Notes de lectures :
LA GRANDE ODALISQUE
de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot
- 2ème partie -
La modernité
Toutes les caractéristiques identifiables
dans La Grande Odalisque sont
finalement celles de la modernité. La Nouvelle Vague au cinéma ou le Nouveau
Roman en littérature usaient de procédés similaires, ou du moins comparables,
en particulier s’agissant de la déconstruction et de la logique du rêve. Sur la
quatrième de couverture de l’album, l’éditeur attire d’ailleurs l’attention sur
l’appartenance des auteurs à « la bande dessinée indépendante, moderne et
exigeante ». Ceci pourrait donc expliquer cela ; en se gargarisant de
l’explosion des codes et des formes classiques, on pourrait juste affirmer que La Grande Odalisque est la bande
dessinée de la modernité, libre et affranchie des conventions. Ce serait
réducteur.
Le récit s’ouvre sur le vol du Déjeuner sur l’Herbe de Manet en même
temps que sur la désillusion amoureuse d’Alex, qui se fait plaquer par texto.
Les deux événements sont liés, et doivent se lire dans leur complémentarité. Le
choc est tel pour la jeune femme qu’elle met en péril le bon déroulement du
cambriolage et surtout la vie de sa comparse. Cet acte va finalement remettre
en cause l’équilibre qui existait entre elles deux, révélant des tensions lors
de leurs vacances en Espagne, et forçant Carole à envisager le recrutement
d’une tierce personne, voire le changement pur et simple de partenaire. Quelque
chose est donc rompu, dès cet instant, pour Alex qui a le cœur brisé, et pour
Carole qui est lasse de sa camarade, pourtant proche d’elle comme d’une sœur.
La décomposition et la déconstruction qu’on a évoqués plus tôt sont donc à la
base-même des motivations du récit et des relations entre les personnages, où
l’on saisit l’image de la désunion. Le motif du vide renvoie à son tour à
l’impression de mélancolie qui parcourt toute l’histoire, avec sa résonnance en
termes de solitude, de deuil, et d’isolement (même la recrue, Sam, est traumatisée
d’avoir perdu sa petite amie au cours d’un accident un an plus tôt).
Le Déjeuner sur l’Herbe de Manet en est pour ainsi dire le symbole
– à la fois de cette recherche de modernité et du désenchantement des personnages.
Le peintre est celui par qui la modernité va se réaliser dans la deuxième
partie du XIXème siècle, puisqu’il va se détacher des normes classiques pour
tendre vers l’abstraction. Michel Foucault a expliqué que toute l’ambition de
Manet consistait à s’écarter de la mimésis propre à la peinture traditionnelle
pour travailler non plus l’illusion créée par le tableau mais sa surface
elle-même en tant qu’objet. Avant lui, la peinture depuis la Renaissance n’a
cessé de vouloir faire oublier ce qui était autour du tableau et le tableau
lui-même pour inviter à plonger « dans un espace profond, éclairé par un
soleil latéral et qu’on voyait comme un spectacle » : « voilà,
si vous voulez, le jeu d’esquive, de cache, d’illusion ou d’élision que
pratiquait la peinture représentative occidentale depuis le quattrocento », le tout en faisant
d’un objet à deux dimensions une vue en trois dimensions. Manet, au contraire,
n’aura pas eu de cesse qu’il n’ait rappelé la matérialité du tableau, « il
était donc en train d’inventer […] le tableau-objet, la peinture-objet, et
c’était là sans doute la condition fondamentale pour que finalement un jour on
se débarrasse de la représentation elle-même et on laisse jouer l’espace avec
ses propriétés pures et simples, ses propriétés matérielles elles-mêmes ».
Lorsque Carole vole Le Déjeuner sur l’Herbe, elle semble
appliquer à sa rapine le théorème énoncé par Foucault, puisqu’elle réduit le
chef-d’œuvre à un pur objet matériel, une toile qui se découpe facilement et
qui se roule dans un tube, une surface à deux dimensions, longueur / largeur,
comparable à n’importe quelle autre – rien de plus, rien de moins. Le Déjeuner sur l’Herbe n’est plus alors
cette scène champêtre si énigmatique, étendard de la modernité, mais une toile
avec ses propriétés physiques banales. Quand Carole découpe les contours du
tableau, la toile s’affaisse, laissant entrevoir son verso vierge, le mur
derrière elle et le système d’accrochage du cadre. On assiste alors à la pure
désillusion de l’art qui se montre dans toute sa matérialité, avec ses oripeaux
misérables dépouillés de la magnificence du trompe-l’œil. Cette scène coïncide
avec l’explosion de la porte d’entrée du musée, permettant la fuite future de
Carole. Cette explosion a bien sûr une portée allégorique, puisqu’elle tend à figurer
dans le contexte du XIXème siècle l’explosion des règles de l’illusion
mimétique, l’éclatement des conventions liées à la perspective et à la
vraisemblance picturale, permettant la fuite de l’art figuratif. Le vol ne fait
alors que rejouer, souligner, prolonger la pensée de Manet telle que l’a
définie Foucault : provoquer le scandale, le choc, l’abasourdissement, le
chaos en faisant d’un tableau non plus le lieu d’une scène représentée mais la
surface d’une expression de lui-même.
