LE GESTE ET LA PAROLE - 10 :
Continuité des parcs (g)
(il est nécessaire d’avoir lu les deux textes précédents pour saisir les tenants et les aboutissants de celui-ci : http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-5-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-6-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-7-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-5-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-6-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-7-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/10/le-geste-et-la-parole-8-continuite-des.html et http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/10/le-geste-et-la-parole-9-continuite-des.html)
En usant d’un mauvais jeu de mot,
on pourra rétorquer que cette analyse est « alambiquée », qu’elle va
trop loin, qu’elle dépasse les bornes de la vraisemblance. C’est sans doute vrai. Mais l’homonymie entre
le nom du personnage-lecteur et le caractère de ce « qui cherche une
subtilité excessive, trop raffinée, trop contournée » peut aussi apporter
du poids à notre idée : car si le héros de fiction croise ici l’image du
lecteur plongé dans la lecture de ses aventures, si l’intention de Hergé
consiste à court-circuiter leurs rapports traditionnels pour les faire se
rencontrer, alors il cherche bel et bien à créer une situation qu’on pourra qualifier
au sens propre d’ « alambiquée »… Le nom du personnage se
justifie alors pleinement, et fort malicieusement. Mais là encore, on pourra
objecter que ce nom repose sur un autre jeu de mot, avec le terme
« alambic » cette fois-ci, voulant alors souligner le caractère
savant du personnage, l’instrument représentant le stéréotype-même du
scientifique. Il convient alors de faire remarquer deux choses : la
première, c’est que même si Nestor Halambique porte le titre de
« professeur » et qu’il est savant au sens premier du terme, il n’en
pas pour autant un scientifique : on l’a déjà dit, il s’occupe de
sigillographie, domaine dans lequel l’usage de l’alambic n’a pas vraiment
d’intérêt ni même de raison d’être. Par contre, et c’est là la deuxième chose
qu’on voulait faire remarquer, il faut se demander à quoi sert un
alambic : il s’agit d’un appareil destiné à la séparation par distillation
des produits entrant dans la composition d’une substance. Or, n’est-ce pas ce à
quoi on vient d’assister, et ce qu’on n’a cessé de répéter au fur et à mesure
de notre lecture de la première planche ? N’a-t-il pas été, jusqu’à ce
point précis, justement question de la séparation entre la lecture et le récit,
les deux chemins qui s’éloignent et se croisent sans cesse ? N’a-t-on pas
fait remarquer la dichotomie qui était à l’œuvre lorsque la lecture du récit
était interrompue par le récit de la lecture ? Hergé ne s’est-il pas
évertué à isoler l’image du lecteur à l’intérieur d’une pièce close et celle du
héros de fiction à l’extérieur ? Cette scission, cette savante séparation
des espaces de l’imaginaire (leurs « parcs » respectifs, pour
reprendre la métaphore cortazarienne), elle est symbolisée par cette référence
à l’alambic, qui la rend tangible. En chimiste de l’imaginaire, Hergé utilise
ici l’« Halambique » pour en isoler donc les deux
constituantes : le récit et la lecture (mais aussi le geste et la parole,
comme on le verra par la suite).
Quand cette désunion est abolie
en instant par l’irruption du héros dans l’intimité de la lecture, quand le
lecteur est surpris par le personnage qui entre dans son espace physique,
celui-ci n’y croit pas : le professeur Halambique reste sceptique, il
prend Tintin pour Madame Pirotte, donc – solution plus logique, plus
cartésienne (moins alambiquée…). Une porte s’est pourtant ouverte dans
l’horizon bouché de sa lecture, laissant filtrer l’univers de la fiction
au-delà des limites de l’imagination, et les frontières sont donc devenues poreuses.
Alors, cette non-reconnaissance du professeur à l’égard de Tintin ne peut que
rappeler la case par laquelle on avait commencé cette analyse : « Et
personne dans les environs ?... » On avait noté qu’en faisant cette
remarque, Tintin ne prenait pas en compte les multiples versions de lui-même,
ni le lecteur, qu’il avait pourtant croisé au détour de la première case. Il
faut rappeler qu’il avait même usurpé la place du lecteur, s’étant assis sur un
banc pour lire. Il était donc pour ainsi dire naturel que Tintin en oublie de
compter le lecteur, réduit à un fantôme, puisqu’il s’y était substitué, sur le
banc, sur les lieux de la lecture. Ici, alors que Tintin fait irruption dans
l’appartement de Nestor Halambique, c’est le contraire qui se passe : le
lecteur ne prend pas en compte le personnage, parce que celui-ci n’est pas à sa
place ; Tintin n’est plus dans les domaines du récit, dans le parc de la
situation initiale, mais chez le lecteur, qui ne s’attendait pas à une telle
rencontre.
à suivre
Cases extraites de l'album Le
Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012
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