Une minute aveugle
Le 7 janvier, tout le monde est devenu Charlie, même ceux
qui prétendaient le contraire – et peut-être surtout ceux-là. Tout le monde
s’est rangé derrière un journal dont il n’était habituellement question qu’à
l’occasion de polémiques parfois vaines, parfois intéressantes, parfois
douteuses, souvent les trois à la fois. Tout le monde a commencé à sortir un
crayon et à sortir dans la rue, à marcher et à brandir un crayon à bout de bras
en disant « Je suis Charlie ». C’était triste, c’était beau, c’était
écœurant.
Tout le monde a eu des raisons d’être choqué, bouleversé,
effondré. Nous autres, amateurs de bandes dessinées, qui s’en faisons
profession, vivons au milieu des dessins, pensons à travers les traits, nos
cœurs battant au rythme des cases, parfois nous avons la chance de rencontrer
des auteurs, des dessinateurs, des artistes. Au-delà de leur talent, ce sont la
plupart du temps des personnes formidables : ils poursuivent un rêve, font
vivre une passion et tentent d’en vivre avec pugnacité, malgré les difficultés
de plus en plus accrues auxquelles ils doivent faire face. Penchés sur leurs
feuilles de papier, ils offrent au monde une vision de ce qu’il est, tel qu’ils
le voient. C’est un métier solitaire, escorté par les doutes et les défis
techniques, mais qui donne tant aux autres. Quand on a appris que des
dessinateurs de Charlie Hebdo étaient morts assassinées par des terroristes,
même si on ne les connaissait pas personnellement, même si on ne les
cautionnait pas toujours, on a immédiatement ressenti une tristesse déferlante
mêlée à l’horreur. En tout cas, j’ai pensé à leurs dessins, aux dessinateurs
que je connais, et j’ai eu envie de pleurer. Plusieurs jours, dès que le
souvenir m’en revenait, j’ai eu envie de pleurer. Ce qu’ils avaient dessiné, ce
qu’ils avaient pensé, ce pour quoi ils se battaient, je n’en avais rien à
faire. Une seule réflexion me hantait : c’était des dessinateurs, ils
dessinaient, ils faisaient des dessins et ils sont morts pour ça. Tout le monde
avait ses raisons, moi j’étais abasourdi que l’on puisse mourir pour ce que
j’aime tant et qui me semble souvent si peu considéré. Et Charlie est devenu un
symbole.
« Je défendis qu’il y eût dans les temples aucun
simulacre parce que la divinité qui anime la nature ne peut être
représentée. » Face à cette affirmation, Jean Baudrillard répond
aussitôt : « Justement elle le peut ». Voilà donc le cœur du
problème, celui-là même qui agite les iconoclastes de tous bords depuis des
siècles et des siècles. Sauf que le débat s’est déplacé du temple pour se loger
brusquement, dans la plus grande violence, au milieu de la réalité. Justement la divinité ou le prophète peuvent
être représentés, comme toute chose ou concept. Quand Hugo parle du poète dont
la main peut tout tenir, il fait référence au pouvoir de représentation
qu’incarne le crayon, auquel rien ne résiste. Certains penseront aux dessins qui
ont fleuri ces derniers jours en se déclinant sur le motif du crayon, symbole
balourd d’une certaine liberté d’expression et du pouvoir de création. Alors,
personne ne viendra contredire que tout est possible pour le dessinateur-poète quand
sa main est armée d’un crayon. Étrangement, il aura fallu que deux crétins
fassent irruption dans un endroit plein de caricaturistes et de rédacteurs pour
que tout le monde s’en rende compte. « On voit que les iconoclastes, qu’on
accuse de mépriser et de nier les images, étaient ceux qui leur accordaient
leur juste prix », dit encore Baudrillard, et la phrase s’applique
parfaitement aux événements de la semaine écoulée. Paradoxalement, les deux
tueurs ont donné ou confirmé toute la légitimité de ceux qui sont tombés. Ils
ont rappelé à ceux qui voient les images sans les regarder qu’elles possèdent
un pouvoir et qu’elles n’ont pas pour unique but d’agrémenter la réalité
aseptisée du monde moderne. Une foi est-elle à ce point fragile pour qu’elle
puisse s’ébranler devant des dessins idiots et qui s’assumaient comme
tels ? Bien sûr, puisque ces images, selon Baudrillard, laissent entrevoir
la vérité « destructrice, anéantissante, qu’au fond Dieu n’a jamais été,
qu’il n’en a jamais existé que le simulacre, voire que Dieu lui-même n’a jamais
été que son propre simulacre – de là venait leur rage à détruire les
images ». Sauf que le 7 janvier, ils sont aussi venus anéantir ceux qui
créaient ces images.
