A la loupe :
LE SECRET DE LA LICORNE d'Hergé
Le Secret de la bande dessinée
Préambule
L’expression
« joindre le geste à la parole » ne peut sans doute pas constituer
une définition de la bande dessinée, mais plutôt une métaphore, une image à
laquelle on pourrait assimiler les mécanismes qui président à cet art. C’est
sur ce postulat qu’on essaiera de bâtir notre réflexion.
La parole, c’est le langage,
c’est le discours – autrement dit, c’est le récit. Même dans la plus muette des
bandes dessinées, dans le plus silencieux des romans graphiques, même quand les
récitatifs n’éclairent pas systématiquement par les mots le plafond de la case,
même quand les phylactères se sont envolés par-delà la vignette, il existe une
parole sourde, celle du récit, celle de l’histoire qui court entre les
interstices du dessin, d’un cadre à l’autre, bondissant de vignettes en
vignettes, saturant l’espace du plus envoûtant des bavardages : la narration.
Le geste, c’est l’image.
C’est le dessin, dans les deux sens du terme : d’abord le dessin qui est fait,
le travail du dessinateur qui se plie à la volonté de la parole du récit pour
la rendre visible ; et puis justement le dessin que l’on voit dans la case,
que l’on regarde, cette balise sur le chemin de la fiction. Le geste, c’est
donc la représentation.
C’est vous,
ça ?
Dans son
séminal ouvrage sur le 9ème Art (Case, planche, récit – Lire la bande
dessinée), Benoît Peeters interroge l’écart qui sépare la représentation en
peinture de celle en bande dessinée. Il évoque notamment le fait que si le
premier est « clos et suffisant », l’autre n’est jamais qu’une suite
d’ « objets partiels pris dans le cadre plus vaste d’une
séquence »[1], c'est-à-dire une suite
d’images dépendantes les unes des autres. Benoît Peeters en illustre la
conséquence en évoquant « cette case célébrissime du Secret de la
Licorne où Haddock vient crever le portrait de son ancêtre, faisant
littéralement surgir la mobilité de la bande dessinée dans le hiératisme de la
peinture d’époque »[2]. Il
souligne par là que « lorsque la bande dessinée classique représente la
peinture, elle s’empresse la plus souvent de la défaire ».
En
interrogeant son rapport aux autres médias, la bande dessinée montre qu’elle
réfléchit ainsi sur ses propres capacités à représenter le réel, et qu’au final
elle se regarde se faire, tel une sorte de Doppelganger,
réalisant un récit qui n’est autre que celui de sa création. Dans ce sens, tout
l’enjeu du Secret de la Licorne se
résume à raconter sa propre genèse, à « défaire » l’image pour voir
comment se « fait » la bande dessinée. Et comme dans tout bon récit,
celui-ci reposera sur un conflit. Car il semble ici qu’avant de mettre en échec
la peinture, la bande dessinée soit justement mise en péril et qu’elle soit
d’abord elle-même menacée d’être « défaite » :
« défaite », la représentation, et « défait », le récit.
1.
« Dis donc, Milou, voilà un joli navire. »
Tintin trouve
dans un marché d’antiquaires le modèle réduit d’un navire qui sera au centre de
l’album et du suivant (Le Trésor de Rackham Le Rouge). Le héros à la
houppette en fait l’acquisition dans le but de l’offrir à son ami le capitaine
Haddock. Arrêtons-nous un instant sur cette maquette : on peut
l'assimiler, un peu comme la case telle qu’elle est décrite par Benoît Peeters,
à un « objet partiel ». C'est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un bateau,
même s’il n’est jamais désigné autrement (« ce bateau, votre bateau, mon
bateau, etc. »[3]), qu’il n’a pas été conçu
pour naviguer sur l’eau, et qu’il n’est même pas sûr qu’il supporte le contact
d’un élément liquide. Pourtant il en a l’apparence, et c’est en cela qu’il est
« partiel » : il n’est qu’une représentation – une miniature, au
même titre qu’une case de bande dessinée peut être regardée comme la miniature
d’un tableau.
