Notes de lectures :
LA GRANDE ODALISQUE
de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot
- 1ère partie -
(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
La couverture de La Grande Odalisque a provoqué de
nombreux commentaires critiques, fondés sur la remise en cause des qualités
graphiques du trio Vivès – Ruppert & Mulot. En effet, qu’est-ce que c’est
que ce dessin qui représente un hélicoptère en vol et qui n’est même pas
capable de suggérer le mouvement des pales du rotor ? On a ricané, on a
dit que c’était bien nul, que ça ne rendait rien et que c’était donc un très
mauvais dessin.
Sauf que. Il faut savoir que
cette couverture ne renvoie à aucun épisode du récit – c'est-à-dire que dans
aucune des péripéties de l’intrigue une des héroïnes tombe complètement nue
d’un hélicoptère en plein vol. Par contre, à un moment, l’une des protagonistes
principales, Alex, raconte un rêve qu’elle a fait la nuit précédente et dans
lequel elle tombait, nue, d’un tel appareil piloté par ses deux comparses. La
fonction qu’on peut alors attribuer à cette couverture se fait doublement
retorse : d’un côté elle n’a pas pour rôle de donner un aperçu de
l’histoire dont elle est pourtant la vitrine, dévoyant ainsi cette finalité
« commerciale », et de l’autre elle attire l’attention sur un détail
assez anecdotique, fort secondaire, dont la résonnance avec le récit n’est pas
évidente.
La plupart du temps, une
couverture a en effet pour vocation de donner le programme de la lecture à
venir en ouvrant une partie du rideau sur ce à quoi on va assister. Ici, le
programme se révèle au final déceptif, et même mensonger. Ou alors c’est qu’il
signifie autre chose, qu’il appelle à une autre interprétation, qu’il suggère
une autre voie possible : y regarder à deux fois. Le dessin n’est pas
l’acmé du récit qu’il ouvre pourtant, mais l’image extraite d’un rêve évoqué au
détour d’une case, donc. Ce rêve aurait-il une importance insoupçonnée ?
Ou bien signale-t-il au lecteur l’importance de sa nature de rêve ?
L’image n’est pas vraisemblable parce qu’elle est onirique ; on ne
s’imagine pas ce que peut faire là Alex nue, comment elle a pu tomber de
l’appareil, et l’immobilité des pales choque. En fait, Tous ces éléments, comme
dans un rêve, semblent flotter – en particulier l’hélicoptère, donc, qui ne
peut pas voler, puisque les pales ne sont pas en mouvement. Il n’y a guère
qu’Alex qui semble échapper à cette apesanteur, comme le signale la ligne
verticale de sa chevelure, relevée par sa chute.
En apesanteur
Alors, si la bande dessinée
elle-même ne sera pas un rêve, elle en épousera néanmoins certains aspects.
Tout semble se dérouler en apesanteur, comme sur la couverture : les corps
sont sans cesse suspendus au-dessus du sol, parce qu’ils flottent dans l’eau,
parce qu’ils descendent une façade en rappel, parce qu’ils sont en train de
tomber, parce qu’ils font de la moto-acrobatique, parce qu’ils escaladent une
falaise, parce qu’ils font du deltaplane, parce qu’ils prennent régulièrement
l’avion, parce qu’ils se jettent d’un grand-huit pour se réceptionner l’instant
d’après dans le même grand-huit…
Ces qualités aériennes semblent
reposer en particulier sur Carole, la gymnaste, et Sam, la cascadeuse en moto. Elles
contribuent à faire de la bande dessinée une sorte de ballet où les corps se
distinguent par leur légèreté, leur grâce et leur dimension éthérée.
L’ouverture du récit en est exemplaire : de cases en cases, les vues
descendent de la verrière du Musée d’Orsay en suivant les câbles d’un luminaire
suspendu au-dessus du vide, pour en arriver à montrer des statues surélevées,
en particulier celle d’un personnage en haut d’une colonne qui semble
s’apprêter à marcher dans les airs, ainsi que des toiles, là encore accrochées
au-dessus du sol. Une vitre descellée dans la première case suggère que Carole
est passée par là, mais la hauteur vertigineuse et l’absence de corde ou de
tout autre matériel rend son intrusion presque fantastique, comme si elle avait
volé… Elle est tellement légère, tellement diffuse, tellement évaporée qu’elle
échappe même à la représentation – les lieux manifestent de son passage, mais
par des indices indirects (à l’instar des gardiens inconscients dans la salle
de contrôle) mais qui ne révèlent que son absence à l’image.
