vendredi 6 novembre 2015

Notes de lectures : ALCIBIADE de Rémi Farnos

Notes de lectures :

ALCIBIADE

de Rémi Farnos

(La Joie de lire)



 
Cette année, aux extraordinaires éditions Polystyrène, Rémi Farnos a publié avec son compère Alex Chauvel une non moins extraordinaire bande dessinée expérimentale et interactive : Thomas & Manon (dont on parle ici). Quelques mois plus tard, paraît Alcibiade chez La Joie de lire, éditeur responsable l’année dernière du génial Au Pays des lignes de Victor Hussenot. En deux phrases, cela fait déjà beaucoup d’épithètes élogieuses mais qui ne donnent qu’à peine la mesure de l’enthousiasme ressenti pour cette nouvelle génération d’auteurs s’amusant avec la forme pour mieux « penser ». Car il ne fait aucun doute qu’Alcibiade, s’il est désigné comme un album jeunesse, n’en est pas moins un livre qui donne à penser.

 
Comme Thomas & Manon ou Au Pays des lignes, Alcibiade est le récit d’une quête initiatique. Avec le livre de Hussenot, il a en commun cette ambition de vouloir conjuguer narration séquentielle et jeu d’arcade sur papier. Tout en participant ingénieusement à son déplacement (certaines planches détournent l’enchainement linéaire des images pour faire adopter à la lecture un autre cheminement), on suit le héros sur l’écran de la page, de rencontres en rencontres, de péripéties en péripéties, de cases en cases au maillage parfois très serré et qui donnent à mesurer l’espace parcouru : un décor entier prend parfois toute une planche, mais fragmenté par la technique du gaufrier – procédé qui fait résonner la continuité temporelle en fonction de la progression spatiale du personnage. Le petit héros éponyme (qui deviendra grand) semble également se situer à la jonction des protagonistes de Thomas & Manon : avec le jeune garçon, Alcibiade partage une volonté farouche de devenir un homme et d’accomplir ainsi son destin ; dans ce but, comme la fillette, il part à la recherche d’un grand sage capable de lui dévoiler ce à quoi sa vie sera consacrée. Mais à la différence de Manon qui n’avait qu’à parcourir une île certes labyrinthique, Alcibiade doit traverser ni plus ni moins qu’un monde, avec tous les obstacles infranchissables qui y sont semés.

Au fur et à mesure qu’Alcibiade avance et vieillit, une leçon se dessine : on ne grandit qu’en vainquant ses peurs, les préjugés et les chimères du monde ; on ne s’accomplit qu’en faisant grandir les autres ; on ne devient vraiment un homme qu’en se confrontant aux mythes. Car malgré lui et pendant qu’il avait le regard inflexiblement tourné vers son but, Alcibiade mue lui-même en une sorte de légende aux yeux de ses contemporains : il devient celui qui a libéré l’homme de ses craintes, de ses aveuglements et de ses indécisions. Il ouvre un chemin qu’empruntera l’humanité à sa suite. L’intemporalité des figures mythologiques conviées crée un patchwork aux multiples inspirations qui semble offrir les conditions nécessaires à la naissance d’un mythe. Et c’est bien à cela que l’on assiste, ou plutôt à la façon dont un mythe se superpose à une réalité et échappe même à celui qui en est à l’origine. La vie du protagoniste évolue en un palimpseste recouvert des récits qui se font de son voyage et qui l’éloignent de sa propre existence pour l’élever vers la sphère de la légende. Le héros se fait ainsi le lointain héritier du véritable Alcibiade de l’histoire antique selon l’Éros socratique : l’incarnation d’un désir inquiet et perpétuellement insatisfait ne cessant de relancer sa propre quête. Chacune à sa façon, toute vie confine à la légende, celle d’une dissociation et d’une association, celle la construction du moi dans la projection de l’autre, celle d’une illusion mensongère dans laquelle l’être prend conscience de ce qu’il est en cherchant à concevoir une destinée qu’il croit ignorer. Alcibiade atteint son but sans le savoir : il comble son désir alors même qu’il croit devoir en renouveler la recherche, il devient une légende en échappant au monde des hommes et devient un homme en renouant avec le monde des mythes. Nous ne sommes jamais vraiment ce que nous poursuivons, mais c’est ce qui nous poursuit qui écrit notre histoire.