Leurs dessins survivront, entend-on ci et là, leur esprit
aussi. Et internet regorge de dessins inspirés par l’insaisissable Charlie, de
belles coupures de presse élevant le crayon comme un totem et l’opposant aux kalachnikovs.
Charlie est devenu un symbole et tout le monde est devenu Charlie. Mais c’est
qui, Charlie ? C’est quoi ? Ich bin ein berliner, somos todos
americanos, je suis Charlie : l’histoire d’une identification collective
réunie autour de valeurs en danger et du chagrin inconsolable, ou bégaiement de
l’Histoire se gargarisant des phrases choc ? D’accord je suis Charlie mais
je fais quoi ? D’accord j’agite mon crayon dans l’air mais que trace-t-il
dans le vide ? D’accord, je dessine un crayon face à une arme à feu, je
dessine un crayon qui rappelle le World Trade Center, je dessine un crayon
brisé et puis retaillé, je dessine un crayon mais que dessine-t-il lui-même, ce
crayon ? Charlie, le crayon et le dessinateur sont devenus des
symboles ; le danger serait qu’ils deviennent à leur tour des simulacres
masquant leur propre absence et que tout redevienne image, représentation, simulation
– purgatoire du libéralisme contemporain. Les images ont un pouvoir, à la
condition qu’on ne se laisse pas tromper par certaines. Essayer de représenter
l’esprit Charlie, n’est-ce pas finalement contribuer à la mort de son
référentiel, comme à celui de Dieu précédemment ?
Pour une minute de silence, combien d’heures de bavardages
stériles glosant sur les mêmes images diffusées en boucle ? Comme s’il
était possible de comprendre l’horreur en scrutant l’enregistrement du réel.
Pour des centaines de photos des victimes diffusées, combien de leurs dessins
reproduits, étudiés, expliqués ? À ma connaissance, aucun. On ne cesse de
parler de pédagogie, et à aucun moment je n’ai entendu quiconque se pencher sur
ce que pouvait exprimer un dessin, au-delà de l’émotion. On doit garder les yeux
ouverts mais ne rien voir. La marche du dimanche 11 janvier s’est fermée sur
une obscénité médiatique innommable. L’événement y est devenu spectacle, avec entre
autres Patrick Bruel et Catherine Ringer entonnant « Les Loups sont entrés
dans Paris ». Les loups sont entrés dans Paris depuis bien longtemps, et
nous sommes ces loups. Nous sommes peut-être Charlie mais nous sommes aussi ces
loups qui se repaissent du simulacre et se délectent de son spectacle, du
spectacle du vide qui nous voisine perpétuellement, nous sommes la solidarité
que dissimule l’hypocrisie, nous sommes le libéralisme qui alimente le
terrorisme. Nous sommes des images avec rien derrière. Si, comme le conseiller
des « Miroirs » de Segalen, les dirigeants politiques
« s’admire[nt] dans l’histoire, vase lucide / où tout vient
s’éclairer », on n’est pas obligé de suivre le même chemin et de croire à
ses reflets trompeurs. S’ils se précipitent pour avoir la chance de participer
à un moment historique, on n’est pas forcé de se laisser aveugler de la même
façon. On n’est pas contraint de se donner en représentation pour laisser
penser que l’on résiste, que l’on est engagé, que l’on est un agneau alors
qu’on est le loup. On peut penser à Charlie, à la France, à la liberté
d’expression ; je préfère penser pour ma part aux dessinateurs, à mes
amis, que je contemple au quotidien. Car les dessins de ceux qu’on aime sont
comme le visage d’un ami qui, « – mieux qu’argent ou récit antique –
m’apprend ma vertu d’aujourd’hui », à laquelle on serait tenté d’ajouter
mon vice de demain. Ils m’apprennent que je suis peut-être Charlie mais surtout
Nicolas Tellop, et m’aident à le rester.