Entretien avec
Réal Godbout
à propos de
L'Amérique ou Le Disparu
Franz Kafka est l’un des romanciers les plus adaptés en
bande dessinée, son univers absurde et inquiétant ne cessant d’inspirer de
nombreux dessinateurs – pour le meilleur comme pour le pire. Malgré tout, la
récente parution aux éditions La Pastèque de L’Amérique ou Le Disparu transposé par Réal Godbout a de quoi surprendre
et réjouir. D’abord, l’auteur canadien s’attaque à un roman (d’ailleurs
inachevé) qui avait été plus ou moins délaissé jusque-là (si l'on excepte le travail du duo Daniel Casanave et Robert Cara). En effet, le marché de l’édition
lui préfère de beaucoup les « classiques » de l’écrivain praguois
tels que La Métamorphose, Le Château ou Le Procès. Celui-ci est un peu moins fantasmagorique, plus
ample ; sans doute est-il dès lors moins évident de s’approprier L’Amérique, mais la gageur est d’autant
plus intéressante. En multipliant les péripéties, ce singulier récit
d’apprentissage donne une image totalement désenchantée du Nouveau Monde :
son protagoniste principal, le jeune Karl Rossmann, essuie de multiples échecs
et déceptions à partir du moment où il débarque dans un New-York entre fantasme
et réalité.
Et puis, pour une fois, le récit n’est pas dilué dans une
esthétique expressionniste surlignant l’atmosphère oppressante de l’univers
kafkaïen, mais s’épanouit avec succès dans la Ligne Claire. On pourrait croire
que la lisibilité et l’apparente simplicité d’un tel style ne conviendraient
pas à Kafka, et qu’elles ne feraient que l’aseptiser. Or, absolument pas. La
Ligne Claire renforce au contraire l’inquiétante étrangeté des aventures
malheureuses de Karl. Elle contraste de la meilleure façon avec les
incompréhensibles et abrupts revirements de situation et donne au récit les
couleurs du cauchemar. Comme on l’écrivait à propos de Ted Benoit précédemment,
la Ligne Claire constitue encore ici un faux-semblant rassurant pour le lecteur,
dans lequel s’épanouit au contraire l’obscurité la plus retorse, en même temps la
mélancolie et l’angoisse. Et puis, on le sait depuis Tintin en Amérique et certains récits de Ted Benoit, encore, mais
on a de nouveau la preuve que ce style convient en tous points à la mise en
scène de l’espace américain et à la représentation de son architecture. Les
rues de New-York sont magistralement transposées, les intérieurs labyrinthiques
et démesurés s’étirent jusqu’à la fascination (en particulier dans le chapitre
« Une villa près de New-York ») et le jeu sur les façades et les
fenêtres offre des scénographies idéales pour la bande dessinée (voir la
couverture et le chapitre « Un refuge »). L’onirisme menaçant du faux
dénouement trouve aussi sous la plume de Godbout une expression parfaite, où
sourd l’ambiguïté de Kafka. Le héros trouve-t-il enfin dans ce « théâtre
de la nature » l’utopie du rêve américain ? Ce théâtre ne trahit-il
pas au contraire l’illusion qu’il y a à s’attacher à de telles espérances (le
héros a la perspective de devenir machiniste, lui qui aspirait à être ingénieur
– ainsi, il ne participera plus à la réalité mais contribuera à en faire
fonctionner le mensonge) ? Ou bien encore, le train dans lequel il monte
ne l’emmène-t-il pas en fin de compte à un abattoir, comme certains
commentateurs de Kafka l’ont affirmé, justifiant ainsi la maxime de ce théâtre
où « tout le monde a sa place » ?