Des Argonautes à l’Odyssée, avec dans l’intervalle la tradition orale qui s’élabore de place en place, tout mythe se construit sur la route. La bande dessinée de Rémi Farnos met au point une poétique du chemin, du cheminement, de l’arpentage. Avec Alcibiade, la marche est une quête. C’est en allant au-devant soi qu’il cherche, fouille et prospecte son avenir. Dans tous les cas, il faut suivre des tours et des détours, des chemins imposés comme des chemins de traverse, des routes toutes tracées comme des déroutes buissonnières. La conquête de l’espace prend le relais de la conquête de soi et dans la superposition des deux se poursuit un but qui n’est rien d’autre que la poursuite de soi-même. Le destin d’Alcibiade n’est pas l’objet de sa quête, il est sa quête même. Le récit nous apprend qu’il n’y a qu’un seul moyen de connaître sa destinée : en vivant sa vie. Jamais le dessinateur ne représente la route dans sa ligne de fuite, glissant vers un horizon inatteignable ; elle est au contraire toujours perçue comme un tronçon, ou pour mieux dire un segment qu’occupe le héros à un moment donné. Le chemin n’est plus transit, canal, voie ou moyen d’accès, il ne représente pas davantage l’espace qui sépare du but à atteindre, la distance qui correspond à l’intensité de la quête et du désir ; il est lui-même le sens de la vie, le sens de l’existence. De la même façon que Marshall McLuhan affirme que le médium, c’est le message, Remi Farnos nous amène à comprendre que le chemin, c’est la destination. Car le sens n’indique pas une direction à suivre, il est cette direction même. Le chemin est tout à la fois passé, présent et futur, et chaque case dans notre lecture articule cette ligne temporelle. Il en est ainsi du livre : il n’a de finalité que dans son éternelle relecture et son infinie renaissance – dans le parcours inlassable qu’il invite à faire. Aller quelque part, ce n’est pas parvenir à destination, c’est être sur le chemin, de la même façon que l’existence ne se vit que dans sa quête effrénée – arrivé à son terme, il n’est plus temps de rien. Alcibiade n’a pas besoin de parvenir jusqu’au sage pour obtenir une réponse à sa question : chaque pas qu’il fait vers lui en est une.

Recommencement, renaissance, intemporalité : Alcibiade, à la fin, est heureux de revoir son village natal – sans pour autant pouvoir y revenir. De loin en loin, le cheminement nous indique que notre vie se résume de cela : chercher à aller ailleurs que là où l’on est, se réjouir de revenir là d’où nous sommes partis – et finir nulle part.
 
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vendredi 30 octobre 2015

À la loupe : Complet schéma de montage d'un poste à galène de Ted Benoit

À la loupe :

Complet schéma de montage d'un poste à galène

de Ted Benoit


Grâce au blog Metropolis Journal consacré à Ted Benoit, j'ai découvert une illustration précieuse autant que curieuse, tout à fait représentative du travail de son auteur dans la deuxième moitié des années 1970 - et qui n'est pas sans avoir des résonnances à l'heure actuelle.

