NOTES DE LECTURES :
GRINGOS LOCOS
GRINGOS LOCOS
de SCHWARTZ & YANN
(Dupuis)
Pour qui se délecte à parcourir les interviews truffées d’anecdotes
des maîtres de l’Ecole de Marcinelle, ou leurs biographies héroïcomiques, Gringos Locos s’impose spontanément
comme une idée de génie. Souvent, on a entendu évoquer cette incroyable
aventure qui conduisit Franquin, Morris et Jijé, accompagnés de la petite
famille de ce dernier, à traverser les Etats-Unis pour finir par séjourner un
moment au Mexique, quelques années après la seconde Guerre Mondiale – aventure
incroyable, parce qu’on imagine toujours ces trois phénomènes accomplir une
odyssée improbable dans l’ambiance de franche camaraderie unique,
semble-t-il, à l’alchimie « Spirou » :
une véritable locomotive burlesque à
situations cocasses, le dépaysement du rêve américain en plus. Mais alors qu’on
croit tenir entre les mains un road movie dessinée et nostalgique, un hommage
glorificateur à la filiation bédéphile, ou encore une allégeance à la sainte
trinité belge, ne serait-ce qu’en regard de la ligne claire puissamment rétro
de Schwartz, on trouve dans Gringos Locos
quelque chose de beaucoup moins franc, de beaucoup plus incertain.
L’homme qui tua l’homme qui tua Liberty
Valence
Des
inserts dans l’album nous avertissent : l’objet est problématique. Entre
les deux premières pages, une petite feuille a été glissée et sur laquelle est
imprimé un court bavardage de l’éditeur sur les éternelles frontières entre la
réalité et la fiction. A la fin, carrément collée à la couverture, une
plaquette de sept pages, richement illustrées de photographies d’époques, vient
enfoncer le clou : elle est intitulée « Droit de réponse et quelques
questions », dictée par un des derniers témoins du périple américain,
l’aîné de Jijé, et n’a pour seule volonté que d’affirmer cette vérité inaliénable :
rien n’est vrai, tout est faux. Toutes ces précautions apparemment prises à la
hâte par l’éditeur, trop tard après l’impression pour les intégrer à la
pagination de l’album, et in extremis avant sa commercialisation, possèdent de
saintes odeurs de mea culpa. Déjà, pourtant, une petite interview du scénariste
Yann, en postface de l’album, tentait de nuancer la réalité du récit, répétant
à ce propos une phrase qui est située aussi en épigraphe du livre, réplique culte
du cinéma hollywoodien de l’âge d’or, extraite du classique de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valence,
l’immortelle : « Si la vérité est moins belle que la légende,
imprimez la légende ! ». Rappelons que dans le western de Ford, cette
phrase s’applique à un honnête homme, mais lâche et incapable d’initiative,
reconnu héros à tort, et devenu grâce à cela homme politique de la toute
première importance, juste, sage, et apprécié de tous. Grâce à un petit
arrangement avec la réalité, cet homme a pu accéder aux fonctions auxquelles il
était destiné, et prodiguer le bien autour de lui. Ou comment le mensonge
devient l’instrument du mythe.
