(Attention : ce texte fait partie d'un
ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il
peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un
caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une
continuité.)
Le Geste et la Parole - 6
Continuité des parcs (c)
(il est nécessaire
d’avoir lu les textes précédents pour saisir les tenants et les aboutissants de
celui-ci : http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html et http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-5-continuite-des.html)
La deuxième case du Sceptre d’Ottokar poursuit la relecture
du début de L’Île Noire. Dans ce
dernier album, à la deuxième case, on voyait Tintin dans le même cadrage que
sur la photographie de la case précédente, dans la même attitude, un peu moins
guindé peut-être, sur le même chemin, mais un peu plus loin. On y avait vu une
extraction du personnage hors de la fixité de l’image ; d’abord sur pause,
il était passé en mode lecture. La deuxième case du Spectre d’Ottokar rejoue donc tout cela, et c’est surtout Milou qui
s’en fait le signe. Autant sur la photographie de L’Île Noire Milou « posait » lui aussi, suivant le pas de
son maître, autant dans la case subséquente il courait joyeusement le long de
la pente bordant le chemin, revenu ainsi à son état naturel. Or, on retrouve
une logique identique dans Le Sceptre
d’Ottokar d’abord, on voit Milou calme et docile ; comme son maître il
semble affecter une attitude, il semble se retenir, « poser », encore
– et d’ailleurs, il sourit… Tandis que dans la deuxième case, le chien court
déjà, chassant des moineaux ; il court de nouveau, pourrait-on dire, comme
dans L’Île Noire. C’est l’instinct
animal de l’image qui se met aussitôt en mouvement, passé le moment d’inaction,
libéré de l’immobilité de la case initiale.
Cependant, deux choses
essentielles changent dans cette case, si on la compare à celle de l’album
précédent. D’abord, les deux vignettes de L’Île
Noire conservaient un cadrage identique, pour mieux marquer encore cette
logique d’extraction qu’on vient d’évoquer, figurant par l’ellipse une sorte de
travelling latéral, et de cette façon donnant l’illusion du mouvement (en tout
cas, l’idée de mouvement), et par là-même celle de la mise en mouvement du
récit. Dans Le Sceptre d’Ottokar,
l’angle de vue a changé d’une case à l’autre : là où Tintin se présentait
précédemment de trois quart face, on le voit désormais de trois quart dos.
Pourquoi voyons-nous maintenant le
personnage de dos ? Pourquoi y a-t-il ici rupture alors que dans L’Île Noire la continuité était préservée ?
La logique se fait alors un peu plus retorse, et pour répondre à ces questions,
il faut d’abord se souvenir de ce que Tintin avait dans le dos à la case
précédente. Rappel, donc : derrière le personnage apparaissait la
représentation elle-même (la statue), c’est-à-dire l’image de la
représentation, la conscience-même de l’image – et derrière elle, le lecteur.
Voir le personnage de dos, du point de vue presque de la représentation, et
surtout de celui du lecteur, c’est voir le personnage qui est passé de l’autre
côté de l’image, de l’autre côté du miroir, c’est le voir entrer dans le récit.
Cette case constitue en effet l’envers de la case précédente, elle en est pour
ainsi dire le contrechamp, le négatif, et les valeurs y sont inversées :
l’une était pose, l’autre mouvement ; l’une était pause du récit, l’autre
entame l’action ; de l’une on voyait les coulisses, de l’autre on voit la
scène. Là le personnage venait à notre rencontre, ici, nous le suivons sur sa
route.
Le point de vue de la
représentation, a-t-on dit à l’instant : mais qu’est-ce que cela signifie
concrètement ? La deuxième case scelle le début du récit, de sa parole qui
se fait enfin entendre, et en bande dessinée cela doit signifier la mise en
mouvement du geste, de l’image qui se met à suivre le récit. Le point de vue de
la représentation, c’est celui du geste qui s’anime, celui de l’image qui se
fait vecteur de narration. L’image n’est plus cette statue hiératique ou cette
photographie figée, Tintin s’en éloigne, Tintin lui tourne le dos, Tintin s’en
extrait, Tintin en est sorti, et il entre dans le récit, comme s’il avait
franchi le pas d’une porte, comme s’il avait franchi un seuil en l’espèce de la
première case. Et ce qu’on voit, par-dessus l’épaule du personnage, presque à
travers son propre point de vue, c’est le chemin du parc devant lui, c’est la
perspective du récit qui s’amorce.
