(Attention : ce texte fait partie d'un
ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il
peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un
caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une
continuité.)
Le Geste et la Parole - 5
Continuité des parcs (b)
(il est nécessaire d’avoir lu le
texte précédent pour saisir les tenants et les aboutissants de celui-ci : http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html)
Le lecteur et le personnage viennent d’être
placés sur la ligne de départ de la première case. Le lecteur y prend ses
repères – ou, pour prolonger la métaphore de la course, il prend ses
marques : il identifie le décor, la situation, le personnage… De son côté,
le personnage, justement, semble prendre la pose, comme un coureur immobile
avant le coup de feu du départ, mais aussi et surtout comme quelqu’un qui pose
devant l’objectif d’un appareil-photo. Car rien n’est vraiment naturel chez
lui : il arbore un sourire béat, la bouche ouverte, la démarche faussement
décontractée, tandis que Milou représente la fidélité canine incarnée – la case
se réduit alors à une image d’Epinal, en somme ; elle est ramenée à un
cliché aux deux sens du terme (le cliché de la photographie et le cliché du
stéréotype). L’image ici n’est encore qu’une image, elle n’a pas encore pris
vie, elle ne s’est pas encore animée, rien n’y est encore à lire. Le geste
n’est encore que geste, la parole y est absente.
Pour mieux souligner encore cela,
il faudrait se référer aux premières cases de la version originale de L’Île Noire, la précédente aventure de
Tintin. Dans la première, le cadre est entièrement occupé par une portion de
journal, on imagine un entrefilet, qui nous apprend que Tintin prend quelques
jours de vacances à la campagne, le tout illustré d’une photo représentant le
reporter se promenant dans les champs, le même sourire béat que dans Le Sceptre d’Ottokar, la même démarche
artificielle, avec cette fois-ci cependant le regard tourné vers l’objectif,
pour accentuer encore davantage la pose prise, souligner son statut de modèle
et trahir la présence de l’appareil-photo. Ici, l’image est redoublée : en
abîme, bien sûr, mais aussi par sa nature, doublement hiératique, close sur
elle-même, deux fois stérile. Ce qu’on voit, dans cette case, ce n’est pas
Tintin se promenant, c’est l’image de Tintin se promenant, c’est la
photographie qui a été prise de lui pour illustrer cette information faussement
capitale et vraiment anecdotique : il est en vacances – et cela ne mérite
pas un article, ni même un entrefilet, et encore moins une photographie. En
dessinant non pas Tintin, mais la photographie de Tintin dans laquelle il est
déjà figé, Hergé multiplie les redoublements de l’immobilité : immobilité
de la pose que le modèle prend pour la photographie et qui lui donne cet air
ahuri et emprunté, immobilité de la photographie elle-même qui fige la pose, et
immobilité enfin du dessin qui répète la photographie, l’enfermant dans une
forme de double prison de l’image. Cette
immobilité surlignée vient finalement signifier la « vacance » du
récit, la béance de narration : rien ne bouge, Tintin ne fait rien, il n’y
rien à raconter. Le récit est au point-mort ; la parole, elle-même
artificiellement présente dans la case (l’article qui ne dit rien, ou même qui
raconte le rien) est réduite à l’impuissance. Première case emblématique, en
somme, qui semble vouloir suspendre le temps du récit pas encore commencé, et suspendre
la vie de l’image, momifiée dans une feuille de papier-journal, en sommeil, le
tout prolongeant le vide, le trou noir d’avant le début de l’histoire. Pour
user enfin d’une comparaison anachronique, la case fonctionne comme si elle
était bloquée sur pause, comme si le récit, pas encore en mouvement, et la
case, pas encore articulée avec la suivante, s’étaient figés comme un membre
perclus trop longtemps paralysé.
Dans la deuxième case, par
contre, Tintin s’est échappé de la photographie, l’image s’incarne, le
personnage est vivant : on le retrouve sur le même chemin à travers
champs, démarche plus naturelle, plus vive, avec Milou, libéré aussi, épanoui
et gambadant, et – comme pour faire le lien avec le cliché – la rangée d’arbres
morts à l’arrière-plan à gauche (alors que sur la photographie ils étaient à
droite – ce qui dénote le mouvement amorcé). La lecture a commencé, le
personnage s’est délivré des chaînes de l’image figée, unique et immobilisante,
et il poursuit littéralement son chemin sur la route du récit jusqu’à se
retrouver rapidement face au danger qui, une page plus loin, lui vaudra une
balle dans le corps, pour avoir voulu seulement apporter de l’aide à des
aviateurs égarés. Les vacances sont terminées, l’histoire a commencé dès lors
que l’image s’est animée, dès lors que le hiératisme de la première case a
laissé place au mouvement qui s’articule avec la deuxième, dès lors que Tintin,
les présentations faites et la situation donnée, s’est lancé dans le monde du
récit à travers l’image, comme s’il était passé à travers le miroir d’Alice –
vers l’imaginaire.
