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Les Aventures de Blake et Mortimer
Orphelins
- 7 -
Eloge de Ted Benoit
L'Affaire Francis Blake (f)
Amitiés
Cette fabuleuse aventure
métatextuelle qui se tisse entre les cases de L’Affaire Francis Blake est relevée d’un discours encore plus singulier
de la part de Ted Benoit. Si l’on a compris que les auteurs, et en particulier
le dessinateur, offraient à la bande dessinée le miroir de sa propre déficience
à renouer avec un mythe, il peut s’y lire aussi un aveu d’une intimité plus profonde.
Il faut d’abord faire référence
non pas à l’album tel qu’il, mais à ce qu’il aurait pu l’être. Ted Benoit
insiste plusieurs fois dans ses entretiens avec Jean-Luc Cambier et Eric
Verhoest sur le fait que la reprise de « Blake et Mortimer » repose sur
un « nœud humain »
et qu’il s’agit donc de « revenir au conflit humain » :
curieuse vocation pour une bande dessinée dont les tensions sont au contraire
guidées par l’artificialité, la falsification et le dédoublement. Encore une
fois, il s’agit de déjouer les pièges du langage et de comprendre ce que
cherche à dire le dessinateur. Ce surplus d’humanité, Benoit dit devoir
l’apporter à Blake, car « creuser le personnage […] était [un] point fort.
C’est étonnant combien il reste flou malgré huit aventures. […] Il faut rendre
le personnage plus vivant, plus proche tout en préservant son pouvoir de
séduction ». Or,
jusqu’à la planche 30 d’un récit qui en compte 66, les auteurs nous trompent
sur la nature de ce même personnage : on croit qu’il s’agit d’un traître.
Dans le reste de l’intrigue, il n’apparaît que dans 20 d’entre elles, et
parfois très brièvement. Cela suffit-il pour rendre le personnage plus vivant
ou plus proche ? Certainement pas, car finalement, comme dans les albums
réalisés par Jacobs, c’est Mortimer qui a la vedette. Le « flou » qui
entoure le personnage n’est exploité qu’en regard de l’opportunité qu’il offre
aux auteurs de lui faire endosser une personnalité insoupçonnée, et qui
s’avérera d’ailleurs fausse.
Le « nœud humain » se
situe ailleurs, même si à la base il devait être fortement lié à Blake. Ted
Benoit raconte : « J’avais suggéré au début que Blake était contacté
par un ancien condisciple de collège que les méchants menacent d’enlèvement.
Pour lui venir en aide, Blake feint de trahir son pays. Ce qui m’importait
surtout, c’est que Blake ait l’air d’un traître. L’option plaisait à Van Hamme
mais il a éliminé le vieux copain qu’il
trouvait un peu inutile et même encombrant. Il fallait d’abord l’introduire et
son histoire d’amitié doublait celle entre Mortimer et Blake. Je voulais aussi
que Blake ait un motif noble pour trahir et, à l’époque, l’amitié était encore
un motif noble. Van Hamme, lui, préférait mettre l’accent sur une histoire de
gros sous et jouer sur l’ambiguïté, le suspense, la révélation. L’argent, même
comme mobile apparent, me semblait inacceptable dans l’univers de Blake et
Mortimer, mais il est vrai que l’album sera lu dans un monde où l’argent
justifie tout ».
Le scénariste avait sans doute raison : le récit aurait été trop complexe
à organiser. Il n’empêche que le mot est lâché. L’album de la reprise était
conçu avant tout comme une histoire d’amitié.
Certes, l’idée de la trahison
primait sur tout le reste ; mais le motif originel en était un lien
affectif. Et surtout il en était le motif véritable,
alors que l’argent n’en est qu’un prétexte factice. Il est particulièrement
frappant d’observer ce glissement entre l’un et l’autre : l’argent est une
fausse raison de la trahison de Blake, tandis que l’amitié devait en être la
vraie. On l’a dit et on le répète, l’album est dominé par le faux-semblant –
mais soudain apparaît sans fard une valeur authentique, irréfutable,
inaliénable : cette fameuse amitié. Cette exception qui confirme la règle,
cette anomalie dans le programme dans la bande dessinée ne peut qu’attirer
l’attention.
C’est que l’expression «nœud
humain » possède une autre nuance pour Ted Benoit. Effectivement, il ne
concerne pas tant les personnages du récit que l’idée d’une collaboration
autour de la reprise : une aventure humaine. Ainsi, on sait qu’à
l’origine, Ted Benoit devait former un duo avec Floc’h, l’alter-ego des années 80, l’un des fers de
lance de la Nouvelle Ligne Claire. C’est d’ailleurs le dessinateur de Blitz qui l’a mis en partie sur les
rails du projet lorsque Dargaud a obtenu les droits de la série. On sent que
c’est la perspective de travailler ensemble qui a séduit Benoit : « une
œuvre collective [lui] paraissait plus plausible car [il] ne voyai[t] personne
capable de se glisser seul dans les chaussons de Jacobs ».