 
Deuxième planche des "Déboires de l'inventeur" - 1976
 


 
 
À l'époque, ls héros de Ted Benoit sont victimes d'une coalition de la modernité. Dans "Les Déboires de l'inventeur", le personnage éponyme, Marcel, n’est pas le moins à plaindre : au cours du repas, son corps commence à se saucissonner mystérieusement sous les yeux de sa femme. Il s’éparpille et devient lui-même une brèche dans laquelle il disparaît, son image dévorée par des intervalles de vide qui se multiplient pour l’écarter de lui-même. La technique en est responsable, à cause de l’obstacle qu’elle a dressé devant l’inventeur au début du récit. Il se disperse après s’y être heurté ; il entre dans un état de confusion totale après avoir perdu contact avec le monde ; il se dilue dans l’univers impalpable de la technique. Cette idée trouve son prolongement en même temps qu’une déclinaison dans une illustration réalisée par Ted Benoit en 1977 pour Libération : l’étrange Complet Schéma de montage d'un poste à galène. Le dessin est composé comme une sorte de diptyque horizontal. Dans la partie du haut, on voit un jeune garçon, l’air particulièrement hagard, les yeux mi-clos, la bouche entrouverte et la main portée à la poitrine, comme s’il était pris d’un malaise. Devant lui sont disposés des composants électroniques (bobines de cuivre, ampoules, prises, etc.), et un insert dans l’angle supérieur droit montre un fragment du fameux « schéma », totalement hermétique pour le néophyte. Dans la seconde partie, séparée de la première par le titre, on retrouve la même composition, sauf que deux choses ont changé : d’abord, le circuit représenté en insert n’est plus le même, et puis surtout l’image du garçon a été découpée en lamelles obliques décalées les unes des autres. Le personnage est devenu méconnaissable, complétement déstructuré. C’est ce découpage en tronçons qui rappelle « Les Déboires de l’inventeur ». Réapparaissent clairement les thèmes de la technique (puisqu’il est question du « montage » d’un appareil électrique) et de l’information (le « poste à galène » sert à la diffusion d’un message, quel qu’il soit). L’une et l’autre ont un effet nocif sur le garçon, comparable à celui qui s’est exercé sur Marcel et Jean Blard. Mais l’illustration densifie le discours. Une première interprétation renouvelle le constat qui a été fait à propos de l’inventeur : l’enfant se défait littéralement face à la complexité du schéma technique. Son visage est méconnaissable car il donne l’image de ce qu’est la technique pour lui : un casse-tête. De plus, si l’on considère qu’un poste radio est vecteur d’information, l’information en question dénature la perception de la réalité et (em)brouille le sujet. C’est pourquoi, dès la première image, le garçon semble avoir la nausée, comme plongé en pleine confusion, déboussolé. L’idée des ondes radio connotées par le poste à galène entre en résonnance avec l’image suivante où l’enfant est littéralement déphasé. On a l’impression que son visage est transformé sous l’effet de franges d’interférences, flots de bandes passantes aux sources incertaines et aux effets indésirables. Le personnage n’est plus réglé sur la bonne fréquence, il ne capte plus la réalité, et les parasites altèrent son identité, proprement hachée. Ce déphasage de la physionomie illustre combien la manipulation de l’information implique une réorganisation et un décentrage de l’individu.

 

Une deuxième hypothèse prolonge cette interprétation. Les deux parties du dyptique s’agencent selon une logique avant / après : d’un dessin à l’autre, l’enfant a subi une transformation et le circuit électronique dans l’insert supérieur droit n’est plus le même. Peut-être s’agit-il d’un autre détail du circuit, ou une autre partie, une autre face… Toujours est-il que les deux fragments s’articulent de la même façon que les deux images du garçon – c’est-à-dire en même temps, simultanément. On a l’amorce d’un récit (voire même deux récits parallèles), l’ébauche d’une chronologie narrative pareille à celle d’une bande dessinée rudimentaire, une charnière associative qui ne demande qu’à être soudée. C’est précisément le sens du mot « montage » présent dans le titre. Toute association d’images relève d’un montage, un assemblage de sens, une élaboration narrative ou du moins comparative. Le rapprochement des deux morceaux de circuit tend vers une construction de ce genre, comme si l’on devait combiner les deux pièces d’un puzzle pour nous permettre d’en obtenir le « complet schéma ». Le garçon tente sans doute d’y parvenir, et les inserts apparaissent comme les relais de sa perception, à l’image d’un contre-champ subjectif. Mais si le poste à galène commence alors à prendre forme, l’individu, lui, se disjoint ; il perd sa forme. La technique s’élabore au détriment du garçon, elle le transforme et le démantèle – montage et démontage. Alors qu’il donne du sens au schéma technique, l’enfant perd le sien et s’égare. Si « Les Déboires de l’inventeur » racontait l’histoire d’une séparation, Complet Schéma de montage d’un poste à galène amorce le récit d’une aliénation.   

