mardi 26 février 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer Orphelins - 5 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (d)

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Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 5 -

Eloge de Ted Benoit

L'Affaire Francis Blake (d)

 
 
Fake
Niveau dédoublements, Blake n’est pas en reste, puisque lui aussi dispose d’une mémorable doublure : le vagabond que rencontre Mortimer en fuyant par les chemins de fer. Encore une fois, il est intéressant de constater que cette intervention d’un simulacre de Blake ait été une initiative de Ted Benoît, comme lui-même le raconte à Jean-Luc Cambier et Eric Verhoest : « Dans le scénario, Mortimer était surpris en voyant le vagabond. J’ai accentué cela en jouant sur l’ambiguïté physique du personnage qui ressemble à Blake. Van Hamme était un peu réticent, peut-être parce que je l’ai mis devant le fait accompli. Je n’osais pas lui dire que son clochard, qu’il voyait un peu rondouillard, je lui ai fait une tête ‘‘à la Blake’’. J’étais frustré par ce croisement qui n’avait pas lieu. Alors, quand apparaît ce clochard, pendant une fraction de seconde, Mortimer se demande si ce n’est pas Blake. Ensuite il voit bien que ce n’est pas lui et le lecteur aussi. Mortimer est dans l’univers de l’espionnage, qui est celui de Blake, pas le sien. A mon avis il se sent démuni et a l’impression que Blake tire les ficelles en coulisses »[1]. La réticence de Jean Van Hamme est d’ailleurs aussitôt confirmée par lui-même : « J’étais perplexe quand j’ai découvert cette ressemblance. Ted m’a dit qu’il avait fait exprès pour tromper le lecteur. J’ai trouvé ça artificiel. […] L’ennui, c’est qu’il sera platement déçu parce que le personnage disparaît et qu’il ne se passe rien »[2]. Les ambitions du dessinateur et du scénariste ne sont clairement pas sur la même longueur d’onde : alors que Van Hamme s’inquiète de la vraisemblance et de la lisibilité du récit, Ted Benoit recherche quelque chose de beaucoup plus retors et intellectuel, presque abstrait dans la réflexion qu’il impose au lecteur sur la situation et sur les enjeux de la reprise.
Pourtant, Van Hamme pointe tout l’intérêt de la chose lorsqu’il déplore l’artificialité de la mise en scène visant à tromper le lecteur. Dans son propos, Ted Benoit avançait encore masqué lorsqu’il justifiait malicieusement la ressemblance entre Blake et le clochard par un prétexte psychologique basé sur la confusion passagère de Mortimer. « Pendant une fraction de seconde, Mortimer se demande si ce n’est pas Blake », dit-il : rien, sur la planche, ne justifie cette hésitation du héros, ni les récitatifs qui n’en font pas mention, ni ce qu’on voit à l’image. Mortimer est certes surpris, mais s’il l’est c’est parce qu’il se croyait seul, et qu’après avoir fui précipitamment la police, une voix venue de nulle part l’interpelle en lui rappelant ce fâcheux incident. Alors, on est de nouveau face à un leurre de la part de Benoit, qui fait passer ce « Blake » clandestin pour une justification du trouble de Mortimer, justification totalement subjective et qui n’engage que sa propre vision (« à mon avis », dit-il d’ailleurs bizarrement par la suite). Autant dans la bande dessinée que dans ses propos, l’auteur nous attire dans un piège du dessin et un piège du langage qui nous forcent à adopter un point de vue faussé : le sien. C’est qu’il faut tenter de percevoir l’intention du dessinateur, se mettre justement à sa place et déceler l’impression qu’il cherche à faire naître[3]. En réalité, et Van Hamme l’énonce nettement malgré lui, c’est le lecteur qu’il cherche à tromper et qui doit être pris d’un doute. Le dessinateur glisse sensiblement vers cette idée lorsqu’il poursuit ses confessions : « Ensuite [Mortimer] voit bien que ce n’est pas lui et le lecteur aussi ». Quand Benoit évoque ainsi Mortimer, c’est donc en réalité le lecteur qu’il faut comprendre, par métonymie, le héros n’apparaissant que comme un paravent – encore un prétexte. Le scénariste déplore de son côté que le lecteur « sera platement déçu parce que le personnage disparaît et qu’il ne se passe rien » : c’est précisément à cause de cette déception elle-même, de cette incongruité parfaitement inutile, que le lecteur doit au contraire s’interroger, se poser les mêmes questions que Benoit prête abusivement à Mortimer.