De plus, le dessinateur attribue à Floc’h la volonté de « retourner à un
élément humain comme nœud de l’histoire ».
Ainsi tout est lié : l’élément humain à l’origine de l’aventure éditoriale
(Floc’h), et celui à l’origine de l’aventure du récit (Blake).
 |
De gauche à droite : Ted Benoit, Serge Clerc, Loustal, Floc'h et Yves Chaland |
Mais Floc’h a jeté l’éponge, et
Ted Benoit a assumé seul le dessin avec Jean Van Hamme au scénario. Les
rapports avec le scénariste ont été cordiaux, mais lointains – et on a déjà
présumé dans ces lignes que les intentions de l’un et de l’autre n’étaient pas
nécessairement compatibles, de même que les valeurs. Il n’en reste pas moins
que l’histoire au cœur de L’Affaire
Francis Blake est celle d’une amitié. Il faut se rappeler que Van Hamme
avait écarté l’impulsion originelle de Ted Benoit parce qu’il estimait que
l’autre « histoire d’amitié [avec l’ancien camarade de collège] doublait
celle entre Mortimer et Blake » : on peut peut-être trouver là une
piste pour comprendre le propos du dessinateur. Car, de nouveau, il s’agit bien
de « doubler » quelque chose, de la même façon que le récit n’a cessé
de multiplier les dédoublements, les leurres, les artefacts. Encore une fois, à
ce niveau, tout le projet de l’album repose sur une duplicité, une ambiguïté
implicite, une énigme dont il s’agit de déjouer les tours et les détours. Quelle
est cette amitié qui double celle de Blake et Mortimer dans le récit ? Que
cache ce dévouement de Mortimer, refusant d’abord de croire à la culpabilité de
Blake, repoussant encore davantage par la suite l’idée de l’abandonner à son
sort ?
La réponse se trouve peut-être en
partie dans les entretiens de l’Histoire
d’un retour. En évoquant la toute première proposition de reprise, Ted
Benoit raconte : « Quand les Humanos m’en ont parlé en juillet 92,
j’ai eu une idée inavouable : mêler à une aventure de Blake et Mortimer le
F.52 de Chaland, lui aussi inachevé ».
Ainsi, la première et la seule inspiration qui anime Ted Benoit à l’idée de
reprendre « Blake et Mortimer » est liée à Yves Chaland, et ce dès le
départ. Dans les marges de l’entretien, on apprend même que le dessinateur
s’est ouvert plus intimement à ce propos : « Je suis sentimental en
évoquant F.52 ».
Le lecteur ne peut qu’être alerté par tous ces détails. Le clin d’œil envisagé
à Chaland est évidemment savoureux, puisqu’il met en parallèle deux projets
similaires : à la base, le F.52 avait été imaginé par le créateur de
Freddy Lombard pour une reprise de « Spirou » avec Yann au scénario,
et Ted Benoit voulait le réutiliser de son côté pour la reprise de « Blake
et Mortimer ». Qui plus est, la réappropriation ne serait pas sans
pertinence, étant donné que le F.52 est directement inspiré de la ligne
esthétique des avions du Secret de
l’Espadon. Mais l’idée va plus loin – à moins qu’elle ne vienne de plus
loin. En effet, il faut bien comprendre que si le F.52 provoque une poussée de
sentimentalisme de la part du dessinateur, c’est par la métonymie qui le
renvoie à Yves Chaland, son créateur. De cette façon, si Benoit pense à Chaland
en reprenant « Blake et Mortimer », ce n’est pas tant pour le F.52,
qui n’apparaît que comme une manifestation de son intention, un signe, mais
bien pour l’amitié qui le liait au dessinateur disparu.

On s’explique : Benoit dit
curieusement vouloir « mêler à une aventure de Blake et Mortimer le F.52
de Chaland, lui aussi inachevé ».
Pourquoi ce « lui aussi » ? Qu’est-ce qui, mis à part l’album de
Spirou avec le F.52, est aussi incomplet ?