Il est
intéressant que l’aventure de Tintin s’ouvre alors de cette façon, par la
découverte d’une représentation. Car si l’on examine les deux cases qui
illustrent cette découverte, on se rend compte qu’au stand de l’antiquaire, il
n’y a pas seulement que le modèle réduit qui est face au personnage, mais qu’un
miroir s’y trouve aussi. En fait, quand il s’accroupit pour mieux examiner le
navire, Tintin semble se regarder lui-même et se reconnaître dans cette
représentation, s’y identifier parce que lui-même est une représentation – le
miroir apparaît alors comme le signe de cette reconnaissance fondée sur le
dédoublement. Le bateau et Tintin se ressemblent en tant qu’ils sont tous deux
des images « partielles » d’un autre unique et complet dont les
mouvements ne sont pas suspendus par la miniaturisation. Cela expliquerait
aussi pourquoi notre héros se cesse de s’extasier devant l’objet (« voilà
un joli navire, il est vraiment très joli » - même le capitaine Haddock y
va de son couplet : « Oh ! … Quel magnifique
vaisseau ! »), pourquoi il attire tant la convoitise d’autres personnages
au début de l’album, et enfin pourquoi Tintin ne cède pas devant les enchères
de ces concurrents qui vont jusqu’à multiplier par dix sa valeur d’achat. La
miniature a autant de valeur que l’existence propre du personnage, puisqu’elle
fonde la condition de cette existence elle-même : celle d’une
représentation. Tintin y est peut-être autant attaché que Raphaël de Valentin à
sa Peau de Chagrin.
Un détail
accentue l’idée de cette correspondance et concrétise l’analogie entre Tintin
et le bateau. Plus loin dans l’aventure, Tintin perce partiellement le secret
que renferme la maquette : après qu’on la lui ait volée et que son
appartement ait été mis à sac, notre héros découvre opportunément un petit
rouleau de papier sous sa commode. Il est d’abord perplexe devant cet objet qui
ne « [lui] appartient pas » et qui renferme un « charabia »
impénétrable[4]. Et puis, il se rend
soudainement compte que « ce papier devait se trouver enroulé dans le mât
de [son] bateau. Il s’en sera échappé lorsque le mât s’est détaché, en tombant,
et il aura roulé sur le meuble… »[5]. Et
c’est aussi à travers ce papier qu’on arrive à un point crucial de la
correspondance : car, comme Tintin, le bateau était une représentation qui
renfermait une parole. Car comme la maquette, le héros de bande dessinée Tintin
joint le geste de sa représentation (son apparence conditionnée par la
miniature / l’image) à la parole, c’est-à-dire celle du récit qui l’anime. Tous
les deux, le personnage comme la maquette, apparaissent donc comme un objet
creux dans l’image et que la parole remplit pour lui insuffler la vie, une vie
secrète, toujours à découvrir, celle du récit, celle du Secret de la Licorne,
justement.
Car le secret
de la Licorne – le secret de ce bateau qui s’appelle « La Licorne » –
c’est précisément la parole qu’elle renferme. En percer le secret, c’est donner
un sens à cette parole. Et alors, la maquette ne devient plus seulement un
double potentiel de Tintin ou de l’image en général, mais bel et bien du récit
dans son ensemble. En quelque sorte, on est en présence de la parole du récit
elle-même, miraculeusement incarnée dans la bande dessinée : l’album a
pour titre Le Secret de la Licorne, et ce secret, c’est à la fois celui
qui fonde le récit (celui qu’on déroule au fil du récit) et celui que
renferme la maquette (celui du parchemin qui s’est déroulé en tombant du mât brisé) – c’est à la fois le nom de la
bande dessinée et celui de l’objet qui en est en son centre. Si l’on s’en tient
à cette formule – la bande dessinée joint le geste (la représentation) à la
parole (le récit) – alors la maquette est pour ainsi dire l’image même de
la bande dessinée qui s’appelle Le Secret de la Licorne, parce qu’il
s’agit bel et bien de la représentation de la dite Licorne, représentation à
laquelle est associée le manuscrit qu’elle renferme, ce phylactère d’un autre
âge. Tintin ne trouve donc pas seulement un double de sa propre image mais
aussi une miniaturisation du récit dont il est le héros, un peu comme lorsqu’on
tient un globe terrestre entre les mains : la bateau est une maquette de
la bande dessinée qui l’englobe et la totalise. Le Secret de la Licorne,
c’est alors celui de la bande dessinée elle-même.