 

Une troisième lecture offre une vision plus large du problème. Dans les propositions précédentes, on est parti du principe que l’objet du dessin était le poste à galène, ou du moins son montage, tandis que l’enfant se présentait comme sujet, c’est-à-dire acteur dont le rôle était de monter le circuit. Mais ce n’est peut-être pas exactement de cette façon que fonctionne le dessin. On vient de dire que la structure en dyptique sous-tendait une organisation en deux temps : un avant et un après. De ce point de vue, il faut reconnaître la disjonction d’une ellipse entre les deux parties, qui rend leur articulation possible : ces deux images sont distinctes l’une de l’autre puisqu’elles appartiennent à deux moments différents. Mais le titre doit aussi être pris en considération, lui qui apparaît justement à l’inter-case, ce lieu de l’ellipse en bande dessinée. Il prend lui-même la forme de bandes obliques décalées les unes des autres, rappelant la deuxième image du garçon. Ces bandes jettent un pont et agissent comme des sutures reliant les deux parties, raccommodant leur dissemblance et les mettant sur le même plan. Elles semblent agir pour uniformiser le dyptique et n’en faire qu’une seule image. Le premier mot du titre réaffirme cette idée. L’adjectif « complet » renvoie au dessin lui-même, complet au sens où il ne fait qu’un malgré ses deux parties. Son antéposition a pour effet de mettre en valeur l’épithète, d’autant que la construction « complet schéma » n’est pas naturelle. Il arrive qu’un adjectif antéposé n’ait pas tout à fait le même sens que lorsqu’il est postposé, mais en l’occurrence on a du mal à percevoir la nuance entre « complet schéma » et « schéma complet », si ce n’est que la première construction paraît incorrecte. En brouillant la linéarité syntaxique traditionnelle, l’antéposition répond à un cliché de type publicitaire consistant à vanter les mérites du référent avant même qu’il ne soit évoqué. Le tout apparaît donc à la fois comme un discours fallacieux et une forme manipulatrice : soit l’information à l’ère de la modernité. Surtout, le début du titre ressemble à une traduction trop littérale et maladroite d’une expression anglaise, langue qui favorise la place initiale de l’adjectif : « complete diagram », y pourrait-on trouver. En retranscrivant une formulation typiquement anglo-saxonne, Ted Benoit amorce une réflexion sur le rapport au sens : si on a l’impression d’être confronté à une traduction automatique, c’est justement parce qu’il est question d’automatisation, au sens où la technique transforme l’individu en automate, en machine.

 

D’ailleurs, le dessin demande lui-même à être traduit, en particulier sur les rapports qu’il entretient avec l’automatisation, le devenir mécanique. En quoi ce schéma est-il censé être complet ? Qu’est-ce qui nous montre cette complétude, mise en avant comme un étendard ? Là encore, il faut interpréter littéralement le sens de l’illustration – motif à motif, comme on dirait mot à mot. Le schéma du poste à galène ne se trouve pas dans les images en insert, ni même sur la table en face du garçon, mais dans l’ensemble du dessin, et c’est bien pour cela qu’il est « complet ».