Cette dimension aérienne
contamine jusqu’à la structure du récit, lui aussi en apesanteur, puisque les
épisodes s’enchaînent avec une fluidité excessive, comme si les ellipses qui
les séparaient n’avaient pas existé, purement et simplement biffés par la
suspension du temps. Au bord de la Seine, lors d’une soirée, Alex pose une
question à Carole qui lui répond à la case suivante, mais on est alors en plein
jour dans une rue de la capitale, et elles descendent un immeuble en rappel. En
fuite dans les rues de Paris après avoir tenté de voler les plans du système de
sécurité du Louvre, Carole annonce à Alex son intention de recruter une
troisième personne – à la page suivante, alors que les deux personnages sont
dans une voiture en pleine forêt, un autre jour d’après leurs nouveaux
vêtements, la discussion reprend sur le même sujet. Plus tard, Alex
s’apprête à lancer un couteau dans une cible à la fête foraine – la première
case de la planche suivante montre une étoile de ninja se plantant dans un mur.
Quand Alex décide d’emmener ses copines au Mexique pour sauver leur fournisseur
d’armes, Carole dit à Sam « Je te présente Alex et son rapport au
romantisme version ‘’Tristan et Iseult’’. Bienvenue à bord » – cette
annonce digne d’une hôtesse de l’air est concrétisée par la vue d’un avion en
plein vol à la case suivante. Alors, l’ellipse ne se caractérise pas par la
béance qu’elle impose au récit, mais comme un simple trait d’union qui permet
le passage aisé d’un épisode à l’autre, une transition gracieuse où le temps du
récit épouse celui de la diégèse, où le temps s’écoule selon une logique
propre, affranchie des exigences du réel.
Cette fluidité qui confine à la
logique du rêve, elle est renforcée par la nonchalance avec laquelle le récit expose
sa propre bizarrerie, notamment en interrompant brusquement certains épisodes,
et même de manière énigmatique (comme lorsque Carole déclare que ce qu’elle
regarde lui « rappelle quelqu’un » et que Sam lui demande qui :
la scène s’interrompt là, sur une question restée sans réponse). Qui plus est
les péripéties s’enchaînent en suivant les impulsions des personnages plutôt
que le programme qu’ils s’étaient fixés au départ : le récit devrait se
concentrer sur le cambriolage du Louvre, mais il bifurque vers des vacances en
Espagne, vers le recrutement de la troisième larronne, vers le sauvetage du
fournisseur d’armes détenu prisonnier par un cartel de la drogue mexicain, etc.
La digression fait sa loi et même lors du cambriolage du Louvre, rien ne se
produira comme prévu, le plan se fissurant dans tous les sens comme pour faire
écho aux divagations précédentes du récit. Et cela sans compter l’épilogue, qui
désarticule la linéarité de la narration en lui imposant un important
flash-back – qui ne viendra d’ailleurs illustrer qu’un aspect mineur de
l’histoire (en apparence), à savoir la rencontre de Carole et Alex.
La mise en page suit cette
logique de la déstructuration du récit linéaire, tout en rappelant encore la
dimension éthérée de l’ensemble. Très régulièrement, les dessinateurs optent
pour des dimensions de case démesurées, qui occupent la moitié de l’espace de la
planche, parfois pour contextualiser l’action (en plantant le décor), mais plus
souvent pour mettre en valeur des actions anecdotiques, du moins en apparence,
des plans qui font le vide autour d’eux, comme si l’espace se dilatait et se
gonflait de la béance qu’il créait dans la planche : c’est le cas de la
première vue de Clarence, le trafiquant d’armes, seul au milieu de la
forêt ; de la première vue de Sam, sens dessus dessous avec sa moto, au
milieu d’un ciel nuageux ; de ses deux futurs collègues qui l’observent,
au milieu des gradins vides ; de Sam, encore, faisant des slaloms sur un
circuit désert ; des trois discutant dans un fauteuil avec des verres,
vides, à la main ; des vues aériennes avec un avion dans le ciel ;
etc. Ce motif du vide est même symbolisé par un détail incongru, à savoir le
vase qu’emporte Alex en s’enfuyant de l’immeuble parisien qu’elle et Carole
cambriolent sans succès la première fois. Rien ne motive en apparence le vol de
cet objet, mais en même temps il se signale de cette manière à notre attention.
Or, on sait bien que le vase, par ailleurs mis en valeur, seul, à la case
suivante dans l’appartement des deux femmes, représente la forme qui est donnée au vide…
Parfois, la case dilatée prend la
dimension d’une planche entière (comme celle concluant les péripéties du casse
au Louvre, et qui met de nouveau l’absence à l’honneur), et elle peut aller
jusqu’à former un diptyque avec la planche voisine. Cela apparaît à deux
reprises : la première pour visualiser le rêve que Carole a refusé de
raconter (celui où un dompteur de cirque lui fait l’amour pendant que les
animaux les regardent), et la deuxième pour offrir une vue du Louvre.
