A la loupe :
Les Ogres
Christophe Blain et David B.
Ce texte est version longue d'un commentaire de planche mis en ligne sur le site de la revue Neuvième-Art 2.0, à l'adresse suivante :
Les Ogres est le
titre de la deuxième et ultime aventure de Hiram Lowatt & Placido, héros
nés de la rencontre entre David B. et Christophe Blain. Western à la lisière du
surnaturel, qui prend pour cadre inattendu l’Alaska, Les Ogres apparaît surtout comme une exploration saisissante des
limites entre la civilisation et la barbarie. Les deux héros incarnent
d’ailleurs symboliquement chaque pôle : l’un est un journaliste érudit, et
l’autre, un chef indien. Cependant, la frontière n’est pas si nette, et les
apparences sont trompeuses. En effet, à la faveur du récit et de ses
péripéties, on découvrira la vraie nature de chacun, ou du moins les limites
qu’il est prêt à repousser. Surtout, on retrouvera cette dichotomie de manière
encore plus nette chez les meneurs des deux groupes qui s’affrontent au centre
de l’histoire : d’une part le juge, homme policé et figure référente de l’autorité,
symbole de justice, d’impartialité, et de sagesse, et d’autre part le
« Glouton », chef d’une meute indigène appelée « le cœur des
bêtes », inhumain, sauvage et même anthropophage.
Les pistes se brouillent et les rôles se renversent
rapidement. Le juge et ses hommes sont en réalité de vrais barbares – pionniers
d’abord contraints de se nourrir de la chair des hommes, ils poursuivent cet
effroyable régime uniquement parce qu’ils y ont pris goût. Glouton et les cœurs
de bêtes sont quant à eux des indiens forcés à se battre pour survivre, lecteurs
admiratifs des aventures de cow-boys
justiciers et intègres, et qui plus est bons chrétiens ! Même leur
inquiétante apparence anthropomorphique s’explique par les peaux d’animaux
sauvages desquels ils se recouvrent. Ainsi, la bande dessinée joue-t-elle ici
du motif de la poupée gigogne, puisqu’on voit bien alors qu’au cœur des bêtes
se dissimule en fait une profonde humanité. Le juge retourne cette proposition
par l’antinomie, car, en ce qui le concerne, le cœur de l’homme dissimule la
bête.
La dernière planche extraite de la bande dessinée est
empreinte d’une belle mélancolie crépusculaire. En effet, on a dit précédemment
que le renversement des valeurs avait aussi touché le duo Lowatt – Placido, et
que si l’indien gardait une intégrité aussi inflexible que la rigidité de son
maintien, il n’en était pas de même pour le savant journaliste. Séparé de son
ami, traqué par les hommes du juge, perdu au milieu d’une nature hostile et
stérile, on a compris qu’il avait cédé lui-même à l’impensable et qu’il avait
dévoré le Glouton pour survivre. Il revient dès lors bourré d’une rage
bestiale, torturé par le péché qu’il a commis, répercutant son dégoût de
lui-même dans sa haine pour le juge. Telle est le happy end des Ogres,
ambigu et amer. Lowatt n’est plus le même qu’au début de l’album, et il est le
premier à le regretter. Cette planche fait donc logiquement écho à celle qui
ouvrait le récit, dans laquelle on retrouve le même trio de personnages réuni
sur le même pont de bateau. L’une constitue clairement l’envers de
l’autre : d’un côté, on assiste à l’aller du voyage, de l’autre, au
retour ; d’une part, il fait jour, de l’autre, il fait nuit ; dans un
sens, tous les personnages sont souriants et courtois, de l’autre, les ténèbres
recouvrent leur visage d’un masque mélancolique.
La mise en page est à l’image de ce renversement, qu’il
prend au pied de la lettre. Dans la première planche, la case initiale occupait
à peu près le tiers de l’espace en montrant le bateau au milieu des flots,
tandis que la dernière planche se termine sur une case similaire, sauf que là
le point de vue s’est considérablement éloigné de l’embarcation. Dès lors, en
termes de tabularité, ce qui était en haut se retrouve en bas, et inversement. A
cet égard, le motif de l’éloignement joue aussi un rôle important. S’il domine
la dernière planche, c’est pour mieux s’opposer à la première qui, elle, était
construite sur un effet de zoom avant. Ce rapprochement visuel était symbolique
du rapprochement des trois personnages : d’une part Howatt et Placido,
étroitement liés par l’amitié, et d’autre part Howatt et la jeune femme, à
propos desquels les deux dernières cases construites sous le mode d’une espèce
de champ / contrechamp sous-tendaient un désir naissant et réciproque. A la
fin, au contraire, l’éloignement signifie la rupture et l’impossible communion
du journaliste avec les autres, désormais (il leur tourne même le dos) – il
n’est plus des leurs.
Il faut encore remarquer un autre détail intéressant. Au
début du récit, Howatt lisait ses notes à Placido, tandis qu’à la fin il
regrette de ne pouvoir encore faire la lecture à ses compagnons. « Tous
[ses] livres ont brûlé dans l’incendie de l’hôtel », qu’ils ont fui plus
tôt. Telle est l’humanité en cendres du personnage, à l’aune de sa culture et de
son savoir partis en fumée au terme d’un accès de rage aveugle. A cet effet, on
peut d’ailleurs s’attarder sur les petits nuages de vapeur qu’exhale le
personnage en raison du froid : ils apparaissent comme des bulles blanches
informes et vides, vides des mots qu’Howatt voudrait lire à ses amis mais qu’il
ne lira pas. Ces nuages blancs contrastent une fois encore avec le panache de
fumée noire du bateau, rappelant les effluves de l’incendie comme pour relever
l’ambiguïté mélancolique de ce retour. Mais Howatt ajoute néanmoins connaître
« quelques poèmes par cœur ». Ainsi tout espoir n’est pas perdu,
puisque le cœur, comme celui des bêtes, recèle encore des beautés qui survivent
à la sauvagerie et à la destruction. C’est dès lors à la poésie de sauver cette
fin teintée de désespoir. Les deux premières bandes de la planche sont
d’ailleurs construites sur un parallélisme visuel qui n’est pas sans rappeler
la musicalité et le rythme des vers d’un poème.
Dès lors, au-delà des limites et de la claustration qui
composent le motif de ces deux bandes (porte de la cabine, garde-fou du bateau,
silhouette des montagnes), tout un monde réapparaît dans la dernière case – le
monde que le récit avait fini par laisser derrière lui. On retourne donc là où
tout a commencé, dans un silence de deuil qui est peut-être aussi une promesse
– celle de se retrouver un jour soi-même, tel qu’on était avant la tragédie.
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