Notes de lecture :
BILLY BAT TOME 4
Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki
Dialoguer
avec le dessin
Dans le quatrième tome, les questions qu’on a évoquées
précédemment retrouvent une vigueur qui s’était atténuée entre temps (le
personnage de Kevin, figure du dessinateur, est quasi absent du volume 3), et
accentuent cette problématique du rapport au dessin. En effet, plusieurs scènes
sont fondées sur un dialogue entre l’image dessinée et l’image de la réalité,
entre le dessin diégétique du comics qui est au cœur de toutes les convoitises
et le dessin extra-diégétique du manga que nous lisons. Le personnage de Lee
Harvey Oswald cherche à entrer en contact avec Billy Bat, cette mystérieuse
chauve-souris qui semble présider aux destinées de l’humanité, et le seul moyen
qu’il a trouvé consiste à s’adresser à un exemplaire du comics, qui bien sûr
reste muet. Le dialogue entre le personnage et l’image se réalise d’une autre
manière, reposant sur les mécanismes subtils de la mise en abyme graphique :
une case représentant Oswald questionnant la chauve-souris alterne en
contrechamp avec une autre extraite du comics dans laquelle Billy Bat semble
réagir ironiquement au désarroi d’Oswald. Se joue alors une fascinante
conversation entre les différents statuts de l’image, entre les différents
niveaux de lecture, entre la réalité et le dessin, entre le vivant et la
représentation. Tout semble indiquer que le dessin détient un savoir retors, un
secret qui ne peut être percé qu’en se confrontant étroitement à l’image, en
l’interrogeant, constamment.
Plus tard, on verra un échange d’une autre nature avec
le dessin : comme cela avait été déjà le cas dans le tome 2, Billy Bat se
manifeste à Kevin, en incarnation de l’inspiration créatrice, mais plus
tyrannique que la simple muse qu’on s’imagine parfois. Car, ici, ces
manifestations tiennent du harcèlement et font de la vie de Kevin un enfer –
celui-ci en est venu à fuir éperdument son personnage, allant même jusqu’à se
réfugier au milieu de nulle part et surtout dans l’oubli de l’alcool. A la fin
du volume, la créature et le créateur se font de nouveau face, la chauve-souris
en imper apparaissant debout sur une planche encore blanche pour adresser des
mots aussi fermes que bienveillants au dessinateur : « Ça s’est passé
exactement comme je te l’avais dit, non ? […] Allez, au boulot, maintenant.
» Cette injonction pressante révèle le caractère obsessionnel du dessin,
vocation qui n’est plus possible à Kevin de renier, à laquelle il faut au
contraire faire face, et qui l’oblige, par nécessité, à coucher sur le papier
les visions qu’il reçoit. A cet effet, l’apparition de Billy Bat devant Kevin
traduit très exactement l’expression « coucher sur le papier »,
puisque si la chauve-souris détective se tient debout dans toute sa
verticalité, l’ombre projetée de ses ailes déployées s’étend, elle, sur l’horizontalité
de la planche – le symbole du mystérieux animal se dessine déjà sur la page,
comme une projection des intentions obscures qu’il attache à la création
graphique.
Cette obsession du dessin comme sacerdoce quasi
mystique, qui fait passer Kevin pour une sorte d’oracle, s’oppose à l’obsession
désespérée d’Oswald, qui lui n’est pas admis dans le saint des saints, qui
n’est pas capable de saisir le sens de l’image, qui est perdu au milieu du
monde des signes et du simulacre : on apprendra ainsi qu’il n’est qu’une
version parmi d’autres de multiples faux-semblants de lui-même. En cela, il
rappelle les robots de Pluto,
incarnations de l’artefact, du simulacre et de l’artifice, c’est-à-dire des
incarnations du dessin lui-même. Oswald est prédisposé, prédestiné à jouer un
rôle dans le petit théâtre de marionnettes de la chauve-souris, mais seulement
celui de pantin. Oswald, c’est l’homme égaré dans les abymes de la
représentation et de l’illusion, qui ne parvient plus à distinguer le vrai du
faux, à comprendre le sens des images, et qui voit sa vie lui échapper – ce
n’est plus qu’un personnage de papier privé de libre-arbitre. Kevin se situe à
l’opposé de cette hiérarchie : dessinateur, il détient les clés de la
représentation et le pouvoir d’agir sur le réel.