 

Le poste à galène est un récepteur radio, un appareil capable de recevoir certaines fréquences électriques, un destinataire d’ondes. Dans la deuxième partie du dessin, le garçon mute lui-même en poste à galène dont on module les phases. Selon le destin programmé par la modernité, chaque individu devient un récepteur de ce type, percevant et absorbant les images du monde véhiculées par les médias – la société du spectacle. Complet Schéma de montage d'un poste à galène montre comment on transforme un homme en information manipulable, modulable, assujettie et déshumanisée jusqu’à la nausée. Un poste à galène ne peut que recevoir, mais en aucun cas émettre, comme l’individu, encore, qui n’a pas droit à la parole mais qui se laisse dicter ses actes. Telle est la traduction littérale de l’illustration : elle donne le schéma de notre asservissement à la technique et à l’information. Ce type de poste est aussi appelé récepteur à cristal, et cette allusion implicite au minéral prolonge l’analogie avec l’individu. Simondon fait du cristal le modèle de l’individuation, réaffirmant à travers lui les liens entre les phases de l’être et du devenir : « l’individu vivant serait en quelque manière, à ses niveaux les plus primitifs, un cristal à l’état naissant s’amplifiant sans se stabiliser »[1]. En plus de faire référence au champ lexical de la radio, cette amplification de phases rappelle la logique du dyptique, sauf que Ted Benoit nous montre alors un devenir inquiétant qui réside dans le déphasage, un devenir qui, conditionné par la technique, n’a plus rien d’humain. C’est un devenir information, flux d’information pure qui tente de stabiliser un état d’instabilité, de plonger l’identité dans une sorte de déchiqueteuse à papier, de l’exposer aux conditionnements du poste à galène réglé sur la fréquence du dérèglement. On rejoint alors la pensée de Jean Hyppolite qui distingue la machine en ce qu’elle est capable de transformer[2] : dans le dessin, la technique transforme la matière même de l’humanité et le pouvoir machinique finit par altérer l’individu lui-même. Il le déstabilise et en éclate la représentation en même temps que l’intégrité.

 

C’est ce que Heidegger appelle « l’oubli de l’être »[3]. Dès la première image du garçon, on a l’impression qu’il part, qu’il est pris d’un malaise, qu’il va perdre connaissance. En fait, il « oublie d’être » et il laisse exister la technique à sa place. Il arrive la même chose à Marcel, réduit qu’il est à accomplir les gestes du quotidien machinalement, sans y penser. On assiste au déclin de la pensée méditante et au triomphe de la pensée calculante. Cette dernière est fondée sur l’encodage d’une réalité plate et raide, celle de la valeur qui éclipse le sens. Heidegger parle de pensée calculante quand « l’homme est en fuite devant la pensée »[4] : déterminé par la technique, « la pensée qui calcule ne s’arrête jamais, ne rentre pas en elle-même »[5], elle est l’abolition de toute pensée. Chez Marcel comme chez le jeune garçon, la pensée calculante prend possession de l’être et procède à sa division et à son fractionnement. C’est le propre de la technique : elle devient elle-même calcul à trop se projeter en avant vers un but qui la conditionne totalement – après elle, le vide. Les deux images du dyptique de Complet Schéma sont sur le même plan parce qu’elles élaborent un programme, le schéma de notre aliénation à la technique, le calcul qui aboutit l’anéantissement de la pensée. Plus l’inventeur et l’enfant construisent (la machine, le poste), plus ils se déconstruisent ; plus ils accordent de place aux mécanismes et aux circuits électriques, moins ils ont de place pour eux-mêmes. Leur humanité devient mécanisme, schéma programmable et contrôlable. L’aliénation au profit de la technique s’exprime en cela qu’ils ne se comprennent plus eux-mêmes. De cette façon, le monde machinique devient un avatar du spectacle, et une formule de Greil Marcus pourrait servir de légende à l’illustration : « L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente »[6]. Cette dernière expression résonne particulièrement bien avec la dichotomie de l’illustration, dans laquelle le passage d’une image à l’autre dessine le parcours d’une aliénation : le deuxième garçon est un autre. Le premier tente encore de rentrer en lui-même, de se servir de la pensée méditante ; le deuxième est devenu le jouet de la pensée calculante.