Mais
alors que Gringos Locos s’inscrit
sous le haut patronage de cette moralité malicieuse, son récit s’épanouit à l’inverse
de l’apologue, ou plutôt il en retient les à-côtés implicites : le film de
Ford est construit à partir d’un long flashback à travers lequel le héros,
devenu vieux, confesse à un jeune journaliste toute la vérité sur le meurtre de
Liberty Valence – à savoir qu’il n’en est pas l’auteur. Aux yeux du reporter
idéaliste, il y a là une désillusion, mais qui se double d’une révélation :
la nécessité de préserver la légende, fusse-t-elle fausse. La légende de l’Ecole
de Marcinelle, elle est contenue dans le catalogue de la vénérable maison
Dupuis, et dès lors il n’y a aucun intérêt pour Yann et Schwartz d’entretenir
cette légende, bien concrète et en ce moment-même somptueusement rééditée dans
la série des « Intégrales ». Au contraire, les auteurs vont adopter
le point de vue du reporter désillusionné, pour tenter de montrer l’envers de
la légende. Voilà bien ce qui a déclenché le mécontentement des ayant-droits
des trois dessinateurs transfigurés en héros de bande dessinée : leur
personnalité se voit considérablement démythifiée. Jijé est un père
irresponsable, peu soucieux de l’avenir de sa famille et des problèmes
d’argent, colérique, manipulateur et hypocrite. Morris est un sex addict aux
ambitions démesurées et qui traite par le mépris sa propre création, Lucky
Luke. Franquin, enfin, se présente sous les traits d’une loque un brin
loufoque, parasite au sein du petit groupe, égaré au beau milieu de ses
questionnements artistiques et existentiels… Ce que Yann nous propose là n’a
rien à voir avec la légende qui s’est forgée dans l’imaginaire des lecteurs
depuis des décennies, et on a peine (au sens littéral du terme) à croire en sa
vérité. La double citation du film, au début (en épigraphe) et à la fin (dans
l’interview), s’annule dès lors elle-même : la démarche est délicieusement
ironique, voire même sournoisement délectable, puisque la volonté évidente de
Yann est ici de s’inscrire en contre-programme de l’apologue fordien et de son
positivisme moral. Plutôt que tuer Liberty Valence, la crapule sauvage qui
corrompt la grandeur de l’Ouest américain et l’empêche de s’affirmer, Yann
préfère tuer le mystificateur, c’est-à-dire tuer le(s) père(s) : Jijé,
lointainement admiré par le scénariste, mais aussi et surtout Morris et
Franquin, qu’il côtoya étroitement, et dont il se fit le confesseur à propos de
ce voyage en Amérique, comme il l’explique dans l’interview, et à côté desquels
il devint lui-même une nouvelle incarnation du reporter-confident… Il choisit
donc de briser les idoles, détruire la légende, et saborder le mythe. En ce
sens, Gringos Locos a davantage à
voir avec l’amertume mélancolique des Illusions
Perdues de Balzac ou même de L’Education
Sentimentale de Flaubert, des récits où les héros, à la recherche de
l’absolu, se heurtent aux limites du réel et de ses hypocrisies.
L’éducation sentimentale
Car
c’est là le sujet de Gringos Locos :
la réalité et ses contradictions. En effet, dans l’album, les personnages
entretiennent un rapport problématique avec le réel. Malgré son apparente
assurance d’homme d’action (sa devise est « De l’audace ! Toujours de
l’audace ! »), Jijé fuit éperdument la réalité pour se réfugier dans
le confort du rêve américain (d’abord incarné par l’ambition de se faire
embaucher au sein des Studios Disney) ; il s’éloigne de l’Europe parce
qu’il craint qu’une troisième guerre mondiale n'y éclate, mais cette phobie le suit
partout – tragédie de la névrose. Au final, malgré sa stature, il apparaît
comme un homme fragile et vulnérable. Morris est quant à lui hanté par la
crainte de devoir faire face à ses responsabilités familiales et ainsi
reprendre l’usine de pipes appartenant à ses parents (en plus du fait qu’il
exècre Lucky Luke, qu’il ne veut pas dessiner toute sa vie) : de ce fait,
il affecte de rejeter la norme bourgeoise et son attachement à la matérialité (« je
ne veux pas devenir un petit bourgeois triste et étriqué », avoue-t-il) –
ce qui ne l’empêche pas de faire de l’argent l’un de ses sujets de conversation
les plus récurrents (« Un mandat ! Enfin ! » s’écrit-il un
moment à table, à l’opposé des règles de bienséance, sans compter la