L’ambiguïté de la création
Le quatrième tome est tout entier
fondé sur la dualité qu’on a exposé auparavant, en particulier en ce qui
concerne les deux personnages principaux du récit : Kevin le créateur, et
Oswald la créature. Plus qu’une dualité, c’est même un parallélisme
antithétique : Oswald croit incarner le vrai Billy Bat alors que Kevin est
accusé d’être un imposteur ; Oswald cherche à entrer en communication avec
la chauve-souris et Kevin fait tout pour ne plus la voir ni l’entendre ;
Oswald a l’ambition mégalomane d’être un héros, comme le martèle plusieurs fois
le récit, tandis que Kevin a les plus grandes difficultés à assumer ce
rôle ; Oswald, au final, est du côté du mal, même s’il l’ignore, et Kevin
sert manifestement les intérêts du bien. Ce parallélisme problématise le rôle
de la représentation, qui échappe à tout manichéisme : d’un côté la
difficile place du créateur submergé par les visions qu’il a du monde, et de
l’autre la créature, ou le lecteur, dans l’inconfortable position de celui qui doit
comprendre, juger, interpréter, au risque de se faire manipuler. Le manga se
situe dans ce fascinant entredeux où le récit raconte sa création et sa
réception, et dans lequel il rappelle toutes les interférences qui séparent ces
deux pôles.
Dans ce même tome, Urasawa creuse
aussi la dualité entre les deux entités que forment Billy Bat, le bon et le
mauvais, la noire ou la blanche. On a signalé auparavant que Billy Bat
conciliait deux figures populaires de la contre-culture américaine :
Batman et Mickey Mouse. Ici, les clins d’œil à Mickey, qui restaient jusque-là
plutôt implicites, deviennent de plus en plus clairs. Le parc d’attraction
« Billyland » offre plus d’une allusion explicite à
« Disneyland », avec la présence du château de la Belle au Bois Dormant,
en particulier, symbole du lieu et des studios de la firme américaine. De
manière plus directe encore, le nouveau personnage de Chuck Culkin, proclamé à
tort « père de Billy Bat », représente de manière à peine dissimulée
Walt Disney lui-même. Si l’apparence physique va dans ce sens (moustache,
gomina), c’est surtout le studio de télévision de l’émission « Billy Bat
Hour » qui rappelle le bureau dans lequel Walt Disney se mettait en scène
au petit-écran pour lancer ses dessins animés, et où il apparaissait comme la
figure-même du conteur d’histoires moralisatrices et paternalistes. Le
caractère tout à fait ambigu de la chose consiste au fait que Chuck Culkin
n’est pas ce qu’il paraît être et dévoie l’image originelle de Disney :
loin d’être le philanthrope que tous admirent, il tire les ficelles d’obscures
machinations dont l’une d’elles consiste à vouloir assassiner le président
Kennedy et donc réduire à néant sa volonté politique de « débarrasser le
pays des ténèbres qui l’assombrissent ». Les apparences sont
trompeuses : l’homme qui représente le bien s’avère être un imposteur et,
pire encore, un criminel, tandis que Kevin, obligé de se cacher, accusé de
meurtre, alcoolique, se bat pour sauver le monde. La noire, la blanche, le bon,
le mauvais ne possèdent pas le sens qui leur est attribué
traditionnellement ; les pistes se brouillent, les valeurs se renversent,
et le faux-semblant fait loi.
Une autre image frappante marque
une fois encore l’ambiguïté et le trouble que le récit cherche à semer chez le
lecteur. Le personnage en costume de Billy Bat affable, que l’on suit au début
du tome 4, semble sympathique, attentionné à l’égard d’un enfant pour lequel il
dénoue une situation délicate, et apparaît même en tête de turc de ses
employeurs, plutôt cyniques (ce qui ne fait qu’accroitre notre empathie).