L’œuvre de Jacobs ? C’est peu probable, il n’en était pas question
auparavant dans l’entretien ; et il ne s’agit pas de l’achever, mais de la
reprendre. Par contre, ce qui n’a pas été achevé, aussi, c’est la vie d’Yves Chaland, mort trop tôt, trop
brutalement, dans un accident de voiture. Quand Ted Benoit dit avoir eu cette
idée, c’est en 1992, soit deux ans après le décès du dessinateur. Le choc, le
manque, l’absence se font encore sensibles. Se peut-il que Benoit ait envisagé
de reprendre « Blake et Mortimer » en pensant à Chaland, pour Chaland ?
Le « motif noble » auquel fait référence le dessinateur, à savoir
l’amitié, pourrait alors s’appliquer à lui-même, justifiant du même coup tout
le projet de la reprise. Alors, si Benoit accepte de créer une nouvelle
aventure de « Blake et Mortimer », ce n’est peut-être pas tant pour
ressusciter les héros de Jacobs que pour
faire revivre l’esprit de Chaland. On comprend mieux quelle est cette amitié
qui « double celle de Blake et Mortimer » : c’est celle qui
unissait Ted Benoit et Yves Chaland, et qui hanterait tout le propos de
l’album. Ainsi, l’impossible et inaccessible « idéal » jacobsien, ce
monde de fantômes dont le lecteur et les auteurs sont exclus, ce serait une
métaphore du caractère irréparable de la mort, de cette intimité qui ne sera
jamais plus. La véritable « séquence fantôme » qui hante L’Affaire Francis Blake, c’est celle
d’une vie qui s’est perdue, d’une relation qui s’est brisée, d’une histoire
d’amitié qui s’est brutalement évanouie dans un fracas de tôles froissées. De
cette façon, l’éloignement entre Mortimer et le faux Blake mais vrai vagabond
peut apparaître comme la transcription de l’éloignement réel entre les deux
dessinateurs, dont Benoit ne conserve plus la complicité qu’au travers de
l’image, forcément incomplète, partielle, insatisfaisante. La volonté de trahir
les codes et les attentes du lecteur de « Blake et Mortimer » prend
donc le relais du vide laissé par le deuil, la carence intime du dessinateur,
irréparable.
Fantômes

Un détail, très minime en
apparence, mais d’une grande beauté, est peut-être capable d’étayer cette
hypothèse. Lorsque Mortimer trouve refuge chez une des « cousines »
de Blake, on aperçoit sur un mur du cottage un portrait. Le cinéphile
reconnaitra Robert Donat, acteur britannique qui incarne le personnage
principal des 39 Marches. La
référence au modèle hitchcockien semble être placée là avec nonchalance et
malice, renvoyant à la tradition référentielle de l’arrière-plan en bande
dessinée, riche en clins d’œil de toutes sortes. Sauf qu’ici la photographie de
l’acteur a été réalisée pour le film de René Clair The Ghost Goes West (Fantôme
à vendre, 1937), succulente comédie dans laquelle Robert Donat joue un
double rôle. En effet, il y incarne à la fois Murdoch Glourie, fantôme écossais
condamné depuis des siècles à hanter le château familial, et Donald Glourie,
descendant désargenté, contraint de vendre la demeure à un excentrique
milliardaire américain. Ce dernier décide d’ailleurs de transporter son
acquisition pierre par pierre en Californie pour le reconstruire là-bas,
emportant du même coup le revenant avec lui.

Et d’un seul coup, la référence
se fait beaucoup moins gratuite, car elle véhicule au contraire bien des
résonnances significatives en accord avec notre propos. D’abord, le château
déconstruit puis reconstruit peut faire écho à la série « Blake et
Mortimer » elle-même, édifice qui a fait lui aussi l’objet d’une
transaction (les droits ont été vendus), transaction qui se réalise par
ailleurs dans le déracinement (les auteurs livrent un faux « Blake et
Mortimer ») : l’incongruité géographique et chronologique à déplacer un
château ancestral écossais en Californie se mire en effet parfaitement dans
celle qui consiste à déplacer l’univers d’un auteur (Jacobs) et d’une époque (mettons
les années 50) entre les mains d’autres auteurs (Benoit et Van Hamme) en
parfait anachronisme (ils ont une cinquantaine d’année de retard). Qui plus est,
Robert Donat fait dans ce film l’objet d’un dédoublement, il joue deux rôles, et
cette performance n’est pas sans rappeler la multitude de dédoublements et de
redoublements qui sont à l’œuvre dans la bande dessinée. Et puis, le fait qu’il
y soit question d’un fantôme correspond à bien des égards aux fondements de la
poétique mise en place par Benoit, comme dans une scénographie d’outre-tombe :
fantômes de Blake et de Mortimer, fantômes de Jacobs, fantômes de la lecture,
fantômes des images qui nous conduisent tous au fantôme d’Yves Chaland.