Et n’oublions
pas que cette parole – celle du bateau et celle du récit – « n’appartient
pas » à Tintin et qu’elle n’est encore qu’un « charabia ».
Gardons aussi à l’esprit que ce papier, c’est toute la valeur qu’accorde à la
maquette l’un des prétendants à son acquisition, celui-là même qui a cambriolé
Tintin : il voulait lui voler ce manuscrit, il voulait l’en défaire pour
se l’approprier[6]. Posséder la parole du
bateau, c’est en percer le secret et arriver au terme du récit – du moins,
c’est s’en approcher : « Si, au moins, je parvenais à en saisir le
sens », se lamente Tintin. Il dit là deux choses : si au moins il parvenait
à comprendre le « charabia » qu’il a sous les yeux, et si au moins il
parvenait à saisir le sens du récit (c'est-à-dire les raisons de l’imbroglio de
complots qui se trament autour du bateau). Et si pour l’instant ce sens
n’apparaît que sous le brouillard diffus d’un charabia, c’est que rien n’est
encore résolu, et qu’au contraire les personnages ne vont cesser de se perdre
dans ce labyrinthe des doubles. Car, finalement, ce sont les dédoublements qui
fondent le récit.
En effet, la
maquette, objet duel, est à la source d’une fascination et d’une confusion
croissantes pour les personnages envers la notion de double. D’ailleurs, l’un
des candidats à son acquisition, le collectionneur Ivan Ivanovitch Sakharine
manifeste cette caractéristique de manière exacerbée[7]. Il
ne s’intéresse au bateau que découvre Tintin uniquement parce qu’il en possède
un autre absolument identique. Quand notre héros se rend chez lui et qu’il
s’aperçoit que ce n’est pas le sien mais un autre semblable, Sakharine lui
dit : « je comprends votre surprise. Moi-même, au Vieux Marché, ce
matin, j’ai été stupéfiait de découvrir un bateau exactement pareil au mien. Et
c’est parce que cela m’a paru extrêmement curieux que j’ai tellement insisté
pour vous le racheter… »[8].
Chaque personnage semble ne s’intéresser au bateau que parce qu’il y projette
le double d’une autre chose – ce qui se justifie dans le sens où le bateau est
le double du récit, et donc de toutes choses qui le composent. Et l’ami à qui
Tintin veut offrir ce cadeau ne déroge pas cette règle. On peut même dire qu’il
la développe jusqu’à son point de rupture.
2.
« Mais regardez de plus prêt. »
Effectivement,
quand Tintin montre l’objet au capitaine Haddock, ce dernier passe lui aussi
par un sentiment de reconnaissance : « Quelle extraordinaire
coïncidence ! … Figurez-vous que… ». Et il ajoute dans la case
suivante : « Non ! Accompagnez-moi chez moi : vous
verrez »[9]. Il est intéressant que le
personnage passe de « figurez-vous » à « vous verrez ». La
première réplique évoque l’imagination d’une représentation, fondamentalement
inachevée parce que « partielle » (« figurez-vous que » est
suivi de points de suspension) : en fait on est réellement ici dans le
domaine de l’impression fugitive, du déjà-vu, de la représentation mentale – la
reconnaissance de Haddock vient alors redoublée la maquette du navire, elle y
superpose une autre « figuration », au même titre que Tintin y
associait sa propre image. Mais à la différence de ce dernier, Haddock ne voit
pas tant en l’objet l’image confuse d’un double possible (c'est-à-dire une
sorte de fétiche lié à soi par une identité de condition), mais il y reconnaît
un double exact. C’est là tout le sens du « vous verrez », car de
cette façon Tintin va pouvoir, à son tour, saisir précisément la nature même du
double qui a été perçu par son ami le capitaine. Les personnages vont avoir le
privilège d’exercer leur regard et de pouvoir « voir ». C'est-à-dire
qu’ils vont avoir l’occasion de redoubler la bande dessinée, et en l’occurrence
de parvenir à comprendre en quoi ce bateau est un double, en quoi l’impression
confuse qui s’en dégage répond à une réalité « autre » (en ce sens,
on voit bien que le point d’exclamation qui suit la réplique s’oppose aux
points de suspension et souligne le renversement). Il y a donc un réel
basculement qui s’opère du « figurez-vous… » au « vous
verrez ! ». Et comme on va le voir nous-même, ce basculement ne
concerne pas seulement les deux cases dont on vient de parler mais le récit
tout entier.