Quelle surprise lorsqu’on s’aperçoit que sous le masque de Billy Bat se cache
en réalité Lee Harvey Oswald, futur assassin présumé de JFK ! Plus qu’une
figuration dichotomique entre le bien et le mal, la bande dessinée privilégie
un système de représentation fondé sur
la poupée gigogne, incarné ici par Oswald dans le costume de Billy Bat, à
travers laquelle on s’aperçoit que le bien dissimule toujours le mal et où le
mal abrite une part de bien. Le rôle qu’on devait attribuer à l’un s’avère
s’épanouir à l’exact opposé, comme si la moralité ne reposait pas sur une
simple alternative manichéenne, mais sur la remise en question, sur le
déchirement des apparences et le dépouillement de la réalité. Cette ambivalence
de l’image, on la retrouve parfaitement formulée sous la plume de Pacôme
Thiellement, au détour de son essai sur la série Lost, lorsqu’il évoque les images d’Epinal : « Lorsque nous
commençons à analyser une image qui nous est chère, nous commençons à réveiller
la fée et l’ange que le dragon et la vieille sorcière ont autrefois été. La
prison dont ils souffraient, au sein de notre propre conscience, avait
transformé nos adjuvants en opposants »[1]. Se confronter à l’image,
c’est s’exposer à ce renversement, à cette révélation, de telle façon qu’elle
contient toujours en elle une Initiation.
Cette vision rappelle la manière
dont se matérialise Billy Bat sur la planche de Kevin à la fin du tome 4 :
il existe là aussi une dichotomie entre sa silhouette, cintrée dans un
imperméable, et son ombre projetée sur la page, dessinant ses ailes déployées.
Urasawa montre bien ici que l’apparence de Billy Bat cache quelque chose, qu’il
dissimule des ailes sous sa veste, et que seul le dessin est capable de les
dévoiler (la page blanche se fait le support de cette ombre projetée, comme
elle est support du dessin). Les ailes déployées, la vérité de l’animal dans
tout son épanouissement, son archétype symbolique, rappellent une réplique de
Billy le détective au tout début de la série, à chaque fois qu’on lui suggère
de se servir de ses ailes : « On ne se connaît pas encore assez pour
s’envoyer en l’air », jouant sur l’ambiguïté des termes liées au vol – la
phrase pourrait se traduire par la « connaissance », certes, mais celle
du dessin, le rapport étroit avec lui, la capacité de maîtrise et de
déchiffrement de la représentation, qui semble être la seule clé pour
distinguer le vrai du faux, pour « s’élever » par-delà les apparences
trompeuses. « On ne se connaît pas encore assez pour s’envoyer en
l’air » : on n’est pas aller suffisamment loin au-delà des
apparences, au-delà du vernis de la réalité, pour pouvoir accéder à un niveau
de réalité supérieur, au dénuement de la vérité… Ainsi, la grande ambition
narrative du manga consiste à utiliser le dessin et la représentation pour
faire tomber les masques, et de cette façon retourner les valeurs du réel pour
instaurer un climat constant de suspicion et de paranoïa à l’égard des
faux-semblants.
La cohérence des références et
des interférences entre réalité et fiction, entre le réel et la représentation
qui en est donnée, est poussée à un tel point qu’elle confine d’ailleurs au
vertige. Un dernier détail pour illustrer cela : Kevin dessine les
événements occultes qui se déroulent dans les coulisses de l’histoire, dictés
par la chauve-souris omnipotente, et représente en particulier l’endoctrinement
que subit Oswald (ou pour être plus précis les multiples versions de lui-même).
La transfiguration animalière du comics de Kevin le conduit à crypter la
réalité et représente Lee Harvey Oswald sous la forme d’un lapin. Or, on sait
aussi désormais qu’Oswald est un pantin entre les mains de Chuck Culkin,
l’alter-ego de Walt Disney. Se souvient-on alors que la première création de
Disney, son premier essai sur la route du succès avant le coup de génie
« Mickey Mouse », s’appelait précisément « Oswald, le Lapin
Chanceux » ? Ce rapprochement par la figure du lapin ne fait
qu’accentuer la manipulation dont fait l’objet Oswald, comparé qu’il est à une
pure création de Disney/Culkin…
Ainsi, il se cache toujours
quelque chose derrière le voile des apparences.
