LA GRANDE ODALISQUE
de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot
- 5ème partie -
(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
Les trois grâces
Néanmoins tout n’est peut-être
pas si désespéré. Lors de la transaction concernant Le Déjeuner, Carole annonce à l’acheteur que la peinture est
piégée : « j’ai plastifié le châssis ». Habile stratagème pour
assurer sa sécurité, et clin d’œil malicieux encore à l’incarnation matérielle
du tableau de Manet, dont le châssis se rappelle brutalement au spectateur.
Mais surtout, cette annonce est aussi à prendre à un sens plus figuré. Le tableau de Manet est piégé, il y a un
piège à l’intérieur. Rappelons-nous ce à quoi nous engageait la
couverture : y regarder à deux fois. N’est-il pas temps alors de regarder
à deux fois Le Déjeuner sur l’Herbe,
source du récit, du conflit et du déséquilibre ? N’a-t-il pas été mal
compris ? N’est-on pas tombé dans son piège ?
On a dit qu’historiquement, l’œuvre
de Manet privilégiait l’idée du tableau à l’idée de beauté. Il ne s’intéressait
pas tant à l’Idéal qu’à la puissance de la peinture elle-même comme moyen
d’expression d’elle-même. Pourtant, la scénographie du tableau, en particulier
le groupe des trois figures au premier plan et le cours d’eau à l’arrière-plan,
est en réalité empruntée à un détail d’une gravure de Raphaël intitulée Le Jugement de Pâris. Cette scène ne
représente pas le jugement en lui-même, mais un élément du décor, totalement
isolé, et même indifférent à l’action principale : les trois personnages
qui la composent, nymphe et Dieux-fleuve, lui tournent ostensiblement le dos.
C’est néanmoins suffisant pour rappeler l’épisode mythologique, considéré comme
le premier jugement de goût de l’Histoire – et donc la naissance du concept de « beau ».
Pâris y incarne un brave berger à qui il est demandé d’élire la plus belle des
déesses de l’Olympe qui se présentent à lui : Junon, Minerve ou Aphrodite.
Il choisit finalement Aphrodite, et lui donne en gage de victoire une pomme
d’or.
On pourrait croire que cette
histoire expose l’Idéal de beauté selon les mortels : une déesse,
supérieurement belle, à la beauté éthérée, transcendantale, inaccessible… Mais
en fait, pas vraiment. Si Aphrodite a gagné, c’est qu’elle a été la plus rapide
à se déshabiller, et à montrer sa nudité séduisante au jeune Pâris. Comme si
cela ne suffisait pas, Aphrodite promet encore au berger, si elle est choisie, de
lui donner Hélène, la plus belle des mortelles, au moins aussi belle
qu’Aphrodite elle-même – et surtout plus accessible. Dès lors, si Pâris élit la
déesse, ce n’est pas tant pour elle que pour la récompense qu’il en attend,
Hélène, et la promesse des jouissances physiques qui vont avec. Le jugement de
Pâris repose donc sur les mêmes tensions qui sont à l’œuvre dans la bande
dessinée : l’Idéal et le matériel, le divin et l’humain comme revers l’un
de l’autre. L’Idéal de beauté que représente Aphrodite dissimule en fait la
jouissance matérielle qu’en tire Pâris. Ou comme l’écrit clairement Hubert
Damisch : « Ce n’est pas tant la beauté qui importait à Pâris, en
l’espèce, que la prime de plaisir dont elle s’accompagnait, la promesse d’un
plus-à-jouir ».