 

Une expression forgée quelques années plus tard par Gilles Deleuze et Félix Guattari aurait pu être un excellent titre pour ce dessin, tant il concentre tout ce qu’on a tenté d’en retirer : « machine abstraite de visagéité »[7]. Le visage de l’enfant ne se défait-il pas en une machine abstraite ? Son conditionnement par la technique et l’information ne se réalise-t-il pas par la défiguration ? Les deux philosophes évoquent la question en ces termes : « C’est que le mur blanc du signifiant, le trou noir de la subjectivité, la machine du visage sont bien des impasses, la mesure de nos soumissions, de nos assujettissements »[8]. Si le mur du visage apparaît comme un obstacle et que les yeux y sont pareils aux abîmes du néant, c’est que cette machine abstraite qualifie un mode de domination correspondant à l’influence du capitalisme – le marquage et l’agencement des signes du visage y réalisent un odieux despotisme. Il n’est bien sûr pas question ici du visage individuel, mais de sa formalisation et sa normalisation imposées par le pouvoir. Celui-ci prescrit un modèle auquel se conformer, une « machine abstraite de visagéité » qui élabore la carte virtuelle et instable à partir de laquelle doivent s’orienter tous les visages – c’en est leur complet schéma. Deleuze et Guattari affirment que l’histoire du capitalisme contemporain s’inscrit dans la soumission à un régime qui découpe des visages-types, et c’est ce découpage que Ted Benoit a représenté. Car on atteint là une distinction essentielle avec le tronçonnage de Marcel : le garçon apparait non comme un corps mais comme une image. Ce n’est déjà plus lui-même mais sa représentation – son assujettissement au monde comprimé et raide de la valeur. Aplati, surface écrasée tel un plan, le visage permet l’identification et la classification. Celui de l’enfant est stratifié, décomposé en plusieurs couches ; à travers le déphasage se fait entendre une polyvocité du visage, tressage et amplification de strates dont l’entrelacement correspond à une figure de la domination capitaliste. C’est ce qui fait dire aux deux philosophes que « le visage est un conte de terreur »[9], on y lit la séparation, l’aliénation, l’oppression et l’oubli de l’être. De ce point de vue, le monde du garçon semble subir un encodage fondé sur la décomposition. Son visage est travaillé par l’agencement d’une machine abstraite, figure autoritaire qui l’altère. Quelque chose d’inhumain le hante : l’effondrement de toute identité sous le poids de l’information et de la technique.

 
 
Merci à Basil Sedbuk




[1] Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, page 150 (Éditions Jérôme Millon, 1995).
[2] Jean Hyppolite, « La machine et la pensée », in Figures de la pensée philosophique, tome 2, pages 891 à 919 (PUF, collection « Quadrige », 1991)
[3] Martin Heidegger, Essais et conférences, page 108 (Gallimard, 1958).
[4] M. Heidegger, « Sérénité » in Questions III, page 163 (Gallimard, 19..).
[5] Ibid.
[6] Greil Marcus, op. cit., page 140. C’est moi qui souligne.
[7] Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Année zéro – visagéité », in Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, page 205 – 235 (Éditions de Minuit, 1980)
[8] Ibid., page 231.
[9] Ibid., page 206.

jeudi 29 octobre 2015

KABOOM 12

Kaboom 12


Le douzième numéro de Kaboom est en kiosques depuis quelques jours. On y trouve plus que jamais de beaux et longs entretiens (Brecht Evens, Olivier Schrauwen, Minetarô Mochizuki, Adrian Tomine, Fred dont la série Philémon fête son 50ème anniversaire cette année...) et une immersion dans l'aventure "Pierre Feuille Ciseaux".



