Notes de lectures :
ALCIBIADE
de Rémi Farnos
(La Joie de lire)
Cette année, aux extraordinaires éditions Polystyrène, Rémi Farnos a publié avec son compère Alex Chauvel une non moins extraordinaire bande dessinée expérimentale et interactive : Thomas & Manon (dont on parle ici). Quelques mois plus tard, paraît Alcibiade chez La Joie de lire, éditeur responsable l’année dernière du génial Au Pays des lignes de Victor Hussenot. En deux phrases, cela fait déjà beaucoup d’épithètes élogieuses mais qui ne donnent qu’à peine la mesure de l’enthousiasme ressenti pour cette nouvelle génération d’auteurs s’amusant avec la forme pour mieux « penser ». Car il ne fait aucun doute qu’Alcibiade, s’il est désigné comme un album jeunesse, n’en est pas moins un livre qui donne à penser.
Comme Thomas &
Manon ou Au Pays des lignes, Alcibiade est le récit d’une quête
initiatique. Avec le livre de Hussenot, il a en commun cette ambition de vouloir
conjuguer narration séquentielle et jeu d’arcade sur papier. Tout en
participant ingénieusement à son déplacement (certaines planches détournent
l’enchainement linéaire des images pour faire adopter à la lecture un autre
cheminement), on suit le héros sur l’écran de la page, de rencontres en rencontres,
de péripéties en péripéties, de cases en cases au maillage parfois très serré
et qui donnent à mesurer l’espace parcouru : un décor entier prend parfois
toute une planche, mais fragmenté par la technique du gaufrier – procédé qui
fait résonner la continuité temporelle en fonction de la progression spatiale
du personnage. Le petit héros éponyme (qui deviendra grand) semble également se
situer à la jonction des protagonistes de Thomas
& Manon : avec le jeune garçon, Alcibiade partage une volonté
farouche de devenir un homme et d’accomplir ainsi son destin ; dans ce
but, comme la fillette, il part à la recherche d’un grand sage capable de lui
dévoiler ce à quoi sa vie sera consacrée. Mais à la différence de Manon qui
n’avait qu’à parcourir une île certes labyrinthique, Alcibiade doit traverser
ni plus ni moins qu’un monde, avec tous les obstacles infranchissables qui y
sont semés.
Au fur et à mesure qu’Alcibiade avance et vieillit, une
leçon se dessine : on ne grandit qu’en vainquant ses peurs, les préjugés
et les chimères du monde ; on ne s’accomplit qu’en faisant grandir les
autres ; on ne devient vraiment un homme qu’en se confrontant aux mythes.
Car malgré lui et pendant qu’il avait le regard inflexiblement tourné vers son
but, Alcibiade mue lui-même en une sorte de légende aux yeux de ses
contemporains : il devient celui qui a libéré l’homme de ses craintes, de
ses aveuglements et de ses indécisions. Il ouvre un chemin qu’empruntera
l’humanité à sa suite. L’intemporalité des figures mythologiques conviées crée
un patchwork aux multiples inspirations qui semble offrir les conditions
nécessaires à la naissance d’un mythe. Et c’est bien à cela que l’on assiste,
ou plutôt à la façon dont un mythe se superpose à une réalité et échappe même à
celui qui en est à l’origine. La vie du protagoniste évolue en un palimpseste
recouvert des récits qui se font de son voyage et qui l’éloignent de sa propre
existence pour l’élever vers la sphère de la légende. Le héros se fait ainsi le
lointain héritier du véritable Alcibiade de l’histoire antique selon l’Éros
socratique : l’incarnation d’un désir inquiet et perpétuellement
insatisfait ne cessant de relancer sa propre quête. Chacune à sa façon, toute
vie confine à la légende, celle d’une dissociation et d’une association, celle
la construction du moi dans la projection de l’autre, celle d’une illusion
mensongère dans laquelle l’être prend conscience de ce qu’il est en cherchant à
concevoir une destinée qu’il croit ignorer. Alcibiade atteint son but sans le
savoir : il comble son désir alors même qu’il croit devoir en renouveler
la recherche, il devient une légende en échappant au monde des hommes et
devient un homme en renouant avec le monde des mythes. Nous ne sommes jamais
vraiment ce que nous poursuivons, mais c’est ce qui nous poursuit qui écrit
notre histoire.
Des Argonautes à l’Odyssée, avec dans l’intervalle la
tradition orale qui s’élabore de place en place, tout mythe se construit sur la
route. La bande dessinée de Rémi Farnos met au point une poétique du chemin, du
cheminement, de l’arpentage. Avec Alcibiade, la marche est une quête. C’est en
allant au-devant soi qu’il cherche, fouille et prospecte son avenir. Dans tous
les cas, il faut suivre des tours et des détours, des chemins imposés comme des
chemins de traverse, des routes toutes tracées comme des déroutes buissonnières.
La conquête de l’espace prend le relais de la conquête de soi et dans la
superposition des deux se poursuit un but qui n’est rien d’autre que la
poursuite de soi-même. Le destin d’Alcibiade n’est pas l’objet de sa quête, il
est sa quête même. Le récit nous apprend qu’il n’y a qu’un seul moyen de
connaître sa destinée : en vivant sa vie. Jamais le dessinateur ne
représente la route dans sa ligne de fuite, glissant vers un horizon
inatteignable ; elle est au contraire toujours perçue comme un tronçon, ou
pour mieux dire un segment qu’occupe le héros à un moment donné. Le chemin n’est
plus transit, canal, voie ou moyen d’accès, il ne représente pas davantage
l’espace qui sépare du but à atteindre, la distance qui correspond à l’intensité
de la quête et du désir ; il est lui-même le sens de la vie, le sens de
l’existence. De la même façon que Marshall McLuhan affirme que le médium, c’est
le message, Remi Farnos nous amène à comprendre que le chemin, c’est la
destination. Car le sens n’indique pas une direction à suivre, il est cette
direction même. Le chemin est tout à la fois passé, présent et futur, et chaque
case dans notre lecture articule cette ligne temporelle. Il en est ainsi du
livre : il n’a de finalité que dans son éternelle relecture et son infinie
renaissance – dans le parcours inlassable qu’il invite à faire. Aller quelque
part, ce n’est pas parvenir à destination, c’est être sur le chemin, de la même
façon que l’existence ne se vit que dans sa quête effrénée – arrivé à son
terme, il n’est plus temps de rien. Alcibiade n’a pas besoin de parvenir
jusqu’au sage pour obtenir une réponse à sa question : chaque pas qu’il
fait vers lui en est une.
Recommencement, renaissance, intemporalité : Alcibiade,
à la fin, est heureux de revoir son village natal – sans pour autant pouvoir y
revenir. De loin en loin, le cheminement nous indique que notre vie se résume
de cela : chercher à aller ailleurs que là où l’on est, se réjouir de revenir
là d’où nous sommes partis – et finir nulle part.
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