Or, La Grande Odalisque, au bout de la chaîne de références qui la
compose, semble vouloir offrir encore des échos à ce récit mythologique auquel
elle est liée à plus d’un titre. Ainsi Alex jouit-elle de la vie sans atteindre
l’Idéal, et Carole incarne-t-elle la froide déesse à laquelle les plaisirs
mortels sont refusés. L’idée de choix, elle apparaît nettement à travers le
personnage de Clarence, alter-ego de Parîs, qui a fait l’amour dans les
toilettes (lieu de la trivialité par excellence, symbole de notre condition
terrestre) à Alex-Hélène – mais celle-ci le soupçonne de désirer
Carole-Aphrodite : « mais bon c’est normal, je le comprends très
bien. Si j’étais un mec hétéro, moi aussi je voudrais sortir avec toi. C’est
normal, t’es géniale. Et en plus, t’as des gros seins ». Alex, c’est donc
Hélène avec laquelle on baise, et Carole, Aphrodite qu’on met sur un piédestal,
intouchable, et avec « des gros seins ». Une discrète allusion est
aussi faite au jugement de Pâris à travers la pomme que mange Sam, écho à la
pomme d’or qui distingue l’Idéal de beauté. Que Sam ait vraisemblablement une
aventure avec Alex la nuit où elle a fait sa déclaration à Carole n’est pas
alors pas sans intérêt : elle aussi a reçu Alex comme plus-à-jouir, alors
qu’elle est plus proche de Carole de par son caractère. A la fin, on retrouve
les conséquences de ce choix, puisque Sam va sauver Alex et l’emporter comme un
trophée, sa récompense, tandis que Carole se sacrifie.
Par ce sacrifice, Carole trouve
la mort, mais dans la mort elle atteint par la même occasion l’Idéal
d’immatérialité recherché par la bande dessinée elle-même, et ce depuis le début.
On a évoqué plus tôt l’épisode du tableau de La Hyre, où la malheureuse héroïne
éprouve l’échec de la peinture à créer l’illusion, à atteindre l’Idéal. Mais juste
après avoir été fatalement touchée, elle
parvient tout de même à ouvrir une fenêtre, à passer à travers et à s’envoler
sur un ULM. En fait, ce n’est pas tant un échec qui apparaît ici : Carole
a au contraire libéré l’Idéal du tableau où il était si bien dissimulé derrière
le naturel, pour le faire passer à travers un autre cadre, celui de la liberté,
du ciel, de l’éther, de sa dimension originelle – le néant. En affranchissant
de cette manière l’Idéal de la forme du tableau, elle retient finalement la
leçon de Manet, pour la retourner contre lui, et elle atteint l’abstraction,
elle devient elle-même une divinité, nouvelle Aphrodite. Ses dernières
apparitions se limitent à sa bouche, métonymie sensuelle qui délivre d’ultimes
conseils et adieux à Alex ; cette bouche connote donc sa voix, sa parole,
insaisissable, fuyante, d’autant que le lecteur n’est pas à même de l’entendre,
non retranscrite qu’elle est dans la bande dessinée – c’est le langage des
Dieux, rien qu’un souffle, comme celui que les anciens Grecs croyaient devoir
attribuer aux messages divins lorsque le vent faisait frémir le feuillage des
arbres. Ensuite, elle disparaît, elle renoue avec l’absence du début, elle se
fond dans l’invisible et atteint alors véritablement l’Idéal. Le but de l’entreprise
commune avec Carole qu’a énoncé plus tôt Alex est alors touché : « que
des gens fassent des chansons à notre gloire ». Les personnes qui font
l’objet de telles chansons élégiaques sont souvent mortes ; de vie à
trépas, Carole est aussi passée au rang d’idole.
La Grande Odalisque joue encore avec d’autres résonnances renvoyant
au jugement de Pâris. C’est finalement l’une des grandes qualités de la bande
dessinée, qui, en étant lacunaire, énigmatique, irradiante dans les pistes
qu’elle trace, ne limite pas le déchiffrement à une seule interprétation
possible. Mitigeur d’images et de mythes, il les refonde pour en créer de
nouveaux. Ainsi, les trois héroïnes de la bande dessinée peuvent chacune être
identifiées aux trois déesses du récit mythologique. Aphrodite représente la
Beauté, l’Amour, la Sensualité, la Jouissance – c’est Alex, qui ne parle que
des « histoires de cul ». Minerve incarne la Guerre, la Vaillance, et
plus tard la Sagesse – c’est évidemment Carole, la seule à manipuler des armes
(le fusil à lunettes, le lance-roquette, le revolver), à se battre
véritablement avec courage. Enfin, Junon s’apparente au Mariage, à la Fécondité
et plus généralement au Foyer, à la Famille – il ne reste plus que Sam, et ce
n’est pas un choix par défaut, puisqu’elle est la seule à avoir formé un
véritable couple que seule la mort a pu mettre en échec (et d’ailleurs elle est
considérée comme « veuve » par ses deux camarades).
