dimanche 23 septembre 2012

Le Geste et la Parole - 7 : Continuité des parcs (d)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

Le Geste et la Parole - 7

Continuité des parcs (d)

 
 
 
 
 
 
 Revenons à la deuxième case du Sceptre d’Ottokar, car on doit évoquer l’autre différence fondamentale avec celle de L’Île Noire. Dans cette dernière, Tintin affichait une démarche volontaire, il allait au-devant de l’aventure ; il nous faisait presque face, il venait à notre rencontre sur le chemin de notre lecture – et rapidement, le lecteur sera rassasié de péripéties : un avion en détresse qui atterrit, un coup de feu qui fait perdre connaissance au héros… Dans Le Sceptre d’Ottokar, la perspective du récit est plutôt limitée et décevante, au premier abord : « Nous allons nous asseoir un instant sur ce banc », déclare Tintin. Programme volontairement désenchanteur : sitôt sorti de la pause du récit, Tintin envisage déjà de faire une autre pause ! Hé quoi ? A-t-on ouvert un album du héros-reporter pour le voir se prélasser ? A peine l’action lancée qu’elle serait étouffée lamentablement sur un banc public ? Qu’est-ce que cela veut donc dire ? D’abord, l’emploi du futur proche instaure bel et bien l’idée d’un programme à accomplir (« nous allons nous assoir »), presque mécanique, trop neutre pour être honnête. D’ailleurs, on peut observer dans la bande dessinée que c’est l’une des rares phrases prononcées dans un phylactère qui ne se termine pas par des points de suspension, mais par un point final. « Nous allons nous asseoir un instant sur ce banc. » Là où ailleurs les paroles se distinguent par leur caractère inachevé, appelant toujours une suite ou du moins une action à suivre, on a plutôt ici une réplique au caractère définitif, catégorique, qui ne souffrirait semble-t-il aucune contradiction, et qui s’oppose d’ailleurs résolument à l’élan pris par Milou, qui vient de se mettre à poursuivre des oiseaux.  Tintin, à tous niveaux, provoque donc un coup d’arrêt au récit à peine amorcé.
Du moins, en apparence : il existe une nuance dans la phrase « nous allons nous assoir un instant sur ce banc ». L’indication temporelle souligne une durée indéterminée mais cependant brève – rien qu’un instant. Comme si le personnage indiquait par là que la pause sur le banc ne serait pas longue, qu’elle ne serait qu’une étape. Surtout, concrètement, que veut-il faire, sur ce banc ? Lire. Or, ce qui paraît n’être qu’un arrêt brutal du récit dissimule en fait un détour, ou pour mieux dire un détournement tout symbolique qui revient aux chemins croisés du récit et de la lecture introduits dans la première case. En se mettant en grève d’activités, Tintin s’incarne en lecteur, et il envisage alors de poursuivre la lecture, et non plus le récit. Alors, qui est le héros ? Qui est le lecteur ? Celui qui tient le livre à la main et qui s’apprête ici à l’ouvrir ? Celui qui, à la case précédente, marche une canne à la main, induisant par là une promenade plus longue que celle de notre héros, et donc une action plus conséquente ? Se confondent ainsi lecture et action, comme si le récit exprimait la subordination de la lecture à l’action menée. Les frontières entre l’une et l’autre deviennent floues, leur identité s’inverse : Tintin se fait lecteur, le lecteur se fait aventurier, et ainsi peut commencer l’aventure de la lecture.
 
Et c’est justement par la lecture que Tintin va trouver l’amorce des péripéties qui vont le conduire jusqu’en Syldavie. Tout fonctionne dès lors comme si le dédoublement du récit en lecture, répondant lui-même aux multiples dédoublements précédents, permettait de mettre en perspective les mécanismes qui l’animent : en transformant la lecture du récit en récit de la lecture, la bande dessinée se regarde. Car même si finalement Tintin n’ouvre pas son livre à cause de la serviette oubliée, il en a néanmoins fait la découverte à la faveur du désir de lecture qu’il a exprimé implicitement. Et quand bien même, le personnage assouvira bel et bien son appétit de lecture… Mais procédons par ordre : « Et personne dans les environs ?... » s’étonne-t-il. Personne autre que lui, donc, et ses avatars des cases précédentes : lui-même, l’image, la statue, le promeneur, le lecteur, le lecteur qu’il est devenu. Tout cela, Tintin ne le voit pas, parce qu’un problème s’est posé : le lecteur – moi, vous, nous – s’assoit et veut lire un récit d’aventures, mais tout ce à quoi il assiste, c’est au spectacle du héros qui s’assoit et qui veut lire un récit (d’aventures ?). L’action est au point mort parce qu’elle ne fait alors que répéter la passivité du lecteur en attente de péripéties, elle ne fait que le conduire au fond d’une impasse où il se voit lui-même. Comment relancer la lecture ? Comment relancer l’action ? Comment, alors que les deux gestes se redoublent et s’annulent ? Comment transformer l’interruption causée par la lecture en début de récit ? Comment, si ce n’est en stoppant précisément la lecture de Tintin par la grâce d’un élément perturbateur, ici la découverte inopinée d’une serviette ? La serviette vient donc jeter un trouble, au sens propre comme au sens figuré, dans la lecture : elle avorte celle de Tintin, et par là-même elle relance celle du lecteur qui voit le récit se remettre en route grâce à cette découverte. Résolution du problème : « Si je l’ouvrais ?... J’y trouverai sans doute l’adresse de son propriétaire… » Et comment y trouverait-il l’adresse sinon précisément par la lecture, en la lisant ?
 
 
 
D’ailleurs, au niveau de la représentation, la serviette encore scellée entre les mains de Tintin ressemble à s’y méprendre à un livre fermé. Allons plus loin, même. Si on observe les cases 4 et 5, on assiste à la substitution d’un objet à l’autre, une sorte de métamorphose, même : livre et serviette sont placés dans la même position sur les genoux de Tintin, entre ses mains ; si le personnage a remplacé l’un par l’autre, ce ne peut être qu’à la faveur de l’ellipse, qui joue ici un rôle de prestidigitateur. L’objet de la lecture (le livre) s’est transformé sous nos yeux en objet de la quête (la serviette), l’objet qui va lancer la quête, et l’un l’autre intervertissent leur fonction, jusqu’au vertige : lecture de la quête, quête de la lecture… Ouvrir la serviette, c’est ouvrir la Boîte de Pandore de la fiction et libérer toutes les péripéties qu’elle renfermait, comme en renferme un récit ; ouvrir la serviette, c’est y lire comme dans un livre, c’est y découvrir une destination, une adresse, donner une impulsion, et libérer Tintin-lecteur de son inactivité. C’est finalement joindre le geste à la parole : d’abord la lecture de coordonnées, qui n’est alors que parole, et puis le geste qu’elle sous-entend, c’est-à-dire s’y rendre. Encore assis, Tintin lit, comme l’indiquent les guillemets : « Ah ! voilà !... ‘’Nestor Halambique, 24, rue du Vol à Voile…’’ » Maintenant debout, le bras se balançant qui indique le rythme soutenu de la marche, il décide « C’est à deux pas, je vais la rapporter… » Sous son bras, il porte à la fois le livre et la serviette, la lecture et le récit, qui s’entraînent l’un l’autre, vecteur de la motivation du lecteur et du personnage, solidaires, de nouveau.
 

 
 
 
à suivre...
 
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012

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