A la page
suivante, quand les deux personnages sont arrivés au domicile du capitaine, ce
dernier insiste encore sur l’importance du regard, ce regard qui va faire
basculer la bande dessinée dans une autre dimension : « vous allez
voir… » et « regardez !»[10].
Cette dernière injonction est coordonnée à un geste de monstration de Haddock
qui désigne une peinture exposée dans son salon. Le caractère du double prend
alors une dimension toute nouvelle, car la peinture représente un portrait en
tous traits semblable à Haddock. Or, il ne s’agit pas du capitaine Haddock,
mais du chevalier de Haddoque, qui servit sous le règne de Louis XIV. Le
portrait est donc deux fois le double du personnage : d’abord parce qu’il
s’agit d’une représentation, et puis aussi parce qu’elle n’est pas celle de Haddock
mais d’un autre qui lui est identique. Et on se rend compte, aussi, que cette
case redouble deux fois le regard du lecteur : d’abord parce qu’à ce
moment il doit regarder par-dessus l’épaule des acteurs de la scène et qu’il
doit suivre le geste du capitaine (c’est bien lui, ici, qui donne à voir), et
puis aussi parce que l’image de la case est doublée d’une autre image en abyme,
celle du tableau[11]. Tintin s’étonne de la
ressemblance et bégaye « C’est… c’est vous, ça ? » en désignant
à son tour la peinture. Encore une fois, on est face à un geste de
reconnaissance. Le trouble de Tintin est caractéristique de la confusion que
fait naître le télescopage des représentations et leur caractère double (quand
il dit « c’est vous, ça ? », il parle bien du tableau et
non de ce qu’il représente, et il identifie dès lors Haddock à l’image).
Et si de la
sorte on double effectivement l’image de la bande dessinée, on n’en est pas
moins dans une configuration tout à fait inédite. Le geste et la parole des
deux personnages, dans ces deux cases, sont de ce point de vue fort
révélateurs : Tintin montre du doigt la peinture, et Haddock de son côté
fait la même chose, tandis que leurs propos ne portent que sur le portrait.
Tout se recentre dès lors sur une représentation qui n’est pas celle de la
bande dessinée, mais qui en est une autre. On n’est plus dans cette logique qui
place les épisodes de la narration ou la narration elle-même au tout premier
rang. La logique du geste et de la parole se concentre ici sur la
représentation, mais en la désincarnant (c'est-à-dire en la dédoublant). Car
dans ces deux cases, le geste et la parole ne sont pas associés au bénéfice de
la bande dessinée pour construire un sens (même « partiel »), mais au
contraire ils se détournent d’elle au profit d’une autre image, dans le seul
but de la gloser. C’est tout à fait clair dans la case qui suit, où les deux
personnages tournent le dos à la case pour se concentrer sur un détail de la
peinture (« Regardez-y de plus près. Examinez le vaisseau à l’arrière-plan »).
Or, quand on glose, que fait-on sinon redoubler par la parole ce que l’on a
sous les yeux ? La représentation ne vient donc plus redoubler le récit en
en donnant l’image, c'est-à-dire en le parachevant par sa réalisation graphique
– au contraire la parole vient redoubler la représentation dans le seul but de
la répéter. Et dès lors, la bande dessinée est doublée : le geste et la parole des deux
personnages « défont » la bande dessinée parce qu’elle concentre
chaque « objet partiel » (chaque case) sur un objet « clos et
suffisant » en la figure du tableau. Les cases ne sont plus dès lors
« à suivre », mais elles répètent une même situation en forme
d’impasse : le regard porté par les personnages sur le tableau, au fond de
l’image.