Cette trinité de l’Idéal va
hanter l’histoire des arts occidentaux, et notamment à travers une autre figure
dont elle n’est en somme qu’une variation : celle des Trois Grâces. Chacune
de ces divinités antiques représente l’Allégresse, l’Abondance et la Splendeur
– elles renvoient au culte païen visant à célébrer le don de la vie et tout ce
qui apporte du bonheur : l’amour, la beauté, la jeunesse, l’art, la
douceur… Soient les sujets principaux de La
Grande Odalisque. Ensemble, elles incarnent donc la joie de vivre,
l’intensité et l’exaltation de l’existence. C’est précisément l’impression qui
se dégage de la bande dessinée, où la vie se déroule comme dans un rêve, tout
en légèreté, avec grâce. Les trois jeunes femmes, malgré leurs différends,
malgré la gravité dont elles font ponctuellement preuve, malgré le dénouement
tragique, relayent l’image épicurienne des Trois Grâces, où un cartel mexicain
s’élimine en s’amusant, où l’on peut mettre des patins à roulettes vintage
mexicains pour aller sur une piste de danse, et où le récit peut s’interrompre
pour laisser une large place à l’expression d’un rêve fou d’amour au milieu
d’une piste de cirque. La vie avec ces Trois Grâces modernes s’apparente à un
spectacle permanent, une virée rock’n’roll
et pop, avec toutes les connotations libertaires,
colorées et festives que les deux termes peuvent posséder. C’est tout le sens
des dernières pages de l’album, qui représentent le trio dans des tableaux aux
senteurs de culte néo-moderne, divinités de la beauté et des armes, de la
séduction et de la force, figures féministes et sacrées à la fois, déclinant
une image de la Femme tarantinesque désormais déifiée , complétement
indépendante de l’homme, puisqu’elle en possède par ailleurs toutes les
qualités et qu’elle le ridiculise (le cartel mexicain pitoyablement mis en
déroute, les policiers sauvages et incultes, etc.).
Ses trois figures mixent si bien
les références, elles personnifient un tel brassage pop qu’elles font se rencontrer les tenants de la culture occidentale
qu’on vient d’évoquer, bases de sa célébration de la Beauté de l’art et de la
vie, l’histoire de l’art du Classicisme à la Modernité, et même les icones
populaires contemporaines, normalement plus marginales, mais présentement mis
au même niveau : il s’agit bien sûr du manga Cat’s Eyes, dont les trois héroïnes sont elles aussi des
cambrioleuses de haut-vol, amatrices d’objets d’art, et auxquelles il est fait très
précisément référence dans l’album au détour d’une case où apparaît l’étoile de
ninja en forme de carte de visite, attribut direct de la célèbre série, aux
couleurs des héroïnes japonaises.