Pour ma part, j'ai participé au dossier Hugo Pratt en interrogeant trois auteurs sur leur rapport avec le créateur de Corto Maltese : Ted Benoit, Christian Cailleaux et Frank Le Gall...

mardi 22 septembre 2015

Notes de lectures : MIRAGES D'ETE de Kazu Yuzuki

Notes de lectures :

Mirages d'été

de Kazu Yuzuki

(Le Lézard Noir)
 


Cette année, l’éditeur pictavien Le Lézard Noir a régalé les amateurs de mangas avec deux volumineuses anthologies : une première consacrée à Shotaro Ishinomori, émule d’Osamu Tezuka et auteur d’œuvres incontournables (Le Voyage de Ryu, Cyborg 009…), malheureusement trop rarement publié en France, et une seconde pour Kazuo Umezu, connu dans nos contrées grâce à la terrifiante École emportée, créateur insatiable d’ambiances angoissantes et d’histoires horrifiques. Deux plongées dans la psyché tourmentée du Japon, oscillant entre fantasme et folie, grotesque et sublime ; deux événements éditoriaux dans le paysage français de la bande dessinée qui se voient complétés en cette rentrée par un troisième recueil dédié à Kazu Yuzuki (dont seul Des Courges par milliers avait été traduit jusqu’ici).
 
 
Réalisées au cours des années 1980, les superbes histoires courtes de Mirages d’été prolongent un peu la torpeur estivale des mois passés et invitent le lecteur à paresser au milieu de jardins luxuriants et de plages inondées de soleil, à l’ombre des parasols comme à ceux des néfliers, en attendant la venue d’averses rafraîchissantes. Les décors de ces récits dessinés avec passion sont d’autant plus envoutants qu’ils sont fantasmés. Yuzuki raconte dans la postface : « À l’époque où je dessinais ces mangas, je louais un appartement à Tokyo. Je sortais de chez moi et me promenais dans le quartier, un appareil photo à la main. En même temps que la ville, je photographiais beaucoup de végétation ». Les clichés ainsi glanées sont ceux d’un entre-deux où l’environnement urbain et rationnel est concurrencé par une nature abondante, à l’image d’une réalité colonisée par le rêve ou bien celle d’une conscience assiégée par son inconscient : les feuillages s’épanouissent sans qu’on ne le soupçonne, dans un sourd labeur qui rappelle celui des rêves. « Dans mon imaginaire », confie le mangaka, « un jardin n’est pas entretenu ; ou du moins, sa croissance est beaucoup plus rapide que son entretien : la végétation envahit presque la véranda, parfois elle la traverse même pour pénétrer dans la pièce ». C’est tout le sujet de ces Mirages d’été qui est ici résumé : représenter l’expansion du végétal comme une expérience onirique fondée sur le débordement de l’incontrôlable. Car l’auteur n’en reste pas à l’observation naturaliste, il s’en sert pour nourrir une réflexion sur la sensualité : « Le fait que les plantes de jardin, cultivées à l’origine par les hommes, se mettent à pousser à leur guise, en ignorant la volonté et les sentiments humains, me paraissait à la fois sinistre et érotique ».
 
 
Yuzuki voue une fascination égale pour la nature et les jeunes filles en fleur, avec comme évidente correspondance un certain ravissement dans l’éclosion du monde, doublé d’une perte des repères plus troublante, un abandon de soi qui conduit aux milieux de profondeurs où s’enchevêtrent aussi bien des branchages qu’un réseau invisible de chimères. L’extraordinaire pouvoir de fascination de ses récits réside dans leur capacité à perdre le lecteur dans les rêveries de l’intime, le monde délicieux et inquiétant d’une sensualité hésitante, encore à ses premiers balbutiements. Son moindre tour de force est de ne jamais rendre cet érotisme pubère sordide ni vulgaire : les jeunes filles n’y sont pas des objets mais des sujets de désir. Il ne s’agit donc pas tant pour le lecteur d’être troublé par elles que de ressentir leur trouble, de s’égarer avec elles dans le jardin des tentations encore indéterminées. Et puis, le sensualisme des dessins ne porte jamais vraiment sur le physique, dispersé par le vent doux et chaud de l’été, ramené à une inconsistance nébuleuse qui ne trouve son incarnation que dans des corps avachis, endormis, songeurs ou encore tourmentés par la fièvre. Comme Fusa, l’insolite enfant-courge du dernier récit, la jeune fille est une métaphore, une plante comme les autres, offerte à la rêverie buissonnière du lecteur pour lui faire éprouver l’éventail de ses sensations ambivalentes ainsi que sonder son intériorité aux ramifications complexes et foisonnantes, incubée sous le rayonnement des images. Si la nature ne peut se dompter, les rêves des jeunes filles échappent également à toute règle.
 
