Notes de lecture :
LES AVENTURES DE LA FIN DE L'EPISODE
de Lewis Trondheim et Frank le Gall
(l'association)
Le
scénario des Aventures de la fin de
l’épisode se concentre intégralement sur le dénouement d’une histoire
policière de type « whodunit ». Le récit s’ouvre sur une
configuration classique pour ce genre d’épilogue : dans un grand salon d'hôtel,
une nuit d’orage, un pseudo Holmes accompagné d’un pseudo Watson font face à un
prévenu menotté, escorté par un agent de police. C’est une scène de révélations
comme on en a lu / vu des centaines, sauf que le criminel confondu est caché
derrière un masque de Loup-garou, et le détective s’apprête à dévoiler sa
véritable identité. Sous ce déguisement, on découvre le directeur de l’hôtel,
mais les explications qu’il donne ne satisfont pas le détective. Celui-ci ôte
ce qui n’était encore qu’un masque, et ainsi de suite dans une série de
marabout-bout-de-ficelle où le coupable a de plus en plus à voir avec une poupée
gigogne, ou alors avec une pelure d’oignon, "épluché" qu'il est au
fil des pages : le réceptionniste, un vieil ennemi du détective, un de ses anciens
associés, la boulangère du village... Le non-sens et l'absurde font loi et
atteignent leur paroxysme quand les personnages échangent leur rôle.
L'enquêteur découvre que le personnage arrêté était en fait son acolyte, qui lui
avait joué un tour ; il se tourne alors vers celui qui se faisait passer
pour son ami depuis le départ et le démasque ; sous le déguisement, le
détective se rencontre lui-même, qui avait prévu l'imposture ; et enfin
tombe le masque de celui qui avait usurpé la place du héros depuis le début (ou
peut-être devrait-on mieux dire la fin) : le Loup-garou.
À
un premier degré de lecture, l'aberration surréaliste de cette bande dessinée
fascine totalement. C'est le propre du génie de Trondheim à l'époque que
d’inventer ce genre de récit d'une implacable rigueur et d'un humour si
distancié. Le trait raffiné et gracieux de Le Gall n'est évidemment pas non
plus pour rien dans l'infini plaisir qu’on éprouve face à ce petit objet. Et l'univers
emprunté aux récits policiers typiquement britanniques constitue un supplément
indéniable au charme qui se dégage de ces quelques pages.
Comme
souvent chez Trondheim, le scénario puise sa source dans la parodie. La série
des « Formidables aventures de
Lapinot » et des « Donjons »
en sont exemplaires : détournement et décalage y sont les maîtres mots de
l'action. Entre parenthèses, le duo Trondheim / Le Gall se trouvera à nouveau
réunit autour du personnage de Lapinot pour un pastoral pastiche des récits
romantiques d’amour déçu, intitulé Vacances de Printemps. Pour Les
Aventures de la fin de l'épisode, les auteurs se sont penchés sur un
cliché, un stéréotype, un topos, pour en épuiser toutes les ressources. L'hôtel
du château de la gare, l'Holmes, le Watson, le criminel, le Loup-garou, le
masque : tout est déjà vu. Et puis la parodie joue sur les effets de
mise en scène : à chaque fois que l'enquêteur enlève un masque au coupable,
l'action est suspendue par un coup de tonnerre, vieux symbole éculé du coup de théâtre, dont la répétition
systématique accentue le caractère absurde. Au fur et à mesure que les
révélations deviennent de plus en plus tarabiscotées, le coup de tonnerre est
figuré avec de plus en plus de recul : d'abord aux fenêtres de l'hôtel ;
et puis dans le parc, l'hôtel vu au loin ; et dans la lande, l'hôtel
invisible ; et enfin depuis l'espace, notre planète réduite à la taille
d'un petit pois. Il y a ici quelque chose de plus qu'une parodie, davantage
qu'un détournement : comme si les auteurs voulaient signifier qu'il fallait
justement prendre du recul, ne pas se borner à la littéralité comique du
pastiche, mais considérer la chose dans son ensemble. Car, qu'est-ce qu'une
parodie, sinon un discours sur ce qui est parodié ? Autrement dit : une
forme de métatextualité. Comme le rappelait Mel Brooks, la parodie ne se moque pas
de son sujet, elle constitue au contraire une déclaration d’amour, qui en fait l’analyse,
pour en montrer le fonctionnement - en ce sens, la parodie constitue une
entreprise de structuralisme ludique. En prenant du recul par rapport à son
sujet, recul inhérent à la parodie et figuré par le recul du coup de tonnerre, Les
Aventures de la fin de l'épisode double son scénario d'un discours sur
lui-même.
Tout
est affaire de dédoublement dans le récit, ne serait-ce que par le truchement
des masques. Même le Loup-garou, qui semble être utilisé pour la couleur
fantastique qu'il apporte à l'ensemble, a une résonnance particulière en termes
de dualité : le lycanthrope, c'est celui qui se dédouble en animal, en loup.
Et puis il y a le fameux "hôtel du château de la gare", qui ne se
contente pas d'exploiter un lieu commun mais deux (voire trois). Le tout
confine au non-sens et s’annule lui-même : le décor ne renvoie à aucun
espace réel, mais à une localisation impossible, parce que paradoxale – le
lieu-même de la fiction. Le summum est atteint lorsque les personnages échangent
leur rôle, et qu'un moment donné on a simultanément dans la case deux Watson,
et puis deux Holmes. Le héros comme le lecteur perd totalement ses repères,
comme si aucun protagoniste n'avait de personnalité propre, et qu’ils ne
s’incarnaient qu’en de vulgaires coquilles vides, de simples pelures d'oignon
qu'on éplucherait sans fin.