Et c’est précisément là que cela
devient intéressant : à travers le double rôle qu’il campe, à la fois
l’aïeul décédé et son descendant, Robert Donat incarne une figure duelle dans
laquelle coïncident les deux dessinateurs, celui qui est mort et celui qui est
vivant, le fantôme et le hanté. Indirectement, Ted Benoit fait peut-être entrer
dans la bande dessinée par l’entremise de ce portrait l’image de son alter-ego
disparu, et L’Affaire Francis Blake
devient dès lors définitivement le territoire crépusculaire de l’irréalisable,
de l’impossible retour, du paradoxe entre le désir de vie et l’obstacle de la
mort. De cette manière, le détournement, la contrefaçon et le travestissement
qui ne cessent de parcourir l’album disent tous la même chose : le refus
obstiné et dérisoire d’oublier, de tirer un trait sur le passé, de ne pas
tenter de faire revivre le souvenir de ceux qui ont disparu – les héros de
l’enfance, l’ami ; l’image qu’on chérit dans un cas comme dans l’autre.

Il faut ajouter que ce portrait
de Robert Donat apparaît ailleurs, dans une sérigraphie réalisée par Ted Benoit
et qui représente justement Yves Chaland. A l’époque, le dessinateur a posé au
domicile de Ted Benoit. Il est accoudé au chambranle art-déco d’une cheminée, à
côté du grand miroir qui la surplombe, et dans lequel on distingue le portrait
de l’acteur. Mais dans cette magnifique sérigraphie, l’image de Donat est à
l’envers, inversée par le pouvoir réfléchissant du miroir. Cette composition
sous-tend tout un discours autoréférentiel aux deux hommes, Yves Chaland et Ted
Benoit, fascinés par le passé, et en particulier par le classicisme
cinématographique et bédéphilique des années 30, 40 et 50 : appartenant
aux années 80, le jeune homme qui pose pour son portrait a les yeux rivés dans
le rétroviseur, il affiche une contemporanéité certaine dans l’attitude ou dans
le style, mais cette modernité a pour revers une attirance pour le passé, la
désuétude, l’anachronisme, qui seront explorés sans relâche dans ses bandes
dessinées. Si le portrait en abyme de l’acteur disparu, appartenant à une
époque révolue, apparaît donc de manière inversée, c’est pour marquer
l’ambivalence du dessinateur, un pied dans la réalité, un autre dans le miroir
fantasmé du passé. Mais l’inversion, c’est la déformation, le détournement,
c’est toute l’ironie aussi dont les deux dessinateurs ont toujours fait preuve,
pas dupes qu’ils étaient de l’apparence trompeuse des fétiches. Ce portrait
renversé dans le portrait de Chaland, c’est finalement son univers intérieur
retourné, c’est l’extraction de sa personnalité à la surface sensible des
apparences.
Dans L’Affaire Francis Blake, le portrait de Robert Donat a été remis à
l’endroit. C’est toute la réversibilité de l’image qui apparaît dès lors
ici : si l’image de l’acteur mort, celle du passé révolu, a été remise à
l’endroit, celle du vivant (Yves Chaland) n’est plus perceptible, elle a
disparu. Cette dernière ne se manifeste plus que par son envers, c’est-à-dire
son absence. Nous ne regardons plus dans le miroir, mais nous sommes dans le
miroir. Un peu comme dans le Nosferatu
de Murnau, nous avons franchi un pont et les fantômes viennent à notre
rencontre. Renouer avec l’image de l’acteur mort, c’est tenter de rétablir un
certain ordre des choses, c’est vouloir faire revivre une part de l’ami
disparu, c’est convoquer son fantôme.
Laissons la parole à Ted Benoit,
pour conclure – laissons-lui nous dire quelques mots sur ce portrait de Robert
Donat : « J'y
tiens beaucoup donc, et il est toujours à mon mur ».
N.B. : Les dessins qui ouvrent et qui ferment ce texte ont été réalisés par Ted Benoit en 1996 à l'occasion d'une exposition intitulée "L'Affaire Ted Benoit "et organisée à la Maison de Verre de Pierre Chareau et Bernard Bijvoet. Contemporains de la reprise, on y décèle la délicate poétique de l'absence et de la non-rencontre telle qu'elle a été mise en scène dans L'Affaire Francis Blake : le héros de Ted Benoit et ceux de Jacobs se manifestent et se croisent à la faveur de leur représentation et de leurs caractéristiques extérieures, traces fantômatiques d'une présence altérée. Le mur de verre prolonge mélancoliquement cette image, jouant sur l'ambiguité entre la transparence et le cloisonnement.
Pour plus d'informations sur L'Affaire Francis Blake :