En fait, il
semble qu’ici la séquence est littéralement emprisonnée dans le cadre de la
peinture, comme si dès lors que les personnages avaient posé les yeux sur le
portrait, ils ne pouvaient plus s’en dégager, et la bande dessinée avec. Le
cadre partiel de la case est pour ainsi pris au piège du cadre clos et
totalisant du tableau. La bande dessinée est prisonnière de son double comme si
sa fascinante complétude et son individualité l’avaient hypnotisé. Et
évidemment, le fruit de cette concentration sur la représentation est exactement
l’inverse de la restitution d’événements, car on ne fait que s’arrêter sur une
image pour ainsi dire morte et qui ne « raconte » rien, et qu’on
redouble et répète cette image par la parole en la glosant, en la décrivant, en
la détaillant : on fait du sur-place. La bande dessinée est donc pour
ainsi dire immobilisée par son double, un double qui la dénie. C’est ainsi que
de façon très révélatrice Tintin en est arrivé à remettre en cause l’identité
du capitaine en l’identifiant avec son double (qui pourtant, rappelons-le,
n’est pas lui de deux manières différentes, puisqu’il n’est qu’une
représentation et qui plus est la représentation d’un autre) :
« C’est vous, ça ? ». Dans cette réplique qui est à la
fois geste et parole (énoncé et monstration), Tintin détourne l’identité de
Haddock (« vous ») vers son double (« ça ») de la
même manière que la bande dessinée est alors détournée au profit du tableau.
Etant donné
que le tableau absorbe la convergence constructrice qui préside à la bande
dessinée, le geste et la parole sont réduits à ne plus se concentrer que sur la
représentation et la redoubler en montrant les éléments qui la fondent. Alors,
joindre le geste à la parole revient à anéantir la représentation elle-même, à
la redoubler dans une sorte de trou noir (le cadre clos de la peinture) qui
l’avale, la déconstruit, la défait, et du même coup défait dans la bande
dessinée toute autre possibilité de représentation et donc de narration. A ce
stade, la logique du récit se suspend et s’émiette – le double est parvenu à
faire se replier la représentation sur elle-même.
Cependant,
c’est cette nature même du double qui permet au récit et à sa représentation de
sortir du repli dans lequel il s’était enfermé. En examinant l’arrière-plan du
tableau, les personnages découvrent que le bateau qui s’y trouve représenté est
« le même, exactement le même » que celui trouvé par Tintin au Vieux
Marché. Voilà donc quelle était la nature duelle que possédait le modèle réduit
aux yeux de Haddock : il est le double de celui représenté dans l’image.
Et c’est là « l’extraordinaire coïncidence » dont parlait le
capitaine – car le bateau réussit, de façon inespérée, à concilier la peinture
et la bande dessinée. Grâce au bateau, la peinture n’apparaît plus comme ce
corps étranger dans la bande dessinée qui l’avale et qui l’anéantit, mais elle
parvient à communiquer avec la bande dessinée. Autrement dit, la peinture et la
bande dessinée se découvrent un point commun en l’espèce du bateau. Et la
coïncidence est « extraordinaire », parce que pour une fois ce que
représente le tableau n’est pas un double qui dénie la bande dessinée (comme
c’était le cas pour l’opposition Haddock / Haddoque) mais un double qui s’y
identifie. D’ailleurs, à cet égard, la représentation picturale du bateau nous
permet même d’allier le geste et la parole de façon significative, car
« celui-ci porte un nom », comme le signale Tintin en le soulignant
de son doigt : « regardez, là, en tout petits caractères : LA
LICORNE »[12]. Ce geste et cette parole
ne se situent plus seulement dans le redoublement stérile de ce qui est vu,
mais ils apportent à l’image un sens qui la replace dans la conduite du récit.
Le regard (« regardez, là ») ne se contente plus seulement de
regarder, mais il lit, et cette lecture donne une vie, c'est-à-dire une
existence (ou encore un sens) à ce que renferme la peinture : le bateau
obtient alors une identité qui lui est propre et qui le baptise :
« LA LICORNE ». Ce qui fait dire à Tintin : « Le mien porterait-il
un nom aussi, par hasard ?... Nous aurions dû le prendre avec nous.
Attendez-moi, je vais le chercher. Si le mien portait le même nom, ce serait
vraiment drôle… »[13]. Les
personnages se remettent à l’action du simple fait que le tableau se soit
conformé à la réalité de la bande dessinée, et que le geste et la parole lui
aient donné un sens. Mais n’y-t-il pas danger, justement, à ce que la peinture,
par la jonction du geste et de la parole qui s’effectue en son sein, fasse
ainsi sens en lieu et place de la bande dessinée ? N’ y a-t-il pas péril
en la demeure si l’objet (qui est l’objet même de la bande dessinée, son double
et sa fin) n’ait pas lui-même dévoilé son identité, son histoire, son
sens ? On va voir que si Tintin pense que la coïncidence « serait vraiment
drôle », la plaisanterie va vite tourner court.
