LE GESTE ET LA PAROLE - 9 :
Continuité des parcs (f)
(il est nécessaire d’avoir lu les deux textes précédents
pour saisir les tenants et les aboutissants de celui-ci : http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-5-continuite-des.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-6-continuite-des.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-7-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-5-continuite-des.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-6-continuite-des.html, http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/09/le-geste-et-la-parole-7-continuite-des.html et http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/10/le-geste-et-la-parole-8-continuite-des.html)
Cette dernière case de la planche
offre une configuration qui fait écho à la première, dans laquelle on voyait
Tintin au centre, et devant lui le récit qui s’ouvre, et derrière lui le
lecteur. Seulement, les rôles se sont redistribués autrement dans
l’espace : le lecteur occupe cette fois-ci le centre, et ses livres
encadrent chaque extrémité de la case – les livres qui bouchent son horizon
devant lui et ceux qui cassent la perspective au fond de la pièce, dans la
bibliothèque (telle est la condition du lecteur, qui n’a comme seule
perspective le livre et la lecture). L’espace lui-même a radicalement changé :
on se situe désormais dans un intérieur, alors que la première case prenait
place à l’extérieur, et que la perspective était au contraire ouverte de chaque
côté, rappelant l’ouverte du récit qu’elle devait marquer. Ici, l’espace est
donc cloisonné de part et d’autre ; mais surtout, alors que Tintin était
initialement au centre de la composition, il en est maintenant purement et
simplement exclu. Pour ainsi dire, chaque case est le négatif de l’autre –
chaque case est l’envers de l’autre. De ce point de vue, on pourrait penser que
si la première signifiait l’entrée de Tintin sur la scène du récit, cette
dernière le montre alors s’apprêtant à entrer dans la lecture, s’apprêtant à
traverser le miroir, à passer de l’autre côté, à entrer dans le repaire du
lecteur, à pénétrer sa conscience – l’idée est réversible : c’est donc
aussi le lecteur qui, à son tour, entre
dans le récit. Encore une fois, le chemin du lecteur et celui du héros se
croisent. A force d’avoir déplacé ses
enjeux vers la lecture, il s’est opéré une dialectique du récit qui se
concentre désormais sur l’image de sa réception plutôt que sur celle du héros.
Si l’on n’avait pas peur
d’abroger les frontières entre bande dessinée et littérature, et si l’on ne
redoutait pas non plus de verser dans l’anachronisme le plus outrancier, on
pourrait voir là une variation de la fameuse nouvelle « Continuité des
parcs » de Julio Cortazar… De parc, il a bel et bien été question ici,
mais surtout on ne peut qu’être frappé par cette irruption du héros de fiction
dans l’univers du lecteur, par ce personnage du récit qui vient surprendre le
liseur dans l’intimité de sa lecture – et de là à s’égarer en imaginant que ce
vieux lecteur est en train de lire précisément le début du Sceptre d’Ottokar, il n’y a qu’un pas qu’on se gardera évidemment bien
de franchir. Et pourtant…
Le vieil homme représente bel et
bien un alter-ego de nous-mêmes, lecteurs du Sceptre d’Ottokar. Comme nous, qui tournons les pages de la bande
dessiné et qui en parcourons les cases des yeux, contribuant ainsi à faire
avancer Tintin sur la route du récit, le professeur Halambique est le vecteur
qui lance le héros dans sa course folle en Syldavie – et ce précisément à
travers le rôle du lecteur qu’il campe. Le savant lisait un document frappé
d’un sceau ; il s’occupe de sigillographie, et ne s’intéresse même qu’à
cela. En faisant visiter sa collection à Tintin, quelques cases plus loin, il
attire l’attention sur un sceau extrêmement rare appartenant au roi de Syldavie,
Ottokar IV... A force d’associations d’idées et dans la chaîne des objets qui
se précisent peu à peu, on en arrive tout de même bien à ce que la lecture du
savant conduise au sceptre d’Ottokar : la lecture studieuse qui se
rapporte aux sceaux, les sceaux de manière générale qui laissent place au sceau
d’Ottokar IV en particulier, et son évocation qui fera germer l’idée d’un
voyage en Syldavie et mènera au sceptre lui-même. Tout cela est contenu en
substance dans la lecture du professeur Halambique, sous une forme quasi
métonymique – il s’opère ainsi une dialectique dans la visite de l’appartement
qui ne peut qu’être comparée à la dialectique de notre lecture elle-même, car
« il y a dialectique quand la solution exige des synthèses et la
construction d’interdépendances entre les procédés conçus au départ comme
opposés, soit simplement comme étrangers l’un par rapport à l’autre. L’acte de lire exige des synthèses entre des
actions de sens contraires »[1].