Cerise sur la gâteau, Réal Godbout offre en supplément à cet
étrange récit picaresque l’adaptation d’une courte et méconnue nouvelle de
Kafka intitulée « Le Nouvel Avocat ». On y voit que le cheval
d’Alexandre le Grand, le fameux Bucéphale, s’est retiré des champs de bataille
pour devenir homme de loi. Que les deux récits soient réunis dans ce volume
n’est pas complétement hasardeux, car on pourrait voir dans l’un le trajet
inverse de l’autre. Karl se heurte sans cesse à la vie et finit par se fondre
dans le simulacre – et peut-être la mort – tandis que Bucéphale conquiert son
autonomie et sa liberté en étudiant les rouages de la justice et de la société.
L’un perd ce qui fait de lui un homme, l’autre gagne son humanité. Le premier
est un homme-cheval (c’est ce que signifie Rossmann en allemand), un homme qui
devient cheval, conduit d’un bout à l’autre du récit contre sa volonté, mené
jusqu’à l’abattoir ; le second est un cheval-homme, un cheval qui devient
homme, meilleur homme même que son ancien maître. A chacun d’inventer sa
réalité à partir de là.
Comment vous est venue l'envie d'adapter ce roman de
Kafka ?
J'ai lu ce roman dans la jeune
vingtaine. Son côté léger, imagé et humoristique, «chaplinesque», à l'encontre
des idées reçues sur Kafka, m'avait frappé et je m'étais dit que ce serait un
bon sujet pour un album éventuel, le jour où j'aurais acquis assez de métier en
BD. L'idée m'a suivi durant toutes ces années et, à chaque fois que j'y
repensais, j'avais toujours l'impression de tenir quelque chose. Les astres
s'étant alignés, je me suis finalement décidé.
Vous êtes resté très fidèle au roman ; vous êtes-vous
permis néanmoins quelques libertés ?
Je suis resté fidèle au récit, à
la logique des personnages (si on peut parler de logique chez Kafka) et, je
l'espère, à l'esprit de l'auteur. Mais je me suis donné totale liberté quant au
texte, qui est totalement réécrit, à part inévitablement quelques bouts de
phrases ici et là dans les dialogues. Du récit, j'ai cherché à conserver le
plus possible, mais j'ai dû couper un peu, résumer, resserrer pour l'adapter au
médium et au format de l'album. Par ailleurs, j'ai aussi fait quelques ajouts,
notamment au chapitre 8, pour combler les vides laissés par l'auteur, le roman
étant comme chacun sait inachevé.
On a l'habitude de lire des adaptations en bande dessinée
très expressionnistes de Kafka ; le choix de la Ligne Claire pourrait
surprendre, mais en fait ça fonctionne parfaitement. Pourquoi à votre avis ?
La ligne claire n'est pas
vraiment un choix, c'est ma façon naturelle de m'exprimer en BD. La lisibilité
est toujours pour moi une nécessité absolue et je crois que, dans ce cas-ci,
elle contribue à faire ressortir encore davantage toute l'absurdité du récit.
Pour moi, ligne claire et lisibilité impliquent qu'il n'y ait pas de temps mort
dans la narration, que personnages et décors demeurent reconnaissables d'une
case à l'autre. D'ailleurs, en lisant Kafka, on remarque son sens poussé du
détail, l'extrême précision qu'il apporte parfois à ses descriptions. Son
écriture est peut-être déroutante, mais elle n'est jamais floue. Par ailleurs,
j'ai cherché à donner quelques touches expressionnistes à la BD, dans la mesure
du possible. Je suis un grand admirateur de Georg Grosz. Mais je ne suis pas
Georg Grosz.
Votre adaptation ne constitue-t-elle pas une façon de
retranscrire le discours du romancier à notre époque, pour nous rappeler toute
l'actualité (ou l'intemporalité) ?
Le thème de l'aliénation,
central dans L'Amérique et dans toute
l'œuvre de Kafka, n'est pas nouveau. L'aliénation a existé à toutes les
époques, sous différentes formes. Notre société contemporaine devient de plus
en plus complexe (il est rare qu'un système évolue vers une plus grande
simplicité). Si Karl Rossmann débarquait en Amérique aujourd'hui, il serait
sûrement encore plus dérouté, encore plus perdu qu'en 1912. Nos sociétés
actuelles sont plus éclatées, plus permissives et nous jouissons apparemment
d'une plus grande liberté : on offre au consommateur des choix futiles, comme
la sonnerie de son téléphone, la couleur de son fond d'écran ou la marque de sa
brosse à dents. Mais fondamentalement, rien n'a changé.