Car Le Déjeuner sur l’Herbe n’est construit qu’en considération de la
surface et de ses deux dimensions, longueur et largeur : la perspective y
est aplatie, contournée, de telle sorte que le premier plan et l’arrière-plan
ne semblent faire qu’un, ramenés à la surface de la toile ; les lignes
verticales et horizontales se multiplient à l’intérieur de la peinture, tant et
si bien qu’elles rappellent l’encadrement du tableau et ses deux
dimensions ; l’éclairage enfin est particulièrement irréaliste, puisqu’il
se divise en deux sources lumineuses – l’une interne au tableau et qui frappe
les buissons çà et là, et l’autre externe à la peinture, celle de l’éclairage
« extérieur et frontal », comme le dit Foucault, « qui vient
frapper la femme et ce corps entièrement nu, qui vient la frapper absolument
d’en face, [car] il n’y a aucun relief, aucun modelé » (absence de relief
qui rappelle d’ailleurs l’écrasement de la perspective). Ce deuxième éclairage,
c’est celui qui vient du réel, de la salle d’exposition, ou de l’atelier du
peintre. C’est la lumière blafarde de la réalité qui trahit la matérialité de
la peinture comme objet. Cette désillusion de la peinture, cette subtilisation
de ses principes qui est traduite par sa subtilisation pure et simple par
Carole, elle renvoie donc à son tour à la désillusion d’Alex, cœur brisé qui a
perdu ses rêves amoureux, brutalement ramenés à la réalité.
Le Déjeuner sur l’Herbe possède en outre de nombreuses résonnances
avec la bande dessinée, en particulier dans ce qu’on a déjà évoqué. On a ainsi
pu parler de la notion d’apesanteur, que l’on retrouve donc ici, puisque le
personnage de la baigneuse dans le fond, ramené au premier plan par
l’écrasement de la perspective, semble flotter au milieu de la scène, comme
d’ailleurs le bouvreuil en haut du tableau qu’on dirait en suspension au-dessus
de l’abîme – bouvreuil qu’on recroisera en forme de clin d’œil lors de
l’épisode en forêt, à travers la lunette du fusil que manipule Alex. Cette
apesanteur est d’ailleurs caractéristique d’autres peintures de Manet, en
particulier du Balcon avec ses
personnages qui semblent en lévitation, qui rappelle par un détour le nombre
important des fenêtres et des vues à travers elles qui constelle la bande
dessinée. De plus, on ne s’expliquait pas la nudité d’Alex sur la couverture,
alors qu’elle tombait d’un hélicoptère piloté par ses deux camarades, elles bel
et bien vêtues ; il en va de même dans le tableau de Manet où la nudité de
la femme tranche mystérieusement au milieu des deux hommes habillés de pieds en
cap. On évoquait par ailleurs le motif du vide dans certaines images qui
semblaient avoir comme volonté de creuser la vacance ; on peut se
remémorer à cet effet les propos acerbes du critique Ernest Chesneaux,
contemporain de Manet, qui voyait dans les figures du Déjeuner des « étoffes vides de corps ».
Plus qu’un simple prologue à la James Bond, apéritif en attendant le plat
de consistance en forme de nouvelle mission, l’épisode d’Orsay se révèle
concentrer les éléments perturbateurs du récit, en énonçant par la même
occasion la problématique. Car le but sera alors de résoudre le conflit entre
la désillusion et le retour à l’illusion. Comment faire ? et surtout ce
retour est-il encore possible ? Les premières pages, Alex tentera le tout
pour le tout et croira jusqu’au bout pouvoir récupérer son cuistre de petit ami,
mais la désillusion s’avère irrémédiable. Et puis, lors de leur dispute en Espagne,
la complémentarité entre Alex la rêveuse et Carole la cartésienne apparaît clairement :
alors que la première pleure encore, la deuxième lui propose de noyer son chagrin
« dans du sperme hispanique », ce à quoi la principale intéressée
répond « je parle pas espagnol ». Ce dialogue absurde révèle
l’incompréhension des deux femmes : l’une idéaliste, à la recherche de
sens, de complicité, de dialogue ; l’autre triviale, désespérément
concrète, ne se contentant que de la matérialité physique. L’une recherche une
relation stable, un amour véritable, tandis que l’autre ne se contente (et
encore) que « de plans culs ». L’une aspire à l’idéal, l’autre réduit
toute idée à la réification.
Ce différend irréconciliable, celui
de l’idéal et du physique, Le Déjeuner
sur l’Herbe le concrétise symboliquement, peinture de genre avec le nu a
priori comme expression de la Beauté incarnée, voire éthérée, mais ramenée
pourtant ici à l’état de simple croute où le nu ne se révèle que dans sa plus
vulgaire crudité, et qui plus est avec insolence (le regard décomplexé que la
femme tourne vers le spectateur et le rendu pictural de la chair furent entre
autres les causes du scandales que provoqua le tableau lors de sa première
présentation au Salon des Refusés). Cette
femme sur la toile, ce n’est rien qu’une femme, et encore, c’est une
catin ! – et cette toile, ce n’est pas un chef d’œuvre, elle n’élève pas
son spectateur dans les sphères supérieures de la beauté, ce n’est qu’un
tableau, une simple image, deux dimensions, des couches de couleurs et on n’en
parle plus.
à suivre...
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html
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