Que cette citation soit extraite
d’un ouvrage intitulé Les Chemins de la
Lecture ne fait qu’illustrer d’avantage notre propos : Halambique et
le héros n’étaient pas destinés à se rencontrer, étrangers qu’ils sont l’un à
l’autre, suivant deux chemins différents – l’un celui du récit, l’autre celui
de la lecture. Mais la lecture n’a cessé de rejoindre le récit depuis la
première case, et le récit n’a cessé de se tourner lui-même vers la lecture. La
rencontre de l’un et l’autre dans la chambre close d’Halambique, dans l’intimité
de sa rêverie savante, ne fait que les engager à prendre un chemin commun et
surtout complémentaire : si traditionnellement on a tendance à dire que la
lecture est guidée par le récit (en effet, il nous « emmène »
ailleurs, dans la diégèse), on assiste ici à une réversibilité, car c’est le
lecteur-Halambique qui guide le héros-Tintin sur la route du récit en lui
faisant visiter son appartement (de même que l’ouverture de la serviette et la
lecture de l’adresse avait « guidé » le héros en lui servant de fil
directeur). Lorsque Tintin survient, il n’interrompt donc pas vraiment la
lecture, il vient la rejoindre, la croiser, la rencontrer, coïncider avec elle et
fusionner avec elle.
D’ailleurs, dans la deuxième
planche, Halambique ne reconnaît pas immédiatement Tintin – ou plutôt, il ne se
rend pas compte que c’est un étranger qui vient d’entrer dans son
appartement : « Bonsoir, Madame Pirotte. Déposez tout cela sur la
petite table, voulez-vous ?... », dit-il au jeune reporter. Si j’ai
employé le terme de « reconnaissance », c’est pour traduire la
situation qui se joue là dans des termes propres à notre propos. Pourquoi,
selon le professeur Halambique, Tintin ne peut-il être la personne qui vient de
frapper à sa porte et entrer dans sa pièce en même temps que dans son
quotidien ? Madame Pirotte, elle, fait partie de l’univers du lecteur
Halambique, elle est susceptible de lui apporter des courses, du courrier, du
linge repassé… Tintin n’a rien à faire
là – d’autant que c’est bien la dernière personne que le savant s’attendait à
voir, puisqu’il est le lecteur et lui le personnage, l’un l’autre appartenant à
deux univers certes complémentaires mais surtout disjoints. On comprend bien
que le lecteur n’avait pas prévu que le personnage surgisse ainsi chez lui.
A suivre…
Cases extraites de l'album Le Sceptre
d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012
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En supplément, et pour
le plaisir, voici le texte intégral de la nouvelle de Cortazar :
Continuité des parcs
Il
avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à
cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à
sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le
caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé
de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa
lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc
planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne
pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait
sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les
derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des
héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir
presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui
l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur
le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main
et qu’au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser
sous les chênes.
Phrase
après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les
protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et
acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière
rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première,
méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé par les épines d’une branche.
Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se
dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une
passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers
furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au
rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se
déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que
tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps
de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement
les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait
été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure,
chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable
répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il
commençait à faire nuit.
Sans
se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à
la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord.
Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les
cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et
les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui
conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent
pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il
monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait
dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une
salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux
portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du
salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le
dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de
l’homme en train de lire un roman.
Julio Cortazar, «
Continuidad de los Parques », Fin d’un jeu (1956),
traduit de l’espagnol par C. et R. Caillois, Gallimard, 1963.
[1] Gérard
Chauveau et Eliane Rogovas-Chaveau, Les
Chemins de la Lecture (éditions Magnard, 1994), page 44.
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