« question de principe » qui consiste à refuser systématiquement de
payer la mordida auprès des officiers
mexicains : attitudes de petit bourgeois avaricieux s’il en est). Franquin, de son côté, est complètement perdu,
changeant constamment de résolutions (la scène où il abandonne brusquement son
apitoiement stérile sur lui-même pour poursuivre avec enthousiasme un colibri
est symptomatique à cet égard), ne se comparant pas lui-même à autre chose
qu’un légume, tant sa passivité est grande, et pour qui les aspirations
sentimentales sont sans espoir, parce qu’irréalistes. Et en cela, il est le
parfait alter ego du Frédéric Moreau de L’Education
Sentimentale, puisque comme lui, il est amoureux de la femme de son
protecteur…
De
fait, les trois compères se heurtent systématiquement au réel. D’abord, cela
apparaît quand ils sont confrontés à la dissipation du rêve disneyen dans une
atmosphère crépusculaire, des coyotes se disputant le béret que portait
jusque-là Jijé. La symbolique est transparente : avec la nuit, c’est le
désespoir et la colère des personnages qui se lèvent, et les coyotes
s’acharnent sur le cadavre de leurs espérances. La ruée vers l’or incarnée par l’utopie
Mickey Mouse n’est alors plus qu’un mirage, comme le dessin en introduction de
l’album y faisait déjà allusion, la silhouette de la célèbre souris se voyant réduite
à un nuage de fumée… D’ailleurs, un peu plus tôt dans le récit, Franquin avait
deviné qu’ils se rapprochaient d’Hollywood parce qu’il avait vu sur la route un
cactus ayant curieusement la forme de la célèbre souris, encore. Mais alors
qu’à cet instant le réel, derrière le simulacre du cactus, se plie encore aux
rêves (heureux présage de ce que promet la cité des anges), il tombera
finalement le masque pour révéler le visage de la désillusion : au Mexique,
Franquin dessine un strip spécieux anticipant le futur Gaston Lagaffe (ici un
lubrique Gastonito) qui est victime de l’imposture du réel, en l’occurrence un
cactus aux formes généreusement féminines, auquel il se pique de la plus
douloureuse des façons… Réactivation de l’adage « qui s’y frotte s’y
pique », cette petite digression en abyme a le mérite de rappeler que la
réalité est plus cruelle que les apparences ne le laissent penser – mais ce
rappel se fait lui-même sous forme de simulacre, une bande dessinée se
chargeant de donner des leçons au réel : et tel n’est-elle pas justement l’ambition
de Gringos Locos, dont le récit
désavoue la légende ? C’est là que l’amertume mélancolique de l’album se
révèle dans toute son ambiguïté : désaltérante et séduisante, elle n’en
reste pas moins un cactus pour le lecteur, aux épines duquel ses illusions
viennent crever comme des ballons de baudruche.
A
partir de là, on prend conscience de toute l’étendue de l’entreprise
démythificatrice de l’album : à cause de ce rapport ambigu à la réalité,
et même s’ils passent leur temps à dessiner, les trois auteurs sont à mille
lieues de produire quoi que ce soit de concret. La reprise en main de Spirou
par Jijé est un échec qui sera refusé par l’éditeur ; Franquin est
incapable de dessiner un strip de qualité (le peu que l’on voit est autant à
même de causer la perplexité de Morris que la nôtre, et ne reflète que deux
choses : un manque de volonté et une libido contrariée) ; et enfin même
si Morris est le seul à créer, il le fait sans conviction, avec pour seule
motivation l’argent – et d’ailleurs, détail significatif, on ne voit aucun
fragment de ses planches, à la différence de Jijé et Franquin. Dès lors, on s’aperçoit
que l’imagination ne parvient pas à faire abstraction du réel. Le geste créateur
est ainsi saisi dans son tâtonnement malhabile, son revers déceptif et
décevant, son négatif empreint de doutes et de lacunes. La mythologie de
l’école de Marcinelle et la flamboyance des œuvres que l’on connaît ne présageaient
pas un tel traitement. Plutôt que faire l’éloge du geste de chaque dessinateur,
Yann et Schwartz préfèrent montrer les créateurs en hommes qui doutent, en
hommes de chair et de sang avec des pensées mesquines et triviales. Dès lors, à
travers cette dimension désillusionnée, l’acte de création se définit comme le
versant d’une autre réalité : la décomposition, la décrépitude, la ruine.
