à la loupe :
La Chute de la Maison Usher
de Dino Battaglia
Il est
difficile d’accorder de la crédibilité à l’adaptation d’une œuvre de
littérature en bande dessinée, surtout de nos jours où la démarche est presque
systématiquement assimilable à une entreprise de vulgarisation, à la hauteur d’une
sorte de « roman pour les nuls », où prédominent le plus souvent
l’absence de vision et la forme la plus aseptisée qui soit. La plupart du temps,
on a en effet la désagréable impression que la bande dessinée ne se distingue
que par sa soumission envers la littérature, incapable de rivaliser avec elle,
ne se réalisant qu’à travers un opportunisme commercial qui prend appui sur des
succès d’édition antérieurs, ou des classiques scolaires. Ces dernières années,
seul l’excellent Hippolyte semble avoir su livrer un véritable travail
d’artiste en adaptant Dracula de Bram
Stocker (Glénat, deux tomes) et Le Maître
de Ballantrae de Stevenson (Denoël Graphic, deux tomes), avec à chaque fois
une technique originale et magnifique, additionnée d’une vision absolument
transcendante du support romanesque.
L’adaptation
littéraire en bande dessinée n’a cependant pas toujours été cantonnée à ces
bas-fonds de la logique éditoriale, comme peut nous le montrer de manière
exemplaire l’œuvre du dessinateur italien Dino Battaglia. Ce merveilleux artiste
fait partie du fameux « groupe de Venise », qui compte parmi ses
rangs l’illustre Hugo Pratt, avec lequel il a débuté en 1945. A partir de la
fin des années 60, Battaglia adapte des classiques de la littérature
mondiale : le roman de Walter Scott Ivanhoé
en tout premier lieu, et puis surtout le chef d’œuvre de Melville Moby Dick en 1967, auxquels succéderont
des adaptations de Poe, de Lovecraft, de Stevenson, de Borges, jusqu’aux Gargantua et Pantagruel de Rabelais, peu avant sa mort en 1983. La singularité
de Battaglia consiste à n’avoir jamais choisi entre les techniques propres à la
bande dessinée et celles caractéristiques de l’illustration : le résultat
rappelle un peu la démarche de Will Eisner, puisque la géométrie de la mise en
planche se voit alors complètement éclatée, volontiers déconstruite, les cases
se libérant alors des carcans de l’encadrement et de la rigidité linéaire de
l’art séquentiel. Cependant, Battaglia se distingue du maître américain par sa
dimension décorative toute européenne, rappelant d’ailleurs par certains
aspects de son trait l’art déco début de siècle, mais aussi le raffinement
dandy du symboliste Aubrey Beardsley, la spontanéité graphique en plus, le tout
au service d’un récit dont il extrait à chaque fois toute la fibre romantique.
Parmi toutes ses adaptations, c’est sans doute à partir des nouvelles de Poe
que son art s’exprime de la manière la plus aboutie, le noir et blanc expressionniste
et élégant distillant une atmosphère d’épouvante des plus efficaces, jouant
souvent sur les limites de la lisibilité – un peu comme Alberto Breccia qui
atteindra des sommets comparables à travers l’univers d’une autre figure
tutélaire du fantastique : Lovecraft.
Parmi toutes
les « Histoires Extraordinaires » que s’est approprié Battaglia, La Chute de la Maison Usher montre de
manière saisissante la qualité de son travail, et l’intelligence de son propos.
Pour illustrer cela, je propose de me livrer à l’analyse de deux planches de ce
récit graphique, la première et la dernière.
Il n’est
peut-être pas inutile ici de rappeler l’histoire de La Maison Usher : au début de la nouvelle, après un long et
pénible voyage au milieu d’un pays lugubre,
le
narrateur arrive en vue d’une demeure sur la façade de laquelle il remarque,
entre autres détails inquiétants, une fissure imperceptible. C’est la Maison
Usher, château appartenant à son ami Roderick Usher, dont il avait reçu plus
tôt une lettre lui annonçant une grave maladie qui réclamait sa présence, et
qui touchait aussi sa sœur jumelle Madeline. Après lui avoir récité le poème «
le Palais hanté », Roderick soutient à son ami que la maison est vivante et
malveillante. Plus tard, Madeline meurt, et Roderick annonce qu'il a
l'intention de conserver son corps pendant quinze jours dans le caveau familial
en attendant de procéder à son enterrement définitif. Après avoir aidé son ami,
le narrateur constate une aggravation rapide de son état. Une semaine plus tard
environ, il reçoit, par une nuit de tempête, la visite de Roderick, bouleversé.