Vu de France, le Canada est souvent perçu comme un El
Dorado, un modèle tant économique que politique. Certains événements récents
ont ébréché cette vision idyllique. Quel point de vue avez-vous sur ce sujet ?
L'adaptation de Kafka a-t-elle quelque chose à voir avec ça ?
On assiste actuellement chez
nous à ce qui ressemble à une tendance lourde : de plus en plus de Français
viennent s'établir au Québec, convaincus d'y trouver un avenir meilleur qu'en
Europe, ce qui semble donner lieu à une forme de néo-colonialisme. La France
n'est pas l'enfer que les Français se plaisent à décrire, pas plus que le
Québec n'est un paradis. D'abord, la France reste un pays magnifique, où l'on
jouit encore, malgré la crise, d'une excellente qualité de vie. Votre système
de santé est incomparablement plus efficace que le nôtre. Les Français, sans
être des bourreaux de travail ni des esclaves, sont parmi les peuples les plus
productifs de la planète. Pourtant, la morosité semble généralisée. Les
Français sont par nature d'éternels râleurs, qui ont besoin de critiquer pour
se sentir intelligents et qui doivent absolument avoir une opinion sur tout.
Les Québécois ne sont pas nécessairement plus heureux, ni plus prospères, mais
moins crispés, plus tolérants et notre société est moins hiérarchisée. Par
contre, nous souffrons encore un peu du complexe du colonisé (c'est
particulièrement vrai dans le merveilleux monde de la BD). On a beaucoup fait
état ces derniers temps de corruption. C'est vrai, mais je suppose que ce n'est
pas pire ici qu'ailleurs. Ce qui est nouveau, c'est que ça sorte au grand jour
et qu'on en parle ouvertement. La dualité Europe-Amérique est un autre thème
central du roman et on le retrouve aussi dans la BD. Cependant, contrairement à
Kafka, qui n'a jamais traversé l'Atlantique (et qui n'avait pas l'Internet),
mon point de vue à moi est forcément plus nord-américain.
Vous enseignez la bande dessinée : en quoi cela
consiste-t-il?
J'enseigne au programme de BD de
l'UQO depuis treize ans. J'y ai été engagé à titre de chargé de cours sur la
base de mon expérience professionnelle, ne détenant moi-même aucun diplôme et
étant totalement autodidacte en dessin, ce qui me donne parfois le complexe de
l'imposteur. Je ne suis évidemment pas le seul prof dans le programme. J'y ai
dispensé au fil des ans plusieurs cours différents, généralement axés surtout
sur le dessin : Encrage et couleur, Dessin et narration, Anatomie et
perspective, Découpage graphique, etc. J'y donne aussi, pour une clientèle plus
large, un cours de dessin d'observation, même si ce n'est pas ma spécialité.
L'auteur a tenu un blog passionnant au cours de la réalisation de sa bande dessinée, qu'on peut consulter à cette adresse : http://lameriqueouledisparu.blogspot.fr/
Pour plus d'information sur l'ouvrage : http://www.lapasteque.com/Lamerique.html
Merci à Elisabeth Tielemans
Brillante analyse ! J'ai particulièrement apprécié le parallèle que vous faites entre «Le Nouvel Avocat» et «L'Amérique» . J'achète tout à fait. Curieusement, ce n'était pas de ma part aussi conscient, ni aussi concerté. La présence de ces quatre pages dans l'album est plus le fruit d'un concours de circonstances qu'autre chose. Cela n'enlève rien à la pertinence du propos. La création est une chose, la critique en est une autre. Chacun son métier.
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