Entre autres occurrences de ces motifs (la maison de Waterloo apparemment délabrée, la voiture en panne, les coyotes qui
déchirent le béret de Jijé, la voiture démontée à la frontière mexicaine, le taudis où logent Franquin et Morris au Mexique, qui
leur tient lieu d’atelier, l’explosion qui endommage la maison au Mexique, le
lapin dépecé, etc.), il faut citer la plus importante et la plus symbolique, à
savoir la scène où Franquin dessine des vautours en les ayant attirés grâce à de
la viande avariée : le dessin qui respire le bonheur pour le lecteur sent
la charogne pour le dessinateur… Le geste de création se double alors d’un
geste de destruction, et même d’autodestruction, comme si le rêve et la réalité
ne pouvaient cohabiter, et comme si la capacité de saisir les rêves possédait
invariablement un envers mortifère. En cela, il faut noter la référence qui est
faite au film de John Huston, Le Trésor
de la Sierra Madre : film magnifique, il s’avère aussi être un sommet
de pessimisme décadent, et constitue d’ailleurs l’exact opposé de L’Homme qui tua Liberty Valence, puisque
dans son dénouement on assiste à la dissipation totale des rêves devant une
réalité humaine accablante. Savoureuse ironie, le petit groupe assistera à la
projection du film par défaut, puisqu’au départ Jijé voulait voir un « Laurel
et Hardy », maintenant trop ringard : le slapstick à l’ancienne, tout
entier tourné vers le rire et la bonne humeur, a laissé place au western noir
et impitoyable inspiré du sombre B. Traven – le sourire aux lèvres de la
récréation est tordu par l’odieuse grimace du désenchantement. Et on ne s’étonnera
plus, à ce niveau, que le film déclenche néanmoins l’envie au sein du petit
groupe de séjourner au Mexique, terre d’accueil de leur désillusion même…
Sens dessus dessous
En
contredisant la morale de Liberty Valence,
en préférant la réalité dévoyée à la légende, en s’inscrivant dans un spleen
viscéral plutôt que dans l’Idéal de la bande dessinée, le récit de Schwartz et
Yann ne cesse de répéter les motifs de l’inversion. La révélation finale du
mensonge de Jijé en est la figure de proue, puisqu’elle renverse la réalité de
ce que croyaient jusque-là Franquin et le lecteur. Toujours par rapport à Jijé,
le récit qu’il imagine pour Spirou est à son tour fort évocateur, puisque le
héros marche alors au plafond, à l’inverse des autres… Les valeurs sont ainsi
constamment renversées entre la réalité et le mensonge, entre la banalité et
l’insolite, et ce dès le départ : alors que les personnages sont coincés
en plein désert du Nouveau-Mexique, harassés par la soif et la chaleur, Franquin
ne cesse de sourire, ce qui fait dire à Morris : « Dis-moi, André, je
suis peut-être atrocement conventionnel, mais dans les circonstances actuelles,
je ne vois rien qui justifie ce sourire bêta … » Ce à quoi Franquin
répond : « Je pensais à la dernière soirée avec les copains avant
notre départ… Tu t’en souviens ?... » Déjà, il faut souligner que la
réalité se retrouve alors niée par le souvenir et par la pensée. L’impulsion nostalgique
donnée par Franquin occasionne même un flash-back, le début in medias res du
récit se substituant à un retour en arrière sur ses origines, le décor du
Far-West américain laissant place à la reconstitution de Waterloo, et le
renversement se révélant surtout par l’opposition entre le soleil de plomb de
l’Ouest américain et l’atmosphère grisâtre de la Belgique, entre la sécheresse
du désert et l’abondance d’eau de l’autre côté (la pluie, la baignoire vidée dans
l’escalier…). Le contraste et l’inversion mettent en avant une démarcation dans
la réalité vécue et rejetée dans les marges d’une résurgence nostalgique du
souvenir. La pensée subjective devient un refuge face aux difficultés à assumer
la réalité : faute de se rafraîchir et de se désaltérer dans le présent
subi, les héros trouvent un remède dérivatif dans la reconstruction fantasmatique.