Tout ce que ces deux cases ont de
symbolique – les vacances (l’inactivité) et la photographie (l’immobilité, la
pose) qui déterminent le degré zéro narratif de la première case – sont rejoués
en raccourci dans les deux premières du Sceptre
d’Ottokar. Dans la première case, on retrouve la même pose, donc, ou
presque, comme si le personnage se savait vu, observé, ou comme s’il devait se
faire voir. Comme si, devinant la présence du lecteur qu’il vient de croiser au
détour du chemin, il figeait ses traits pour être présentable, pour être
reconnu, pour incarner le Tintin affable et accueillant qu’on retrouve au dos
des albums ou dans les encarts publicitaires, lorsqu’il n’est occupé à rien
d’autre qu’à être son propre VRP. Pourquoi sourit-il si bêtement au juste?
Qu'est-ce qui lui procure cette jouissance sereine ? N’est-ce vraiment que
la balade, le parc, ces choses ordinaires ? N’est-ce pas plutôt le plaisir
de croiser cette personne familière : le lecteur ? Ou encore cette
sensation de revenir à la vie, la perspective du récit qui s’amorce ?
Jouissance partagée, alors : la lecture commence.
Cette case garde en tout cas le
souvenir de la première case de L’Île
Noire, qu’elle remet en scène en la décomposant et en en poussant le
dispositif plus loin encore. En effet, il n’est plus question ici de mise en
abyme, d’image dans l’image, de fixité redoublée, mais juste de l’image
(Tintin) qui joue simplement son rôle d’image, qui joue le rôle de l’image de L’Ile Noire, en en réactivant la
mémoire : l’attitude dont on vient de parler, mais aussi le décor – là la
campagne, ici le parc (oasis de nature dans le paysage urbain). Tout semble
donc vouloir rappeler la situation initiale de L’Île Noire ; même la remarque de Milou sur ce que s’apprête à
faire son maître à la septième case paraît vouloir remémorer les événements
dramatiques à l’origine de la précédente aventure : « Tu as tort
Tintin !... Tu sais que ça ne te réussit jamais, de t’occuper des affaires
des autres » - image rémanente, mémoire de l’image. Même la représentation
ankylosée, doublement inerte, verrouillée par deux fois (le cadre de la photo,
le cadre de la case) possède ici son écho, comme une projection de son
inconscient, reléguée à l’arrière-plan, arrière-pensée aux trois-quarts dissimulée, figure
emblématique de hiératisme absolu : une statue, dont on ne voit que le
socle et une jambe. Cette coquetterie ornementale n’est pas innocente de la
part d’Hergé, et elle complète excellemment notre propos. Dans la configuration
du parc, où se situe cette statue ? Précisément à la croisée des
chemins : elle est placée entre Tintin et la figure supposée du lecteur au
détour de l’image. La statue les sépare l’un de l’autre, et même elle les rend
invisible l’un à l’autre. En réalité, elle fait l’interface entre les deux. La
statue symbolise la représentation elle-même, d’autant qu’elle semble être
d’inspiration antique, et qu’en ces temps la sculpture était l’art de la
représentation du réel par excellence. Que signifie alors cette incarnation de la
mimesis placée entre le lecteur et le personnage ? Elle configure la
relation entre le lecteur et la bande dessinée : la représentation
constitue le lien, la connexion, l’interface a-t-on dit plus tôt qui permet
l’impossible rencontre entre le réel et l’imaginaire. Le lecteur et le personnage
suivent deux chemins différents, l’un celui de la lecture, l’autre celui du
récit, mais sont en rapport l’un avec l’autre grâce à la représentation, grâce
au geste représenté, grâce à la mimesis, grâce au dessin : l’image
elle-même, sans laquelle le récit resterait invisible aux yeux du lecteur. La
statue figure cela, elle est le dernier acteur d’un ménage à trois qui rend
possible le début de la bande dessinée : lecteur, récit, et
représentation.
La photographie de L’Île Noire avait cette même fonction
d’introduction, d’avant-propos, de mise en relation du lecteur avec Tintin. Sa
représentation, sa mise en scène, son image photographiée constituaient un
trait d’union grâce auquel le personnage se rendait visible – représentation à
partir de laquelle le récit devenait possible. Que Le Sceptre d’Ottokar commence par poser les bases de cette relation
à la manière d’une parabole renforce ce lien qui fonctionne dès lors à la
manière d’un contrat dont l’enjeu est la lecture, et dont l’accord repose sur
la représentation : le lecteur, au détour de l’image, doit passer à
travers elle ; il doit aller au-delà, pour trouver le récit. La
représentation, malgré son apparente immobilité, en est la clé. Car ce n’est
pas seulement le personnage principal que le lecteur trouvera derrière elle,
derrière la sculpture, ce n’est pas seulement une autre représentation, l’image
de Tintin, mais c’est aussi et surtout la lecture, à travers un détail
fondamental : le livre que transporte le héros. Cette première case expose
donc non seulement la situation initiale du récit, mais établit aussi les
règles et les principes qui en président la lecture : une parole (le
livre) littéralement portée par le personnage, qui ne peut se rendre visible
qu’à travers la représentation (le geste).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire