Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 2/2
Le premier
récit de ce recueil se distinguait par la volonté baroque de doubler la bande
dessinée, au sens propre comme au figuré : en effet, la mise en abyme y
était prépondérante, pour au final se
retourner contre la bande dessinée elle-même. La singularité de Magdalena résidait en particulier dans
la démission de l’auteur, représentée par la mort d’un dessinateur à l’origine
du récit, et dans la réversibilité du monde artificiel de Tif et Tondu (le
monde des automates comme miroir du leur). Les péripéties plongeaient les
personnages dans un univers de faux-semblants et de duplicité, les confrontant
à leur propre condition d’êtres de papier. C’était là la réelle aventure du
récit : laisser enquêter les héros sur leur propre réalité pour faire
découvrir au lecteur leur ambivalence, le tout de manière à la fois ludique et
poétique. L’ironie qu’on pouvait déceler dans les planches de l’album n’était
pas pour autant totalement négative, ni même contreproductive : elle
exprimait avec malice la lassitude de Will à travailler depuis si longtemps sur
une série qu’il n’a pas lui-même créée, à l’heure où des projets plus personnels
se font davantage prégnants. D’ailleurs, la bande dessinée se terminait sur un
faux happy end, où on voyait les héros profiter de la réalité de leur vie, à
l’inverse de celle des automates – mais l’insistance espiègle sur les
sensations était faite pour souligner tout ce qui, au final, est autant
inaccessible à la bande dessinée qu’aux marionnettes : la réalité de la
vie… Cette leçon ambigüe se tirait au terme de multiples redoublements et
dédoublements, pour enfin mettre dos à dos deux réalités : celle de la
vie, et celle de l’image. Mais Will, accompagné de Desberg, n’en restera
pourtant pas là, et avant de tourner définitivement la page, l’ambiguïté et la
singularité de ce discours seront portées à un niveau inouï dans le dytique qui
suit :
LES PHALANGES DE JEANNE D’ARC /
LA TENTATION DU BIEN
Le principe de réalité
Alors que Tif
et Tondu profitaient de la luxuriance de leur existence dorée et factice à la
fin de Magdalena, celle-ci s’effondre
brutalement au début des Phalanges de
Jeanne d’Arc, pour les rappeler à une réalité plus cruelle. Après un
prologue mystérieux et l’annonce du titre de l’aventure, une planche représente
Tif en plein stéréotype james-bondien : en cabriolet sur la Côte d’Azur,
il exhibe tous les aspects positifs de la vie d’une superstar de
l’investigation. Au volant d’une voiture de rêve, dans un décor méridional de
rêve, il croise une fille de rêve faisant de l’auto-stop, et comme dans un
rêve, les gens le reconnaissent comme figure incarnée de l’héroïsme, et lui
s’impose ouvertement en protecteur paternaliste et tout-puissant qui
« veill[e] sur le monde ». La machine d’idéal se grippe néanmoins
quand, à la planche suivante, Tif pénètre dans une banque pour y… payer des
factures !! Il y a là quelque chose qui cloche, quelque chose qu’on ne
devrait pas voir en temps normal, comme si on surprenait James Bond sortir des
toilettes en ayant tiré la chasse, car les héros de fiction se situent
au-dessus de tout cela, au-dessus des banalités matérielles de l’existence…
Bien plus que la réunion clandestine, la fusillade et la poursuite des deux
premières planches (qui n’auront d’ailleurs jamais vraiment de suite), c’est
cette entrée dans la banque qui constitue l’élément perturbateur du récit. En
passant le seuil de l’établissement, le rêve se dissipe pour laisser place à la
réalité, et Tif aura beau faire preuve d’une certaine fantaisie surréaliste (il
offre des fleurs à la guichetière et lui demande de les mettre sur son compte),
le mal est fait. La suite apparaîtra comme le signe définitif d’un retour
brutal à la réalité : Tif et Tondu sont ruinés, un découvert abyssal est
au passif de leur compte, et les deux héros sont dès lors contraints de trouver
un travail pour rembourser la banque et subvenir à leur besoin ! On
observe là l’envers total de la dernière case de Magdalena : alors qu’ils croyaient profiter de l’existence,
l’existence s’impose à eux avec fatalité. La légèreté de l’univers de bande
dessinée propre à Tif et Tondu laisse donc place à la trivialité. Le lendemain,
Tif refait le même trajet qu’au début, mais en bus cette fois, et en compagnie
d’une grosse bonne femme imposante en lieu et place de la belle auto-stoppeuse,
déjà lointain mirage dans le rétroviseur : le voisinage de cette ménagère
peu glamour symbolise on ne peut mieux la réalité souveraine qui écrase et
oppresse le héros.
Cette
friction au réel se développera tout au long du récit, où les deux héros
déclassés se retrouveront à jouer les simples employés dans un commissariat et
dans un journal. Le réel sera même l’enjeu de l’histoire, son point nodal,
puisque la force maléfique à combattre dans cette aventure n’aura plus rien à
voir avec Monsieur Choc, avec des automates ou d’autres créatures
surnaturelles, mais elle sera au contraire extraite de notre réalité elle-même :
un groupe politique sectaire apparenté à ce que nous connaissons sous le nom de
Front National. Son pseudonyme fictionnel : les phalanges de Jeanne d’Arc…
Les allusions au FN sont en effet transparentes : le symbole historique de
la Pucelle d’Orléans fait le pont entre le réel et la fiction, tandis que le
décor choisi, le bassin méditerranéen, se distingue en étant l’un des fiefs
historiques du parti. Dès lors, on ne peut que constater le déplaisir et
l’inconfort à être plongé dans le décor de ce Sud certes caricatural et
pourtant si proche de la réalité. Bien des albums de Tif et Tondu, mais aussi
d’autres du Spirou de Franquin, se sont déjà servis par le passé de ce décor,
d’abord idyllique et merveilleux, respirant la douceur de vivre une vie de rêve
dans une atmosphère fantasmée et merveilleuse. C’est d’ailleurs en partie ce
que recréait la première planche avec Tif, mais ensuite le Sud trouve ici son
incarnation maléfique, dérangeante parce que finalement plus proche de la
réalité : en suivant Tif qui prend ses fonctions dans la police, on est
témoin de la déliquescence politique causée par le pouvoir absolu du crime
organisé qui gangrène la société par la corruption ; et à travers Tondu et
ses tentatives pour devenir journaliste, on est plongé dans l’immoralité totale
de l’univers des médias, qui en sont réduits à se conduire comme de vulgaires
paparazzis au détriment de l’investigation sociétale qu’on attendrait de leur
part (la grossesse d’une vedette de la télé intéresse davantage le rédacteur en
chef que des scandales médicaux, politiques ou terroristes). Au final, la
peinture de la société est désespérante, et cause d’ailleurs le désespoir des
héros, qui n’ont plus aucune prise sur elle : c’est toute la différence
qu’il peut y avoir entre la naïveté saine et lumineuse des années 50 et le
cynisme des années 80. Cela est d’ailleurs perceptible dans le fait que Tif et
Tondu soient relégués au second plan par rapport au duo Phil Harmonic et Paul
Ennta, héros plus actuels, moins fantaisistes, mais aussi plus inquiétants.
Alors, cette aventure de Tif et Tondu
s’inscrit autant dans son cadre spatial réel que dans sa temporalité : à
l’époque où paraissent ces récits dans le journal Spirou, le Front National
vient de faire une percée aussi inattendue que fracassante, la presse à
sensation commence à faire ses ravages, et le bassin méditerranéen devient ce
pôle touristique qui le dénature complétement pour en faire un cirque
médiatique en plein air, une société du spectacle artificielle et malsaine.
Face à ces nouvelles valeurs, les héros du passé que représentent Tif et Tondu
sont en total décalage, et la faillite qu’ils subissent au début n’est alors
pas tant financière qu’idéologique. Dès lors, dans le premier tome, les deux
héros seront sans cesse relégués aux marges du récit, aux marges d’une réalité,
la nôtre, qui leur est étrangère.
La logique du rêve
Dans Magdalena,
Tif et Tondu étaient sans cesse victimes des apparences, trompés par le faux
qu’ils prenaient pour vrai. Et c’est ainsi que commence cette aventure, de la
plus retentissante des façons : leur avoué gestionnaire de leur argent
s’est enfui avec toute leur fortune : « Un type qui vivait avec trois
chats et qui sentait la verveine… », se lamente Tif. Pour avoir été dupes
de cette apparence trompeuse de vieillard inoffensif, Tif et Tondu basculent
dans le réel, sont plongés dans la réalité de la vie, et paradoxalement cette
plongée ressemble à un cauchemar surréaliste (et c’est d’ailleurs
logique : pour des héros de fiction, la réalité ne peut-elle apparaître
autrement que comme un cauchemar ?). En effet, les actions
invraisemblables s’enchaînent sans que les héros puissent avoir prise sur
elles : impuissant, Tif assiste aux élucubrations immorales et stériles de
son collègue (ironiquement nommé Rambo, et au physique du
Dirty « Eastwood » Harry, figure cinématographique polémique
s’il en est), dont le rôle d’inspecteur est restreint à celui de guignol
grotesque (il laisse impuni des voleurs de voiture et colle une contravention à
un véhicule soufflé par l’explosion d’un attentat terroriste) ; et Tondu
est réduit quant à lui à un statut d’observateur inutile des catastrophes qui
surviennent sur la côte. Les morts gratuites s’enchaînent alors pour souligner
la cruauté tragique et grand-guignolesque du récit qui se joue : un
journaliste qui tombe d’une falaise, par simple maladresse, et dont la mort
n’émeut personne, une mare de sang dans les décombres d’un attentat, et en
particulier le personnage du bouc-émissaire Karim Kabak, tué sans raison et surtout
par personne (Karim apparaît juste dans le viseur d’un fusil dont on ne sait
pas à qui il appartient)… Comme dans un cauchemar, la mort, inexplicable et
inexpliquée, est omniprésente, anonyme et grotesque, elle devient banale et
désincarnée. Les péripéties surviennent elles aussi avec une étrangeté
incohérente qui semble participer de la logique du rêve : voir en
particulier l’épisode où Phil Harmonic et Paul Ennta surgissent dans la villa
de Tif et Tondu, sans y avoir été invités, et offrent aux héros de la leur
racheter, alors qu’elle n’est même pas à vendre : l’inéluctabilité de
l’action qui se poursuit contre toute cohérence est telle que Tif et Tondu
finissent par leur vendre bel et bien leur propriété, comme si cela avait été
naturel ! Inconcevable et inexorable, telle est donc la descente aux
enfers que subissent Tif et Tondu, et qui laisse le lecteur sidéré : les
héros laissent place aux anti-héros, l’action se fait insensée, et la réalité
du récit glisse entre les doigts du lecteur et des personnages qui s’engluent tous
deux dans la consternation.
Et puis, comme dans un rêve (ou un cauchemar,
donc), un élément revient avec récurrence, avec pour seul but de créer un motif
rythmique et étrange, sans signification autre que celle de la fixation
obsessionnelle : les chats. Créatures de la nuit, créatures de l’étrange
aux multiples vies et au rapport étroit avec la mort (il faut se rappeler Poe,
entre autres), les chats reviennent régulièrement dans Les Phalanges de Jeanne d’Arc, sans jamais vraiment répondre à un
réel besoin du récit. La première fois qu’il en a été question, on l’a déjà
notée, c’était pour évoquer la figure de l’avoué, « un type qui vivait
avec trois chats et qui sentait la verveine » : à partir de là, le
chat s’incarne en figure de la duplicité, de la défiance (la confiance qu’on
pouvait lui associer était trompeuse) et surtout cristallise les angoisses des
héros qui viennent de perdre brutalement leur fortune. Le chat devient alors
l’incarnation du traumatisme subi par Tif et Tondu, et il les poursuivra comme dans un cauchemar
le rêveur est poursuivi par ce qu’il craint. D’abord, il y a cette forte
récompense pour celui qui retrouvera un chat égaré, et qui devient l’espace d’un
épisode l’obsession de Tif (l’animal comme moyen de recouvrir la fortune), chat
que Tif réussit d’ailleurs à capturer, mais avec difficulté (le félin comme