Ombre et
lumière
De
la même manière qu’il ne faut pas se fier aux ombres que projette le monde,
l’acte de représentation consiste alors en quelque sorte à trahir la réalité
(l’ambiguïté des deux portraits-robots du tome 2, qui ne dénoncent pas le même
coupable, va dans ce sens). Dans Billy
Bat, l’image qui est donnée de la réalité s’incarne toujours dans la
fausseté la plus sournoise : il est probable que Kevin ne soit pas
l’assassin de son ami japonais, de même que la prostituée n’est pas la dévoyée
qu’on pourrait croire, et ce jusqu’aux multiples faux-coupables et faux-ennemis
(les soviétiques, les japonais, les américains, les afro-américains, les
adversaires du ninja…) – ce qui rappelle d’ailleurs la mise en abyme
introductive du récit, au volume 1, dans laquelle le détective Billy Bat était
aux prises avec plusieurs faux-semblants insolubles dans la veine des plus
hermétiques enquêtes de Dashiell Hammett. Dans le tome 4, le motif du
faux-semblant est exposé clairement par Kevin, qui parle des multiples versions
de Lee Harvey Oswald comme des « leurres ». D’ailleurs, l’ambivalence
du faux-semblant, son caractère trompeur et trouble, apparaît bien dans l’image
qu’en donne Kevin : il ne parvient pas à saisir le personnage d’Oswald, le
lapin reste à l’état d’ébauche sur les planches, comme brouillé dans la logique
de la représentation.
Représenter
le mal, en saisir la nature-même, s’en faire une image précise, identifier le
coupable, définir l’essence de la part obscure de l’Homme : tels sont les
enjeux de l’œuvre d’Urasawa de manière générale (de Monster jusqu’à Pluto,
dans lequel l’humanité des robots allait de pair avec des pulsions réprimées)
et celles des personnages de Billy Bat en
particulier. Et saisir le mal, c’est en cerner les contours, c’est en délimiter
les contrastes par le noir et blanc, c’est utiliser le dessin pour le
confondre, pour le révéler à la lumière de la représentation. Et c’est là que
le manga offre toute sa dimension politique, puisqu’il ne s’agit pas seulement
de représenter la réalité, mais d’interagir avec elle. Le mangaka du tome 2,
mais aussi Bill Bat lui-même à la fin du tome 4, affirment que le dessin a la
capacité d’empêcher les catastrophes de se réaliser : les représenter,
c’est les désamorcer, un peu comme dans le principe de la catharsis, qui vise à
purger les passions de l’homme par leur représentation. Toutes les déclinaisons
autour du noir et du blanc, toutes les occurrences de la mise en abyme du geste
créateur, tout le jeu sur les apparences de la réalité et l’ambivalence des
images servent en somme à porter un discours réflexif qui consiste à défendre
le dessin comme moyen d’agir sur le réel. Le dessin ne vise donc pas tant à
incarner un moment du faux qu’à le confondre. L’expressionisme du noir et blanc
à son origine contribue à établir un système de représentation qui consiste à
démêler l’écheveau des ténèbres pour mettre à jour l’essence de notre réalité
et le repentir de nos faiblesses.
Au
début du quatrième volume, un enfant veut montrer le « vrai » visage de Billy Bat à Lee
Harvey Oswald, et sitôt l’esquisse tracée de manière rudimentaire sur le sol
que l’esprit du personnage se manifeste à l’anti-héros, et s’adresse à lui en
termes aussi familiers qu’énigmatiques. On le voit bien à travers cet
épisode : le dessin permet autant d’évoquer que d’invoquer, il en appelle
à l’esprit-même de ce qu’il donne à voir, et son pouvoir dépasse la
représentation du réel pour accéder à une réalité transcendantale. Il en va de
même pour le récit dans sa globalité. Naoki
Urasawa signe là encore un manga magnifique et profondément engagé dans les
fondements de son art : la quête identitaire de ses héros devient plus que
jamais intemporelle et universelle, se doublant d’une volonté de cerner le mal
en soi, le mal du monde, et les beautés de l’humanité – en noir et blanc, les
couleurs de l’âme.
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