Le supplément
Si Alex, Sam et Carole sont donc
les divinités pop de notre époque,
c’est bien qu’elles ont quelque chose en plus. L’idée du supplément, présente
dans le jugement de Pâris à travers la promesse du plus-à-jouir, parcourt en
réalité tout le récit, et en particulier les tableaux dont il est question. On
l’a déjà dit, si La Grande Odalisque représente
cet Idéal de beauté pour Ingres, c’est qu’il lui a rajouté trois vertèbres en plus, pour la rendre parfaite. En ce
qui concerne la peinture de La Hyre, l’Idéal dissimulé dans le tableau en
l’espèce des idoles constitue à lui seul un supplément, un butin que Jacob
emporte malgré lui et qui embellit le mystère du tableau. Et puis, Laban cherchant ses idoles dans les bagages
de Jacob appartient au genre de la peinture de paysage – et techniquement,
le paysage dans une peinture, depuis le quattrocento,
joue le rôle d’un embellissement du sujet, un ornement supplémentaire, un cadre
plaisant à la scène représentée. C’est ce que Jacques Derrida nommera le parergon, le supplément, ni intérieur ni
extérieur à l’œuvre, qui l’enferme dans une structure (la perspective) et qui
contribue ainsi à l’effet de beauté. Le paysage est ainsi extérieur au sujet, mais intérieur
à la peinture, contribuant à lui faire toucher l’Idéal. Or, il faut se souvenir
que Le Déjeuner sur l’Herbe prend
comme modèle précisément le parergon
d’une gravure de Raphaël, Le Jugement de
Pâris, Manet travaillant ainsi dans la marge du Classicisme. Hubert Damisch
précise clairement cette pensée : « L’art moderne […] a directement
partie liée avec ce qui aurait fait le ‘’supplément’’ de l’art classique […] :
la couleur, la matière, la texture, et tout ce qui relève de la non-forme,
sinon de l’informe, ou des modes inédits de la mise en forme […]. Si Le Déjeuner sur l’Herbe a bien
correspondu, dans l’histoire de la peinture moderne, à une manière,
singulièrement perverse, d’origine, ou de point de départ, c’est dans la mesure
où la peinture y aura délibérément travaillé dans la marge, le supplément au
chef-d’œuvre, […] celui de Raphaël, qui avait précisément rapport […] à la
question du Jugement de goût […], celui de la beauté, et d’une beauté, en
l’espèce, que force serait de dire ‘’moderne’’ ».
Voilà en quoi consistait le piège
du Déjeuner : rechercher malgré
tout la Beauté, mais dans les marges, en dehors des sentiers battus de l’art
conventionnel. L’erreur des héroïnes consistera à ne pas l’avoir compris tout
de suite – mais c’est pourtant bien ce que réalise Carole à la fin, en s’échappant
de derrière le tableau de La Hyre pour atteindre ce statut de
« non-forme ». Car le parergon de
Derrida en vient fatalement à pervertir les
rapports de la partie au tout ; en rajoutant, il déplace les formes et les
centres d’intérêt, il déstructure le tableau, comme chez Manet où il provoque
même sa désillusion. Ce motif de la
décomposition, de la déstructuration, de la déconstruction, c’est finalement
celui à l’œuvre dans la bande dessinée elle-même, comme on l’a analysé dans la
première partie de ce texte. La bande dessinée prolonge la pensée double
contenue dans le parergon, celle du
supplément de Beauté, et celle conjointe de la décomposition. L'œuvre
s'entrelace de cette manière avec son cadre, le sujet devient objet, ils jouent
l'un sur l'autre. Mais dans l'art du 20ème siècle, la dislocation du parergon n'a pas détruit la
représentation, mais s'y est ajoutée. L'œuvre peut donc contenir son propre
effondrement. La chute de Carole à la fin du récit apparaît alors
symboliquement comme une étape nécessaire à son élévation vers l’Idéal, vers un
« mode inédit de mise en forme », vers la non-forme.
Le supplément, de manière
générale, c’est l’art de vivre que pratiquent les héroïnes. Dans le flashback
final, la bande dessinée revient sur ses origines, un peu comme Le Déjeuner avec Le Jugement, et il s’y dévoile la logique et la morale du
récit : au cours de leur première rencontre, lorsqu’Alex dit à Carole
qu’elle fait des « bêtises » dans la vie, sa future amie lui
répond : « ‘’Des bêtises ?’’ Mais c’est génial ça comme métier.
C’est exactement le plan de reconversion professionnelle qu’il me faudrait… Tu
embauches ? » Faire du n’importe quoi une profession, et même une
profession de foi ; vivre dans les marges ; faire du parergon le centre de sa vie : c’est
le beau programme que propose au final La
Grande Odalisque, jusque dans son effondrement.
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html
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