incarnation de la réalité insurmontable) et qui s’avère ne pas être celui qui
était recherché (duplicité là encore), mais qui ne veut plus lâcher son
ravisseur (l’idée fixe qui le poursuit) et qui réussit à se faire une place
chez Tif et Tondu, alors que leur logeuse refuse les animaux domestiques
(permanence de l’obsession, mais dissimulée dans l’inconscient). Le chat
parviendra même à hanter les enjeux du quotidien, enfermé qu’il sera dans le
frigo (sa présence à cet endroit se substitue à la nourriture qui s’y trouvait,
comme une commutation grotesque de l’inconscient), et même les enjeux du récit,
de manière absurde (l’argent ne sert plus à renflouer les héros, comme spécifié
dans le programme de départ, mais à acheter de la nourriture au chat : « On
n’a plus de pognon, mon vieux ! C’est ça qui est important ! Le chat
a bouffé tout ce qui nous restait et ça sent le roussi pour nous »,
glissera Tif lors d’un bilan crucial à la fin de l’album). Ce motif apparaît de
manière encore plus étrange et inattendue avec Tondu : alors qu’il enquête
sur des disparitions liées aux Phalanges de Jeanne d’Arc, il cherche à pénétrer
dans une propriété et son attention (et donc celle du lecteur) est brièvement
attirée par des miaulements provenant d’une cabane (« Il y a toute une colonie
de chats, là-dedans ! », se dit-il). L’anecdote n’aura pas d’autre
suite que celle de coïncider avec le rejet de Tondu hors de la propriété :
cette remarque n’aura donc pas d’autre sens que la répétition du motif
obsessionnel du chat, et sa représentation de mystère sournois et insoluble,
enfoui dans l’inconscient des personnages et de l’image, tel un trauma
fondateur. Un secret derrière la porte, en somme.
Enfin, alors qu’ils semblent plongés dans un
cauchemar angoissant, Tif et Tondu eux-mêmes sont réduits à une illusion, à un
mirage irréel, comme si, créatures de papier, ils s’étaient évaporés au contact
du réel : leur existence est directement remise en cause par Phil Harmonic
et Paul Ennta qui, lorsqu’un journaliste évoque la filiation évidente qui peut
être notée entre eux, répondent qu’ils ne savent pas de qui il s’agit : « Tif
et Tondu ? Je ne sais pas. Qui est-ce ? »
Le dérèglement
Ces deux albums donnent donc l’occasion d’une collision
entre le réel et l’imaginaire de la bande dessinée, entre le réalisme de la
vision et l’onirisme des péripéties, et cette collision crée une impression
étrange et inédite dans l’univers de Tif et Tondu, et dans celui de la bande
dessinée traditionnelle de manière générale. La vision dégénérescente du réel
contamine la bande dessinée elle-même et en donne une vision crépusculaire pour
le moins déroutante. Signe de ce dérèglement de la fiction, Tif se laisse
corrompre par les Phalanges de Jeanne d’Arc à la fin du premier tome, et abandonne
ainsi son alter ego pourtant indissociable, l’un l’autre devenant des ennemis :
cataclysme apocalyptique s’il en est, puisqu’il doit nécessairement signer la
fin de la série elle-même.
Mais le dérèglement corrompt le récit dans son
ensemble et même la composition de la bande dessinée. On peut rappeler à cet
effet l’enchaînement presque incohérent et sans logique visible des péripéties,
l’inutilité frappante de certains détails (la cabane aux chats, diversion
brusque et totalement vaine), mais aussi et surtout les déviations, impasses et
abandons qui constellent l’intrigue : comme on l’a dit, le prologue ne
sera jamais vraiment élucidé (qui est ainsi poursuivi par les Phalanges de
Jeanne d’Arc ?), la ruine de Tif et Tondu ne connaitra pas de solution, et
même la résolution au dévoiement moral de Tif ne sera guère satisfaisante. Le
récit, complétement déréglé, tout en accidents et dérives, se fait presque
illisible et imprévisible sur la durée des deux albums. Il est d’ailleurs
extrêmement rare de trouver un tel format dans la bande dessinée grand public
des années 80, et le choix de cette dimension est d’autant plus étrange qu’elle
ne se justifie pas en termes de nécessités narratives : l’intrigue n’est
faite que de digressions plus ou moins longues, qui ralentissent le rythme et