Là encore, ces doubles pages sont
représentatives de la logique déconcertante de la déstructuration. D’abord la
scène du rêve apparaît comme une parenthèse tout à fait incongrue, et pour tout
dire inutile à la cohérence de l’histoire, et qui vient même renverser le récit
qu’en avait fait Alex l’instant d’avant : « Allez, raconte la fois où
tu as fait une partouze avec les animaux
d’un cirque et où le dompteur vous regardait » – demande à laquelle se
soustrait Carole, prétextant que ses histoires n’intéressent personne – refus
aussitôt nié par la place centrale et démesurée qu’elle occupe dans la bande
dessinée juste après. Non seulement il s’agit d’un rêve qui n’a aucun rapport
avec le récit, mais en plus il n’intéresse personne, et néanmoins la bande
dessinée lui donne une place de première choix – le tout relève d’un éparpillement
manifeste et facétieux. En ce qui concerne la vue du Louvre, elle distribue
plus classiquement l’espace qui va être celui de l’action des planches
suivantes. Ce qui ne l’empêche pas d’opposer par la coupe entre les deux cases
le bâtiment historique du Palais mis en valeur à droite et la pyramide de verre
mise en valeur à gauche. Il y a même un renversement de valeurs d’une case à
l’autre : à gauche la pyramide cache et écarte du champ de vision la
façade du Palais, tandis qu’à droite le Palais écrase par sa dimension la plus
petite des pyramides, dérisoire à ses pieds. Ce contraste entre l’ancien et le
moderne, entre les aspérités des sculptures en façade et la surface lisse et
réfléchissante des vitres, elle aura d’ailleurs un rôle important dans la suite
de notre réflexion, mais il convient d’en retenir surtout ici l’idée de
décomposition entre les deux parties de ce qui est aujourd’hui un seul et même
monument.
On retrouve par ailleurs et à
plusieurs reprises le motif de la décomposition dans la bande dessinée, mais
différemment : à travers le personnage de Durieux, aveugle et amputé de
plusieurs membres supérieurs, ses prothèses artificielles étrangement mis en
valeur le temps d’une case ; à travers le démantèlement du cartel
mexicain, aussi ; etc. Quant à cet évidement de l’espace qui lui est
adjoint, il est symbolisé par le fumigène vert qui engloutit les galeries du
Louvre à la fin, jusqu’au musée lui-même.
Si l’on avance donc en apesanteur
dans un récit qui fait du dérèglement son équilibre, un dernier élément n’est
pas sans rappeler le rêve auquel il s’apparente. En effet, cette bande dessinée
est singulièrement silencieuse. Malgré les multiples coups de feu, explosions,
chocs assénés et moteurs rugissants, aucune onomatopée n’est utilisée dans le
récit, ce qui a pour effet de rendre l’atmosphère particulièrement irréaliste,
cotonneuse, et donc étrange. Comme dans un rêve, la bande dessinée avance dans
un silence ouaté qui n’est troublé que par les discussions des protagonistes.
Une exception néanmoins : lorsque le téléphone sonne, les dessinateurs
s’autorisent un discret « vrrrrrrrrrrr » ou
« biiiiiiiiiibiiiiiiiiiiiiiip », bruits caractéristiques des mobiles
en mode vibreur ou discret, qui ne font que souligner la quiétude sonore de la
bande dessinée, dans laquelle il est ainsi possible d’entendre même les mouches
voler. Et puis surtout, ces bruits en appellent indirectement à la fonction
phatique du langage, ils invitent à entrer en communication, à parler, à se
confronter à la langue, exercice donc privilégié des trois héroïnes. Le motif
du silence renvoie ainsi à celui du vide qui est continuellement creusé à
chaque plan, faisant de la bande dessinée un monde de vertige dépourvu d’écho.
Enfin, le style du dessin va
complétement dans le sens de ce qui a été dégagé ici. Discrètement protéiforme,
eu égard aux traits reconnaissables de Ruppert & Mulot d’une part et de
Bastien Vivès d’autre part, il reflète l’ambition de déconstruction à l’œuvre
dans la bande dessinée. Tandis que la dimension éthérée et dépouillée de
l’ensemble, redevable autant au duo (qui fait de l’élision la base de son
style) qu’à Vivès (ne serait-ce qu’à travers l’aquatique Goût du Chlore), mais différemment, rappelle les motifs de
l’évidement et de l’apesanteur déclinés dans le récit.
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html
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