Car en effet,
l’intrusion du tableau, même si elle a été résolue, n’en a pas moins laissé des
stigmates à la bande dessinée et à l’univers qui est le sien. On pensait que,
réunifiés et réinvestis de leurs portées respectives, le geste et la parole
avaient permis de réconcilier le tableau et la bande dessinée en donnant au
bateau une identité et une singularité au sein du récit (qui lui permet donc ne
plus être perçu par le prisme du double et donc par celui de l’imposture). Mais
cette réconciliation a forcément lieu en faveur d’un compromis : on ne
peut avoir ôté à la peinture son caractère double sans avoir à en subir
certaines conséquences. Car si la bande dessinée ressort apparemment
victorieuse de sa confrontation avec le tableau, la surprise qui attend Tintin
à son domicile va nous faire réévaluer la chose :
« Saperlipopette !... Il a disparu !!! », s’exclame-t-il en
parlant de son bateau, introuvable à la place où il l’avait laissé. Une seule
conclusion possible : quand le geste et la parole se sont réalisés à
l’intérieur du tableau en apposant à la représentation du bateau le nom qu’il
porte, ils en ont du même coup avorté toute possibilité d’existence du même
bateau dans l’univers de la bande dessinée. On l’a dit : le bateau a
désormais une identité qui le singularise, toute duplication est donc
impossible, car « en venant à l’existence, il élimine son double »[14]. En
effet, « l’unique comble l’attente en se réalisant, mais la déçoit en
biffant tout autre mode de réalisation »[15]. Or,
le bateau de Tintin n’a jamais été qu’un double, un double de lui-même, un
double de Tintin, un double de la bande dessinée, un double de celui possédé
par Ivan Ivanovitch Sakharine, un double de celui représenté dans le tableau de
Haddoque, « et c’est la disparition de ce pâle fantôme du réel qui surprend un
moment la conscience [de Tintin] lorsque s’accomplit l’événement »[16].
« Saperlipopette ! », donc : le double a été biffé de la
bande dessinée. Comme hypnotisés, le geste et la parole se sont d’abord
contenter de converger leurs efforts respectifs vers le tableau – mais
maintenant, ils lui appartiennent, ils ont été dépossédés d’eux-mêmes par la
peinture.
Petit retour
en arrière : on a dit plus tôt que la bande dessinée avait été prisonnière
du cadre de la peinture qui la retenait pour ainsi dire enfermée à l’intérieur
de ses bornes de représentation. On a dit aussi que la maquette du bateau était
en quelque sorte aussi une maquette de la bande dessinée, un fétiche, un signe
total d’elle-même. Alors, en découvrant le bateau dans la peinture, les
personnages achèvent symboliquement d’y enfermer la bande dessinée. C’est comme
si leur regard, en révélant la présence du bateau sur la toile, l’y avait
placé. Dès lors, c’est comme si la bande dessinée avait perdu son double
positif (qui l’englobait et auquel elle s’identifiait – la maquette) au profit
de son double négatif (qui la dénie et la défait – le tableau). La maquette
disparaît donc de la réalité de la bande dessinée, elle est désormais prisonnière
de la peinture. C’est pourquoi aussi Tintin ne découvre plus qu’une parole
séparée de sa représentation dans la suite du récit (le manuscrit que
renfermait la maquette) : la représentation est symboliquement retenue
prisonnière d’un autre monde. L’impasse demeure donc présente. Et le texte que
considère Tintin s’avère alors incompréhensible, il n’a aucun sens, parce qu’il
n’est qu’un signe destitué de sa nature binaire. En effet, il ne faut pas
oublier que la représentation « est à la fois indication et apparaître ;
rapport à un objet et manifestation de soi »[17] :
or, ici, la parole ne fait que se manifester en l’absence de l’objet auquel
elle est en rapport. Le geste et la parole sont désunis, déséquilibrés,
dépossédés d’eux-mêmes, comme on a dit plus tôt : la parole n’est
redoublée par aucune représentation. Elle ne fait donc pas sens, elle n’est
qu’un « charabia ».