troublent la situation plutôt qu’elles ne l’alimentent. Les expériences
professionnelles de Tif et Tondu n’ont aucune valeur narrative, elles ne
servent que la satire sociale ; l’épisode de la recherche du chat perdu
par Tif est curieusement vain, et laisse l’avancée du récit en attente pendant
trois planches ; la nouvelle vie de Tif, exposée au début de La Tentation du bien, se fait bien trop
longue, elle aussi, trop précise, trop caricaturale et mécanique pour éveiller
d’autres sentiments que le soupçon et l’antipathie pour cette déshumanisation
du héros ; l’infiltration de la petite protégée de Tondu parmi les rangs
des Phalanges de Jeanne d’Arc est elle aussi trop détaillée et trop machinale,
laissant les deux héros de la série presque totalement absents de quatre
planches… Il s’agit d’autant de tunnels
narratifs, de trous noirs fictionnels qui aspirent l’attention du lecteur
ailleurs, qui la disperse, comme pour mieux le perdre. D’ailleurs, toujours au
niveau de la structure d’une bande dessinée classique, on se situe encore dans
une démarche totalement inhabituelle et déroutante : dans La Tentation du bien, le rappel de l’album précédent se fait trop
tardivement, à 10 planches du début ! Autre détail troublant : un
personnage plus que secondaire dans le premier album (la jeune fille qui se
cachait dans l’appartement de Karim Kabak, dont on ne saura d’ailleurs jamais
rien, ni qui elle est, et qui passe les dernières planches des Phalanges de Jeanne d’Arc à l’arrière de
la voiture de Tif et Tondu – c’est symbolique) devient presque le personnage
principal du second (incarnant et relayant à lui seul la dualité de Tif et
Tondu, puisqu’il s’agit d’une femme se faisant passer pour un homme).
La temporalité et le rythme du récit se révèlent d’ailleurs
bizarrement distordus, de multiples détails dans la nouvelle vie de Tif suggérant
qu’une ellipse assez longue a eu lieu, puisqu’il a eu le temps de se faire un
nom et de prendre des habitudes (il s’est fait une réputation qui provoque la
charmante exclamation « c’est ce vieux salaud de Tif ! » à ses
nouveaux collègues, tout le monde, des garçons de café aux policiers, l’appellent
« Monsieur Tif », et il connaît les noms de tous les domestiques
du chef des Phalanges, dont il est d’ailleurs devenu un intime, et qui répondent
à ses désirs en ponctuant leurs phrases de « comme d’habitude, Monsieur ? »).
Or, lorsqu’on revient à Tondu, celui-ci est seulement en train d’expliquer la
situation à la jeune fille qu’il a recueillie, comme si on était au lendemain
du divorce entre les deux héros… L’incohérence temporelle est troublante, et
représente bien le dérèglement à l’œuvre dans le récit
Tout cela confine à l’étourdissement pour le
lecteur, qui finit par en oublier que le récit est construit sur des points de
départ divergents qui ont d’ailleurs beaucoup de mal à se rejoindre (la ruine
des héros, les agissements des Phalanges de Jeanne d’Arc, les meurtres, les
enlèvements, les disparitions…), pour ne ressentir qu’une gêne troublante et
désagréable, et qui ne l’empêche pas néanmoins de poursuivre la lecture comme
dans un état d’hypnose halluciné, sujet à une curieuse addiction qui rend
indissociable le malaise et la fascination. Parce qu’ici, Will et Desberg
explorent les limites de leurs personnages, les limites de leur récit, et c’est
justement cela qui rend ces deux albums extrêmement intéressants. Les auteurs
se complaisent en particulier, au début de
La Tentation du bien, à dépeindre un Tif tout à fait exécrable, totalement
déshumanisé, et non contents d’avoir brisé l’union sacrée des deux personnages
à la fin de l’album précédent, ils détruisent l’image du héros en la ternissant
odieusement (il méprise tout le monde : des policiers qu’il traite en
larbins à la vendeuse qu’il séduit et abandonne tout aussi vite, sans remords).
Dérégler, désunir, détruire, déconstruire : telle semble être la volonté
du dessinateur et de son scénariste dans l’histoire qu’ils livrent ici. Cela
apparaît aussi dans l’enchaînement des cases, cette cadence si délicate à
manipuler, et qui se voit étonnamment torturée à certains moments.
