mercredi 11 juillet 2012

Le Geste et la Parole - 3 : Au commencement il n'y avait rien

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)
LE GESTE ET LA PAROLE - 3
Au commencement il n'y avait rien
Joindre le geste à la parole

Joindre le geste à la parole : une définition possible de la bande dessinée ? Plutôt une métaphore, une image à laquelle on pourrait assimiler les mécanismes qui président au Neuvième Art. Ce que cette formule possède de réductrice, au niveau sémiologique, par exemple, où l’on préfère parler de signifiants et de signifiés, de référents et de référés, elle le compense par la vision qu’elle propose – une vision au sens deleuzien : une façon de considérer ce qui est créé, mais aussi une façon de le créer. L’expression possède alors un usage double qui consiste à appliquer une lecture dichotomique à la bande dessinée, dans laquelle les mots se mêlent aux images pour créer ce discours si spécifique. Mais avant d’aller plus loin, il faudrait définir précisément ce que sont le geste et la parole. 
 
 
La parole, c’est le langage, c’est le discours : autrement dit, c’est le récit. Même dans la plus muette des bandes dessinées, dans le plus silencieux des romans graphiques, même quand les récitatifs n’éclairent pas systématiquement par les mots le plafond de la case (comme ils le font chez Jacobs, par exemple), même quand les phylactères se sont envolés par-delà la vignette, il existe une parole sourde, celle du récit, celle de l’histoire qui court entre les interstices du dessin, d’un cadre à l’autre, bondissant de vignettes en vignettes, saturant l’espace du plus envoûtant des bavardages : la narration.
 
 
Le geste, c’est l’image. C’est le dessin, dans les deux sens du terme : d’abord le dessin qui est fait, le travail du dessinateur qui se plie à la volonté de la parole pour la rendre visible, et puis justement le dessin que l’on voit, que l’on regarde, cette balise sur le chemin de la fiction. Le geste, c’est donc à la fois le geste créateur, celui d’Hergé, de Chaland ou d’Uderzo, et aussi le geste représenté, la forme donnée aux événements, aux décors, et aux personnages.
 
 
On pourrait imaginer dès lors un alchimiste des signes rêver d’une fusion hermaphrodite entre le geste et la parole, d’une alliance de la perfection figurative de l’un à l’idéal narratif de l’autre. Et cette rêverie est d’autant plus réjouissante que sous couvert d’une simplicité réductrice et peut-être méprisable, sous les oripeaux de l’expression populaire « joindre le geste à la parole » se love une complexité qui se retourne sans cesse sur elle-même. En effet, dans la logique de la bande dessinée, « joindre le geste à la parole » revient à dire que le geste se redouble par la parole et inversement, et que l’un et l’autre se tendent pour ainsi dire un miroir : la parole s’investissant dans les signes du geste, et le geste saisissant la parole fluctuante. Et il faut dès lors s’imaginer ce qui se passe quand deux miroirs se font face : l’image, ou plutôt les images se dédoublent et se redoublent à l’infini (d’autant que le dispositif qui préside au geste et à la parole est lui-même un redoublement du réel).







C’est précisément toute la pertinence d’une entreprise comme celle de Marc-Antoine Mathieu dans 3 Secondes : aucun texte n’est présent dans ce livre extraordinaire, et pourtant plusieurs récits se chevauchent par la grâce de la réfraction figurative, les images renvoyant les unes aux autres, bondissant de l’une à l’autre, se réfléchissant l’une dans l’autre à travers un zoom excavant les moindres détails de la représentation. L’idée de redoublement et de dédoublement se situe donc au centre de cette fabuleuse et fort symbolique bande dessinée, la parole du récit étant à extraire du mouvement même de l’image – joindre le geste à la parole, ici, c’est donc se contenter de scruter l’image dans ses moindres détails, d’aller toujours plus loin dans les grossissements croisés pour tirer de ce geste la trame d’un réseau de paroles d’abord parasites, et au final miraculeusement harmonieuses. Le geste du dessin ne se contente pas alors de créer une image (ou des images), mais il montre ce que raconte l’image : le geste créateur (la représentation) et le geste représenté (le mouvement du zoom) n’ont pas d’autre but que celui de produire une parole narrant une masse d’événements concordant autour de trois petites secondes. Le récit cesse lorsque l’image devient stérile, lorsque le reflet devient aveugle, au moment où il n’y a plus d’histoire à rendre compte. La parole se tait quand le geste est amputé de toutes résonnances, quand il ne renvoie plus à rien d’autre que le vide.




 
Notre objectif sera de mettre en lumière les occasions où le geste et la parole parviennent à amener la bande dessinée à un éternel retour sur elle-même, sur ce qui la fonde, sur le monde et ses représentations. Au même titre que l’absence de préexistence à la première case (dont les 3 Secondes de Mathieu se faisait un éminent représentant, la première image mettant neuf cases à s’extraire du néant de la ténèbre graphique), il semble d'ailleurs que le dédoublement et le redoublement soient le propre de la bande dessinée, de sa mythologie et de ses héros. Dans un mouvement schizophrénique qui leur est caractéristique, les Tintin et Spirou évoqués plus tôt s’adressaient à leur animal de compagnie, lesquelles, même s’ils possèdent un caractère bien trempé, ne sont finalement qu’une projection d’eux-mêmes, utiles pour extérioriser certaines de leurs pensées et réflexions – et n’est-ce pas ce qu’on appelle au théâtre la double énonciation ? (Ces animaux auront aussi pour rôle de doubler le récit de leurs commentaires, souvent mécontents et moralisateurs…)


 



A une autre échelle, les héros de bande dessinée fonctionnent par ailleurs sur le mode du binôme, du duo qui se redouble l’un l’autre : Blake et Mortimer, Spirou et Fantasio, Johan et Pirlouit, Chesterfield et Blutch, Jack et Sammy, Valérian et Laureline, Tintin et Haddock (mais aussi tous ses avatars : Tchang, Zorino, etc.) – la liste est longue. Et à cela, il faudrait ajouter les dédoublements propres aux super-héros américains, des origines (Batman, Superman, Spiderman, etc.) aux créations plus modernes (Swamp-Thing, Concrete, etc.). Bien davantage, d’un point de vue plus structural, lorsqu’on regarde une planche de bande dessinée, on pourra être frappé par la présence multiple du même personnage, constamment répété d’une case à l’autre : des fantômes du même, images spectrales d’un passé à peine entamé et prémonitions des gestes à venir. L’un remplacé par l’autre, perpétuellement. L’une des moindres qualités des « Schtroumpfs » de Peyo est d’ailleurs de pousser cette répétition / dédoublement / redoublement à son paroxysme, puisque la démultiplication du personnage n’est plus le corolaire du découpage séquentiel, le même étant partout dans le champ de l’image – et la popularité de cette géniale création n’est peut-être pas étrangère à l’intégration de cette caractéristique structurale dans l’univers diégétique du récit.

Joindre le geste à la parole, c'est donc tenter d'observer les occasions où la bande dessinée se redouble elle-même. Pardon : les occasions où la bande dessinée se schtroumpfe elle-même.


Pour plus de renseignements sur 3 Secondes et les autres bandes dessinées de Marc-Antoine Mathieu publiée par Delcourt, rendez-vous sur le site de l'éditeur :
http://www.editions-delcourt.fr/3s/index.php?page=home
http://www.editions-delcourt.fr/catalogue/auteurs/mathieu_marc_antoine
Et sur les Schtroumpfs de Peyo :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/s/117/les_schtroumpfs.html
à suivre...

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