D’ailleurs, l’action mise en
route, il ne sera plus question de fixité, il ne sera plus possible d’arrêter
le héros, de l’enfermer dans le hiératisme d’une image stérile. Un épisode,
deux planches plus loin, en est la pure illustration, parce qu’il réutilise les
codes évoqués depuis plusieurs lignes : des espions bordures veulent savoir
qui est ce Tintin qui semble déjà trop gênant, et l’un d’entre eux s’arrange
pour le photographier alors qu’il descend un escalier. Mais quand ils
développent le cliché, ils s’aperçoivent que le cadre de la photographie n’a pu
saisir Tintin en mouvement : seul le corps est visible, pas le visage, et
même Milou ne laisse voir que son arrière-train – le reste est hors-champ.
Allégorie : il est impossible de réduire Tintin à l’inertie, à moins de
subir une perte, à moins de n’en obtenir qu’une image lacunaire, à moins d’être
incapable d’en tirer quoi que ce soit, au final. Pas encore dans le récit,
encore dans ses marges, le personnage se laissait photographier, comme l’a
prouvé la première case de L’Île Noire
et comme l’a connoté celle du Sceptre
d’Ottokar ; mais ici, il est désormais insaisissable, la photographie
en abyme n’a aucune emprise sur lui – et les doigts qui suspendent l’image dans
l’image, comme pour en souligner l’immobilité, la platitude, l’artifice, ces
doigts ont laissé échapper l’essentiel, inaccessible.
Quand le héros surprendra la conversation
des espions, il entendra d’ailleurs cet échange : « Bah ! Nous
savons tout de même qu’il s’appelle Tintin… – Tintin !... Tintin !...
Tu sais bien que le nom seul ne suffit pas !... C’est toujours la photo
dont nous avons besoin !... » Il s’agit là d’une mise en situation
idéale du geste (ici la photo) et de la parole (ici le nom), et surtout en ce
qui concerne l’impossible réduction du geste à une immobilité contreproductive,
contre-exemple tout trouvé à la pose consentie de la première case, lorsque le
récit est encore en berne, quand l’inactivité du corps, rigide, répond à
l’absence du récit. Désormais le corps est actif, impossible à saisir dans le
flux des images qui s’enchaînent avec l’histoire. Le dialogue des espions
pourrait se traduire ainsi : « Bah !... Nous avons quand même la
parole (ils ont placé leur voisin sur écoute, d’ailleurs, et entendent donc
tout ce qui s’y dit – à défaut de voir), nous avons quand même le récit !
– Tu sais bien que la parole seule ne suffit pas, que le récit seul ne suffit
pas !... C’est toujours de l’image, du geste, dont nous avons besoin !... »
Les premières cases disaient l’inverse : il s’y trouvait l’image, mais pas
encore la parole. Finalement, l’un sans l’autre n’ont aucune valeur, aucune
utilité, car l’un est irréductible à l’autre. Détail amusant :
l’appareil-photo miniaturisé était dissimulé dans une montre-gousset – le
rapport au temps, au réglage de la montre que l’espion feint de faire, accentue
cette synchronie, cette simultanéité du geste et de la parole, de l’image et du
récit qui ne souffre aucun décalage. « Drôle d’endroit pour régler sa
montre… » remarque Tintin. L’endroit ? L’escalier, sans doute, mais
aussi la bande dessinée, sûrement ! Drôle de lieu que la bande dessiné, sa
mécanique synchrone bien huilée, sa temporalité de l’imaginaire, pour régler sa
montre, dès lors inutile – drôle d’endroit aussi pour vouloir immobiliser
l’image, toujours articulée entre la précédente et le suivante.
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