Celui-ci, hystérique, clame que les bruits qui résonnent dans la maison sont
causés par sa sœur : il avoue en effet penser depuis plusieurs jours
qu’ils l’ont inhumée encore vivante. La
porte de la chambre s'ouvre alors violemment et laisse apparaître Madeline, en
sang dans son suaire. Elle avance vers son frère et tous deux succombent dans
les bras l’un de l’autre. Le narrateur fuit alors de la maison et, à la lueur
d'un éclair, aperçoit la fissure parcourant la façade s'élargir, causant
l'écroulement de la bâtisse tout entière.
Sans
entrer dans les détails qui régissent le récit de Poe, il faut noter ce qu’en
retient Battaglia dans sa bande dessinée, à savoir le paradigme de la maison
hantée, ainsi que l’expression du tragique fantastique propre au poète
américain. En effet, l’histoire développe l’image de la fatalité, en cela que
le personnage de Roderick se persuade qu’il souffre d’une maladie causée par la
déchéance de sa famille – et il devient en effet malade, mais seulement en
raison de cet atavisme qu’il croit sentir peser sur lui : il se fait ainsi
l’instrument du fatum, il se condamne lui-même en se croyant condamné. La
destinée se réalise alors dans le redoublement : comme Œdipe, le
personnage craint son destin et le précipite par cette crainte elle-même, et
puis il entraîne sa sœur jumelle dans sa chute, en étant responsable malgré lui
de sa perte. A propos de redoublement, le trouble mental qui touche Roderick
trouve sa représentation physique à travers la maison (il y a d’ailleurs une
polysémie révélatrice dans le terme « maison » : à la fois le
bâtiment, mais aussi la lignée nobiliaire) : l’édifice peut alors être
comparé à l’inconscient de Roderick (elle est ainsi décrite à plusieurs
reprises à l’aide de personnifications), et la fissure qui le traverse peut être
assimilée à un trouble dissociatif de l’identité (l’étang dans lequel le
narrateur observe le reflet de la maison au début de la nouvelle évoque encore
cette figure du dédoublement). Fatalité et dédoublement dirigent ainsi
l’action.
La
première planche de Battaglia présente le titre, en haut de la page, imposant
et graphique, sur lequel nous reviendrons. Ensuite, deux cases se partagent le
reste de l’espace, séparées l’une de l’autre par deux récitatifs condensant
l’incipit de la nouvelle. La première des cases, la plus grande, est composée
en escalier, épousant l’angle inférieur gauche de la page, et représente le
narrateur de dos, sur son cheval, dominant un étang qui s’étale sur toute la
largeur de la planche, tandis qu’un arbre décharné le domine. Le dessin gratté
figure la brume, achevant ainsi de planter ce climat oppressant de mélancolie
et de malaise qu’évoque le narrateur en arrivant devant la Maison Usher. L’autre
case, située à droite, consiste en un insert représentant en gros plan une
partie de la fissure sur le mur de la demeure, sinueuse ligne noire se frayant
son chemin parmi les briques. Battaglia respecte alors totalement l’esprit de
Poe en plongeant le lecteur à la suite du narrateur dans l’atmosphère fantastique
du récit (il le suit, littéralement, puisque le personnage lui tourne le dos),
tout en attirant l’attention sur un détail significatif, une « fissure
imperceptible », mais mise en valeur sur la planche de manière à ce qu’on
ne voit qu’elle. On peut d’ailleurs observer une ellipse ici, et de taille,
puisqu’on ne donne pas à voir au lecteur une vue générale du château, mais
directement une petite partie sur laquelle s’est focalisée la perception du
narrateur : il y a alors une synecdoque qui résume l’édifice à une
fissure, une faille, certes infime, mais bel et bien existante – faille qui
peut à son tour se voir comme une métaphore du fantastique, l’extraordinaire se
réalisant toujours à travers une fêlure dans les apparences du réel. Le
raccourci de la synecdoque montre que le château s’apparente à une brèche dans
la réalité, à travers laquelle le surnaturel va faire irruption dans le récit,
ou réciproquement : comme si en pénétrant dans le château, on entrait de
plein pied dans l’étrange.
Et cette
étrangeté, on la retrouve dans la composition originale de la première case qui
combine en les distinguant la dynamique verticale (la silhouette obscure du
cheval et de son cavalier, prolongée par l’arbre, sur toute la hauteur de la
planche) et la dynamique horizontale (l’étang, sur toute sa largeur), créant
ainsi un contraste jouant sur les deux dimensions de la page : on obtient
alors un échafaudage contrenature, puisque la case est à la fois composée
horizontalement et verticalement, sans que cohabitent ces deux tensions,
déformant de cette façon le champ de la case, traditionnellement un quadrilatère,
ici tordu en deux parties, presque sur le point de rompre : c’est encore
une image du fantastique, qui fait coexister le réel et l’impossible, le
concret et le surnaturel, ces pôles se voyant ici résumés aux différentes
lignes de force de la composition. L’équilibre est dès lors précaire, l’image
oscillant de la verticalité vers l’horizontalité, et peut préfigurer le
dénouement du récit, qui se clôturera, rappelons-le, par l’effondrement de la
bâtisse. L’horizontalité franche sur laquelle s’épanouit la fissure sur la
façade, dans la deuxième case, dissimule dès lors une fragilité plus
inquiétante, tout un monde d’obscurité et de souffrance menaçant de s’en
échapper au moindre craquement.