C’est ainsi que le fantasme du voyage américain est vécu par les personnages
par substitution, surtout en ce qui concerne Franquin, qui ne cesse de regretter
sa présence sur place. Tout se passe dans la clandestinité, dans la
dissimulation face au réel : il faut se rappeler à ce propos le passage
illicite de la frontière mexicaine, comme la liaison interdite que Franquin
rêve d’entretenir avec la femme de Jijé, mais qui ne se concrétisera jamais… Et
c’est sans compter la façon dont les trois hommes entament leur voyage :
leurs vêtements ayant été trempés lors de leur soirée d’adieux à Waterloo, et
parce qu’ils n’en ont pas de rechange, ils sont contraints de partir en pyjama,
comme si le départ en Amérique amorçait déjà un réveil difficile, une chute au
bas du lit des rêves, tels de nouveaux Little Nemo. Ou encore comme si ce
voyage n’était justement qu’un long rêve, une longue rêverie, ou plutôt un long
cauchemar, le départ en croisière n’amorçant rien d’autre que le début d’un
sommeil tourmenté (les scènes oniriques mettant en scène Morris et Jijé
seraient alors significatives à cet égard, ainsi que de manière plus large la parfois
difficile transition entre les épisodes qui composent le récit, révélatrice d’une
certaine logique des rêves, du style marabout-bout de ficelle…).
En
cela, Gringos Locos se situe à l’exact
opposé d’une autre biographie dessinée : Les Aventures d’Hergé par Stanislas, Fromental et Bocquet. Ce très
bel album raconte la carrière d’Hergé sous une forme elliptique, condensant sa
vie en quelques cinquante planches, ne retenant que quelques brefs épisodes significatifs
(et réels) qui donnent l’impression d’assister à la marche irrépressible d’un
Destin tout puissant. La technique narrative confine alors nécessairement à l’éloge,
chaque étape étant un pas de plus fait en direction de l’accomplissement d’une
destinée artistique glorieuse. Gringos
Locos, au contraire, creuse l’ellipse : ce voyage en Amérique
représente la « baleine de Moby Dick » selon les propos de Yann, parce
qu’« on en parlait, on en parlait, mais on ne [le] voyait jamais ». Cette
expédition constitue une ellipse dans la carrière des trois dessinateurs, béance
d’espace-temps dont on sait peu de choses, dont on ne connaît pas bien les
motivations ni les aboutissements, et à propos de laquelle on manque d’informations.
C’est justement ce qui intéresse Yann et Schwartz, dont l’ambition est dès lors
de combler le vide, de lui donner une substance, d’incarner le fantasme, et par
là même d’en dévoiler le mystère et de le désenchanter. En excavant la chimère
de l’ellipse, les deux auteurs mettent à jour une réalité nécessairement
décevante, dans ces conditions, puisqu’elle se manifeste comme l’envers de
l’imagination. A cet égard, la volonté de Jijé de « donn[er] un cours de
sciences naturelles à [ses] gosses » pour qu’ « ils sachent
comment tuer et écorcher un lapin sans tourner de l’œil » est fort
représentative, puisqu’elle répond au désir des deux auteurs de retourner la
réalité comme une peau de lapin, pour mettre le corps dépecé du réel à nu :
sous l’enveloppe douce et chaleureuse du fantasme (le lapin : celui d’Alice,
qu’elle suit au pays des merveilles ?), on trouve la matière même du réel,
le corps et sa triste chair. C’est bien là le même principe que Yann et
Schwartz appliquent à la construction de leur récit, puisqu’il se caractérise
comme l’envers de la légende forgée dans l’imaginaire de chaque lecteur.
