui du recommencement, repartant sur les bases d’un topos classique (pour la série comme pour la bande dessinée de manière générale) : l’automate incontrôlable. La démarche se fait alors plus retorse qu’on ne le croirait à la base : il ne s’agit pas tant de la mise en abyme du style de Franquin et de son héros dans le geste résurrectionnel de Chaland, que celle du récit lui-même qui s’ouvre en faisant ouvrir à Spirou la boîte de Pandore des catastrophes, leur imbrication enchevêtrée rappelant les poupées gigognes. En plus de s’inscrire dans une forme de tradition, ce motif permet encore de rapprocher le mécanisme de la bande dessinée de celui de l’androïde, simulacre inanimé, en veille, éteint, qui soudain se met en marche sous les yeux de Spirou / sous les yeux du lecteur. Chaland représente alors le récit de bande dessinée comme un colis à ouvrir, une boîte-surprise qui délivre son mystère sitôt qu’on y a jeté un œil, qui se met en marche et qui vous saute au visage pour ne plus vous lâcher… A chaque bande dessinée, c’est la même chose : on déballe une livraison tant attendue et dont rien ne laisse présager le contenu ; le mécanisme s’enclenche dès qu’on ouvre l’album, la machine à images se réveille, et Dieu seul sait quand elle nous abandonnera.

   

Pour ma part, elle continue de me poursuivre.




Pour plus d'informations sur les titres évoqués dans ce texte, merci de vous diriger vers les liens suivants :
Hergé, L'Oreille Cassée :
 http://bd.casterman.com/albums_detail.cfm?id=4715&categID=1216
Yves Chaland, Coeurs d'acier :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/2857/fantasio_et_le_fantome_et_4_autres_aventures.html
http://www.champaka.be/les-livres-313
Franquin, Radar le Robot :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/1075/radar_le_robot.html

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