Régulièrement, le lecteur éprouve en effet la sensation que quelque chose ne va
pas dans la suite d’images qui lui est proposée. Par exemple, l’action se
déroule parfois au second plan, à distance, comme dans l’épisode du cimetière
dans les Phalanges. A d’autres
moments, la succession de cases muettes provoque une curieuse impression de
mécanisme artificiel, comme par exemple lorsque Tif et Tondu visitent le taudis
qu’ils sont contraints désormais de louer : Tondu semble à peine "bouger" d’une
case à l’autre, comme si le décor changeait devant ses yeux, sans qu’il ait à
agir, ou n’agissant pas parce que déconcerté justement par le changement de
décor, pétrifié par les images qui se succèdent malgré lui. L’épisode le plus
représentatif à cet égard se trouve dans la planche qui met en scène la course
poursuite en voiture, aussi improbable qu’incompréhensible : la voiture des
héros et une camionnette réussissent à se croiser sur une route, qui, une case
plus tôt, paraissait juste assez grande pour un véhicule, et puis ils ne font
que quitter la route pour en rattraper aussitôt une autre, semer Phil Harmonic
et Paul Ennta pour les retrouver aussi vite sur leurs talons. L’action avance
et recule sans cesse, comme si l’organisation de la planche était disloquée. La
confusion spatiale règne d’ailleurs en maître, et en particulier lorsque, dans
ce même album, les héros se font agresser à la sortie d’un troquet louche :
de l’intérieur d’une voiture de police, on voit au second plan Tondu étendu
inconscient, et un agresseur s’enfuir, et au premier plan des agents en civil
qui entendent à la radio « un voisin signale une agression près du bar « Le
Beau Fixe », c’est pour vous, les gars ! » - et alors que l’on
croit qu’ils vont sortir de la voiture pour s’occuper des victimes, ils mettent
le gyrophare et démarrent en disant « ok, c’est parti ! » Où se
situe l’action ? Où sont les uns et les autres ? Le corps de Tondu n’est-il
qu’une projection ? Les policiers n’ont pas compris la radio, sont-ils
inconscients de ce qui semble s’être passé sous leurs yeux ? Tout se passe
comme si à l’intérieur même d’une case un dérèglement s’opérait entre le
premier et l’arrière-plan, l’image perdant toute stabilité.
Le jardin des plaisirs
Les auteurs créent alors un monstre difforme et
captivant, déroutant et séduisant, une œuvre-limite qui rend tout retour en
arrière impossible, puisque tout équilibre y a été irrémédiablement détruit. On
a là une véritable bande dessinée malade, malade d’elle-même, malade comme Will
qui souffre d’une indigestion de Tif et Tondu, qui ne consent à mettre en scène
cette dernière aventure du duo qu’à la condition de la dénaturer, de la pousser
dans ses retranchements, et de faire au final davantage qu’un Tif et Tondu de
plus : un chant du cygne où l’image est déchirée entre la réalité et le
cauchemar, entre la désillusion du réel et le désenchantement de l’imaginaire. Le
geste de Will, qui apparaît en bas de la dernière planche, à côté de la
signature, est fort révélateur à cet égard : il jette sa plume derrière
lui, comme pour s’en débarrasser avec soulagement, comme libéré d’un poids trop
longtemps supporté. C’est d’ailleurs lui qui prononce le mot « Fin »,
comme pour souligner sa guérison victorieuse. Tif et Tondu ne disent pas autre
chose quand ils expriment, « sans rire », leur désir de prendre des
vacances prolongées, avouant par là leur lassitude : « Je crois qu’il
est temps que nous allions cultiver notre jardin ». La référence à la
morale du Candide de Voltaire fonctionne
à plusieurs niveaux : d’abord, elle exprime la volonté des héros de moins
s’occuper du monde tel qu’il va que de s’occuper de soi-même, comme le
personnage voltairien, et puis elle renvoie au désir de Will d’abandonner les
impératifs commerciaux liés à la série qu’il anime pour se vouer à d’autres
priorités. Enfin, cette évocation du jardin doit s’associer à l’affiche
discrètement placardée sur une palissade à la dernière case de l’album,
représentant une publicité pour un « jardin des plaisirs », dans la
direction duquel se dirigent Tif et Tondu. C’est bien sûr une référence à l’œuvre maîtresse
à venir de Will, le renouvellement qu’il attend avec tant d’impatience, et qui
sera Le Jardin des désirs, premier
volet de la fameuse « Trilogie des dames »… Cela rappelle d’ailleurs
une autre « dame », la fameuse Magdalena, qui représentait une porte
s’ouvrant sur un autre monde : une autre ambition, en l’occurrence…
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/30848/sortileges_et_manipulations.html
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