La
dernière planche de la bande dessinée se concentre en toute logique sur l’excipit
du récit. Le narrateur a tout juste eu le temps de sortir de la maison pour
voir la fissure gagner tout le bâtiment. C’est ce que nous représente la
première case, tout en verticalité : à travers la large brèche dans la
façade, on voit la pleine lune briller au milieu de la nuit. La case suivante,
en haut à gauche, nous dépeint le regard halluciné du narrateur tourné vers
cette fissure, ne pouvant détacher sa fascination du spectacle de l’effondrement
qui se présente à lui. Deux images sans cadre se succèdent sous cette case,
montrant la précipitation confuse de l’action : d’abord celle d’ « un
tourbillon de vent [qui] se déchaîna », entraînant à sa suite un nuage de
poussières qui recouvre le narrateur, et puis celle du bâtiment, à moitié détruit,
devant lequel le narrateur ne peut plus
contenir sa stupeur. Enfin, la dernière case, tout en horizontalité cette
fois-ci, découvre le personnage principal, dans le lointain, au milieu des
décombres imperceptibles, avec au premier plan « l’étang sombre se
referma[nt] dans son silence sur les ruines de la maison Usher ».
La
première case est symbolique à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle
improbable, et par là même surnaturelle, la brèche s’ouvrant comme si derrière
la façade de la maison, il n’y avait pas d’intérieur, ni d’autres murs, mais
seulement les ténèbres de la nuit, et la pleine lune qui domine l’ensemble.
Battaglia ne représente pas tant la fissure sur le bâtiment que la faille dans
la réalité, les apparences stables du monde physique (les briques, le ciment) s’effondrant
pour laisser exploser la pleine puissance du fantastique, ici figuré par deux
topoï classiques : la nuit et la pleine lune. Le contraste entre l’astre
blafard et l’obscurité résume par ailleurs toute la puissance du noir et blanc
expressionniste de Battaglia, technique entièrement mise au service de la vision
surnaturelle. Les deux images privées d’encadrement participent d’une logique
comparable, parce que, dénuées du support concret de la case aux limites tracées
à la règle, elles sont livrées à l’immatérialité du blanc de la page, perdues
en dehors des limites du temps et de l’espace, libérées de tout ancrage matériel.
Alors, on bascule de l’autre côté du réel, de l’autre côté du mur, dans l’univers
imperceptible des esprits et de l’abstrait, au milieu d’un nuage exhalé par la
destruction du monde physique. Le retour sur l’étang à la dernière case
rappelle le dédoublement de l’environnement : sur la terre ferme mais
aussi au milieu des marécages, l’étendue d’eau figurant un miroir déformant
tendu à la réalité, l’inversant à sa surface, et dissimulant des profondeurs
inconnues et inquiétantes, profondeurs auxquelles appartient désormais la Maison
Usher et ses habitants.
Et cette fatalité remonte même au-delà des origines, puisque la conception du titre par Battaglia révélait déjà cette prédestination de la symétrie, par-delà l’image de la destruction : les mots « La chute de la Maison » sont inscrits à l’aide de lettres bancales, heurtées, en plein déséquilibre, tandis que le nom des « Usher » s’impose par sa taille disproportionnée, et surtout par la symétrie de sa composition, l’énorme « U » se reflétant dans le grand « R », et la lettre centrale, le « H », de par sa nature-même, fait office de clé de voûte dans cet équilibre. Ainsi, le destin des Usher était scellé dans leur nom-même.
Pour plus de renseignements sur le recueil des adaptations de Poe par Battaglia, et à propos des autres bandes dessinées de cet auteur disponibles en français, connectez-vous au site des éditions Mosquito :
http://www.editionsmosquito.com/ouvrage.php?id=88
Je découvre ton blog ce soir, en cherchant les détails de sommaires des histoires extraordinaires de Dino Battaglia. Bravo. Superbe travail !
RépondreSupprimerQuel est le sommaire exact de ce recueil ? (en plus de la Chute).
En fait, l'album Vertige graphique a t'il été repris complètement par Mosquito avec leurs trois volumes ?
Merci !
RépondreSupprimerEn fait, je ne peux pas répondre à ta question car je ne possède pas le recueil de chez Mosquito, mais l'édition de Vertige Graphic...
Le mieux est de contacter directement l'éditeur...
Bon courage !
Avec cette belle couverture de monstre en "peluche" ( :-) Chanceux. j'ai trop tardé moi. :-(
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