Le
vertige est fascinant et provoque une certaine jouissance, mais il nous suggère
aussi une autre idée. Le retournement de situation final revient à la
configuration de départ : l'Holmes, le Watson, le policier, et le Loup-garou,
mais dont les places sont interverties. Il y a dans ce retournement une
invitation à un retour littéral à la case départ, une injonction implicite pour
que le lecteur revienne au début de la bande dessinée – comme dans l'épilogue
de La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters, où le narrateur ne livre
pas la solution de l'énigme qui a pourtant tenu en haleine depuis le début du
livre, mais enjoint au contraire le lecteur à en reprendre la lecture du début
pour comprendre de lui-même. Le premier mot du récit, "finalement",
prendrait alors tout son sens, puisqu'on doit précisément y retourner, à la
fin. Tout est déjà contenu dans la nuance grammaticale du titre : il y a plusieurs
aventures pour un seul épisode, c'est à dire plusieurs parcours et plusieurs lectures
possibles de cet épisode, ainsi qu’un dénouement qui ne finit jamais de
recommencer. Les Aventures de la fin de l'épisode fonctionne comme un ruban
de Moebius à parcourir à l'infini.
Cependant,
le cercle n'est pas aussi fermé qu'il semble nous le faire croire. Si la bande
dessinée invite à faire un retour sur elle-même, ce n'est pas forcément pour y
lire toujours la même chose, mais au contraire pour y découvrir autre chose – une
clé à l'énigme, par exemple, comme c'est le cas dans La Bibliothèque de
Villers. La relecture, le retour, le recul conduisent à trouver la même
image, mais autrement, différemment : nul n'était celui qu'on croyait être.
Même le policier, qui pourtant est resté impassible et comme étranger à
l'action tout du long, semble avoir changé : le nez est plus court, le menton
plus large, la carrure plus épaisse. Surtout, il y a la fenêtre, éclairée de
l'extérieur (par un coup de tonnerre?) dans la première case, et plongée dans
l'obscurité du dehors dans la dernière. Le basculement des valeurs du clair
vers l'obscur, du blanc vers le noir, nous invite à penser les images en
négatif l'une de l'autre : comme si l'une n'était que l'envers de l'autre.
Cette transposition en négatif de l’image originale, par le biais de la
relecture, résonne comme une proposition faite au lecteur de revoir la bande
dessinée autrement, jusqu’à ce qu’il y ait basculement. Un autre détail est
révélateur de cette ambition : entre le début et la fin, l’orientation des
petits-bois de la fenêtre est renversée, de la verticalité à l’horizontalité –
soit le paradigme à travers lequel on pense le sens de lecture en bande
dessinée. Dans ce retour sur lui-même, c’est le 9ème Art qui est le
sujet des Aventures de la fin de l’épisode. Et le scénario n’est
finalement qu’un prétexte pour parler de l’importance d’y regarder à deux fois.
C’est
en effet comme s’il n’était question que de bande dessinée dans ce défilé de
masques, ces pelures de l’image qu’on épluche au fil de la lecture : les
masques superposés les uns aux autres peuvent se voir comme une ingénieuse
métaphore des cases qui se succèdent au fur et à mesure qu’on les parcourt, une
case en cachant toujours une autre dans un captivant effeuillage de l’image. Et
puis, à la fin, lorsque l’Holmes est démasqué et que le lecteur s’aperçoit
qu’il était en réalité le Loup-garou, on remarque un changement d’expression
dans le regard du monstre par rapport au début : dans la première case, il
est fier et arrogant, à la fin il est hagard et apeuré. Il ne s’agit pas de
l’égarement du criminel acculé par ses poursuivants, mais plutôt celui du héros
lui-même, qui vient d’être rattrapé par son statut d’image, une image qu’on
effeuille et dont on vient de découvrir l’envers, l’inverse, le négatif. Le
protagoniste a pris conscience qu'il n'était lui-même qu'une chose, une image
que l'auteur a pliée à sa volonté.
Et dans cette interversion de
tous les rôles, il en est un dont on n’a pas parlé : le lecteur. La dimension
métapoétique de la bande dessinée serait vaine, si elle ne s’interrogeait pas
sur la place que doit tenir le destinataire du récit dans ce jeu infini de
chaises musicales. Il est encore un détail qui marque entre la case du début et
celle de la fin : dans l’une, au premier plan, on voit l’amorce d’une
table, garnie d’un service à thé, d’un journal, et d’une lampe ; dans l’autre,
tout cela a disparu, et le premier plan n’est plus qu’un espace vide. Et cette
absence n’est pas une négligence du dessinateur. Il faut avoir à l’esprit que
depuis la peinture maniériste, l’espace vide au premier plan d’une toile
constitue un procédé grâce auquel le spectateur peut entrer dans le tableau. C’est-à-dire que l’espace vide met en scène
la place de celui qui regarde, et permet donc de l’inclure dans la perspective.
Et c’est exactement ce dont il s’agit dans la dernière case des Aventures de la fin de l’épisode. Si au
début la table fait obstacle, à la fin il n’y en a plus, et le lecteur se voit
inviter, pour ne pas dire aspirer, dans l’image. Plus le récit s’enfonce dans
la folie, plus il affirme son emprise sur le lecteur, jusqu’à le faire
métaphoriquement prisonnier de la dernière case. À ce niveau-là aussi, les rôles
continuent de s’intervertir : au fil des lectures infinies du récit, le
lecteur devient un protagoniste de l’action, pris au piège de son immuable
recommencement. Le Loup-garou tourmenté, c’est nous.
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