Pour
réinstaurer l’équilibre entre le geste et la parole, il faudra reprendre la
représentation à l’autre monde qui la retient prisonnière.
C’est ce qui
s’engagera alors dans la suite du récit. De retour chez Haddock, Tintin
découvre que son ami a pour ainsi perdu ses esprits, que cette histoire lui est
monté à la tête. Il faut noter qu’à chaque fois que Tintin s’absente un
dérèglement s’opère. A chaque fois que le vecteur du récit est déplacé, il
ouvre une brèche au chaos dans la bande dessinée. La suite ne pourra être
considérée que comme une lutte pour la reprise de contrôle du corps d’Haddock,
possédé par son double, et par extension de celui de la bande dessinée,
déréglée dans sa représentation. Lutte – rappelons-nous bien ce mot – qui
commence quand le capitaine empoigne avec détermination sa bouteille de rhum et
qu’il dit à Tintin : « Je vais vous raconter cela… »[18]. La
bande dessinée se double dès lors d’une autre mise en abyme, qui n’est plus
celle, formelle, d’un tableau qui l’enferme dans la suffisance close de son
cadre et qui en annule la progression, mais celle d’un récit enchâssé, extrait
pour ainsi dire de ce même cadre, c'est-à-dire encore de ce même monde. Le
récit surgit du repli de la peinture et s’interpose entre elle et la bande
dessinée. Or, ce récit, c’est celui précisément celui d’une lutte : une
lutte entre le chevalier de Haddoque et les pirates qui abordent La Licorne, une
lutte entre le capitaine Haddock et son aïeul, une lutte, enfin, entre la bande
dessinée et la peinture.
On aboutira
alors à « cette case célébrissime du Secret de la Licorne où
Haddock vient crever le portrait de son ancêtre, faisant littéralement surgir
la mobilité de la bande dessinée dans le hiératisme de la peinture
d’époque »[19]. Et tout est bien qui
finit pour le plus grand bonheur du lecteur qui poursuit sa lecture.
Cases extraites de l'album Le Secret de la Licorne Copyright © Hergé / Moulinsart 2013
[1] Benoît Peeters, Case,
planche, récit – Lire la bande dessinée, page 20 (Casterman, 1998).
[2] Idem.
[3] C’en est même presque
obsessionnel : on dirait qu’en plus de dénier à la maquette son statut de
représentation pour n’en plus voir que ce qui est représenté, les personnages
s’y cramponnent avec un grand désir de possession, presque de fétichisme (voir
la multitude des « le mien, le vôtre, celui-ci est à moi, au mien, mon,
votre » qui se rattachent au bateau).
[4] Hergé, Le Secret de la
Licorne, page 11 (Casterman, 1947).
[5] Op.cit., page 12, case 1.
[6] « Celui qui a volé
mon bateau savait que ce papier s’y trouvait caché. […] C’est pour le reprendre
que le voleur est revenu et qu’il a fouillé partout ». Op.cit., page 12,
case 2.
[7] Ne serait-ce que par son
nom dont les deux patronymes se redoublent en bégayant : Ivan
Ivanovitch.
[8] Op.cit., page 8, case 5.
[9] Op.cit., page 5, cases 11
et 13.
[10] Op.cit., respectivement
cases 2 et 3 de la page 6.
[11] D’ailleurs, celui-ci ne
sera jamais représenté dans l’album autrement dans les cases que de manière
frontale, de façon à ce que son cadre soit parallèle à celui de la case. Il ne
peut apparaître qu’ainsi, ni de biais, ni de dessus, ni de dessous, parce qu’il
ne serait plus, dès lors, strictement en abyme – il ne serait plus ce cadre
dans le cadre.
[12] Op.cit., case 8, page 6.
[13] Op.cit., cases 9 et 10,
page 6.
[14] Clément Rosset, Le Réel et son double, pages 42 et 43.
[15] Op.cit., page 43.
[16] Idem.
[17] Michel Foucault, Les Mots et les choses, page 79.
[18] Idem.
[19] Benoît Peeters, op. cit.
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