 
Certaines histoires délaissent cette évanescence poétique des sens pour se tourner vers un beau néo-réalisme saisi au bord des chemins et des plages, au seuil des petits restaurants et des salles de cinéma, en ces lisières de l’errance qui donnent les contours d’une autre forme de naturalisme – cette fois-ci fondée sur des chromos anecdotiques d’où s’exhale toute l’oisiveté adolescente à l’heure de l’été : une vacance à l’état pure, l’ennui rendu saillant au creux des micros événements du quotidien. Dans les deux cas, rêverie magique ou observation réaliste, le mangaka cherche à saisir un état d’intermittence, le moment d’une expectative entre deux années scolaires, entre deux époques de la vie, cette zone floue et sensible entre l’enfance et l’adolescence. L’échancrure qui se forme alors dans la réalité laisse entrevoir les ombres d’un monde qui n’existe pas encore et dont on ne perçoit que les parfums capiteux et envoutants mêlés à un frisson de danger et d’excitation. C’est pourquoi la jeune fille et la végétation cohabitent toujours dans les cases du recueil, comme si l’auteur cherchait à rendre perceptible le caractère hybride de la sensualité, une effloraison qui prolonge sa rêverie en dehors des corps dans l’espace perpétuellement mouvant du monde végétal. Au cœur du livre, le récit buñuelien « L’Âge d’or » en offre toute l’expression. Coincée dans une bibliothèque municipale, l’héroïne rencontre un étrange groupe de gamins lubriques, symbole d’une sexualité à l’état brut, sans affect ni désir, à laquelle résiste la raison (incarnée par la bibliothécaire) et vers laquelle est attirée malgré elle la jeune fille, jusqu’au bord du gouffre. C’est de ce récit qu’est tirée l’image de la couverte, inspiré de l’Ophélie de John Everett Millais : plutôt qu’une figure de la peine et de la mort au féminin, Yuzuki offre une représentation de l’inconscience et de l’abandon de soi à la source de toute jouissance, ce bâillement entre deux bords où se joue l’anéantissement du sujet au profit de la sensation. L’histoire inaugurale « Sous le néflier du Japon » peut être lue à la façon d’un programme. Un jeune garçon y fait la découverte du désir, mais sans être capable de le reconnaître, n’en ayant jamais eu idée auparavant : la fin du récit, sublime, donne à mesurer toute la distance qui sépare le petit héros de sa sensualité. En réalité, Kazu Yuzuki ne s’intéresse pas tant à dessiner les feuillages, les fleurs et les plantes, mais ce qui se passe derrière, à peine discernable, la suspension d’un moment qui saisit l’individu au cœur de son apprentissage de la jouissance. 
 
 

 

lundi 21 septembre 2015

Kaboom 11

Kaboom 11


Il n'y a pas eu de 10ème numéro, mais un directeur éditorial fantaisiste a considéré le hors-série Astérix comme tel ...

Il ne faut pas chercher à comprendre, mais retenir que je suis particulièrement en bonne compagnie dans cette livraison où je parle de la série Le Gang Mazda de Darasse et Hislaire.



samedi 19 septembre 2015

Kaboom hors-série ASTERIX

Kaboom
hors-série ASTERIX


Dans ce très beau numéro hors-série de Kaboom consacré à Astérix, j'ai écrit un texte intitulé "Eloge de l'enclave" - à l'origine, il aurait dû s'appeler "L'impossibilité de l'héroïsme".

jeudi 17 septembre 2015