Passage à niveau
Mais
à propos d’ellipse, encore, un détail intervenant discrètement à la fin de l’album
s’avère fort significatif à cet égard. Il s’agit du cadeau qu’offre Franquin
aux enfants de Jijé, et dont personne ne fait attention : « un petit
passage à niveau pour le train en bois des enfants ». Cette idée est sans
doute l’une des plus belles et des plus délicieusement mélancoliques. La
croisée des chemins qui est induite par le passage à niveau est lourde de sens :
c’est là que se décide le destin de chaque personnage, ce qu’il adviendra d’eux
selon les choix qu’ils entreprendront. L’ellipse du voyage en Amérique ne
représente rien moins que cela : l’heure du choix, l’heure du passage à l’acte,
alors que la vie s’impose avec son cortège de désillusions. Le circuit de train
peut se comparer aux fils du destin, trajet préétabli, routinier dans ses
habitudes : tout ce que redoute Morris à travers l’héritage familial ou
même Lucky Luke qu’il refuse d’assumer toute sa vie, tout comme Franquin qui
éprouve lui aussi des sentiments ambivalents à l’égard de Spirou. Le passage à
niveau est l’occasion de forcer le destin, de choisir une autre voie… Problème :
autant le circuit existe puisque le train en bois doit y circuler, autant la
route qui le croise est chimérique, puisqu’elle ne vient de nulle part et ne va
nulle part… C’est justement la fameuse ellipse : interruption brève et
distrayante, diversion éphémère, mais qui n’aboutit à rien. C’est que les jeux
sont déjà faits, et qu’ « un coup de dé jamais n’abolira le hasard »,
comme l’a écrit Mallarmé : on sait, nous, lecteurs, que Franquin a porté
la croix Spirou plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu, et que Morris a dessiné
Lucky Luke le reste de sa vie… Les deux auteurs se sont laissés entraîner par l’inexorabilité
de leur chemin respectif, la spirale implacable de la logique commerciale, qui
les forcera à reconsidérer leurs ambitions de jeunesse. Le temps d’un voyage en
Amérique, ils échappent à ce rôle d’icônes de la bande dessinée franco-belge, trop
pesant pour eux, à ce destin tant redouté, et ils sont représentés par Schwartz
et Yann alors qu’ils ont encore le choix, alors qu’une autre voie est
envisageable. Il faut noter à cet effet que dans la pièce du circuit construite
par Franquin, il manque un détail de la toute première importance : le
chemin de fer lui-même ! En effet, la voie, encore en gestation, n’est pas
encore tracée et, pour ce Franquin-là, à l’occasion d’une ellipse suspendue au-dessus
du temps et de l’espace (cet autre espace qui est autant celui du Mexique que celui
de la bande dessinée, soit deux endroits où il est possible de recommencer sa
vie), tout reste à construire. La bande dessinée crée
alors une autre vie débarrassée du mythe, une alternative à la vie telle qu’elle
sera vécue, une alternative à la souffrance et à l’amertume qui attendent ces
légendes du 9ème art. La démythification n’apparaît plus dès lors
comme un sacrilège, mais comme une bénédiction, une absolution donnée aux
regrets. Ainsi les personnages, s’ils se remémoraient le voyage en Amérique et
l’heure des choix possibles, pourraient-ils prononcer ces mots qui sortent de
la bouche des héros de L’Education
Sentimentale à la fin du roman, alors qu’ils se souviennent de l’épisode le
plus trivial de leur existence : « C’est là ce que nous avons eu de
meilleur ».
Les
ayant-droits de ces auteurs ont eu tort de mal prendre Gringos Locos, car Schwartz et Yann offrent là à Jijé, à Morris et
à Franquin le plus beau des cadeaux imaginables : ils leur rendent leur
humanité, le temps d’une résolution qui ne sera jamais prise. Regretter la démythification
de ces hérauts de la bande dessinée, c’est oublier la maxime de La
Rochefoucauld selon laquelle « il y a de certains défauts qui, bien mis en
œuvre, brillent plus que la vertu même ».
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