Le dessinateur finit en effet par lâcher qu’« à [son] avis il se sent démuni et a l’impression que Blake tire les ficelles en coulisses ». On peut dès lors s’interroger sur l’ambiguïté du pronom personnel. Qui est « il » ? Mortimer ou le lecteur ? Pourquoi Benoit modalise-t-il ainsi son discours ? Pourquoi précise-t-il que c’est « son avis » ? Ne devrait-il pas être sûr de lui-même, certain de ses intentions, maître du destin et de la psychologie de ses personnages, lui le deus ex machina du récit ? En réalité, s’il émet ce léger doute, c’est parce qu’il ne parle pas tant de sa créature, Mortimer, que de son lecteur, et qu’il n’évoque pas tant la diégèse que sa réception, beaucoup plus incertaine. On pourrait traduire ainsi ce que nous dit Ted Benoit : « A mon avis, et c’est ce que j’aimerais, le lecteur doit se sentir démuni et a l’impression que Blake, tire les ficelles en coulisses ». « Blake », dit-il – mais justement, n’a-t-on pas dit plus tôt que Blake était le miroir des auteurs, que s’il était un faux traitre, le dessinateur et le scénariste étaient de vrais faussaires ? Dès lors, celui qui tire les ficelles en coulisse et qui rend le lecteur paranoïaque, c’est bien le dessinateur lui-même.
A partir de là, la raison d’être de ce faux Blake en même temps que des autres fausses pistes et leurres apparaît de façon lumineuse : on cherche ici à désorienter le lecteur, le confondre, le forcer artificiellement à démêler le vrai du faux pour renvoyer, en abyme, à la reprise elle-même – c’est-à-dire le « faux » nouveau « Blake et Mortimer » que livrent Benoit et Van Hamme. De manière très astucieuse et avec lucidité, Ted Benoit cherche à plonger le lecteur dans un labyrinthe de dédoublements comme pour créer un univers alternatif à la série de Jacobs, qui n’en serait donc pas la continuité mais l’artefact impossible, le songe grotesque. Prendre le contre-pied du modèle : c’était déjà le but qu’on avait discerné au début de ce texte à partir de la situation dans laquelle évoluait le récit, et qu’on avait retrouvé dans le jeu des multiples dédoublements. C’est encore le cas avec ce faux Blake, de manière peut-être encore plus évidente, et cela permet à la bande dessinée d’asseoir définitivement son seul programme possible : désappointer, désorienter, et finalement décevoir.
L’énorme risque que suppose le challenge de la reprise consiste en effet à frustrer les fans de Jacobs et de sa série culte, et les auteurs ne s’en sont jamais cachés à l’époque. Si Van Hamme prend la chose comme un défi technique, duquel il se détache avec la distance du professionnalisme (il faut se souvenir de l’image du moteur), la conscience d’auteur de Ted Benoit pose d’avantage de problèmes. En effet, si l’on peut dire que le dessinateur ne redoute plus de trahir ou de décevoir, c’est qu’il sait pertinemment qu’il va décevoir. Il sait aussi que son travail sera épié à la loupe par tous les puristes de la série. Lui a bien conscience de ne pas pouvoir de substituer à Jacobs, non qu’il lui soit inférieur ou qu’il souffre d’un quelconque complexe, mais tout simplement parce que Jacobs, c’est Jacobs, et Ted Benoit, c’est Ted Benoit. Dans ses conditions, on ne peut pas refaire, reproduire le geste créateur intime, on ne peut pas l’industrialiser, quand bien même la tentation et le désir seraient grands. C’est très précisément ce qu’il énonce entre les lignes lorsqu’il dit être « frustré que cette rencontre n’ait pas lieu ». De quoi parle-t-il, encore une fois ? La phrase est particulièrement ambigüe ; on ne comprend pas pour quelle raison il évoquerait une facétie fictionnelle de cette manière. D’autant que cet épisode du clochard n’est qu’une non-rencontre, qui n’aura aucun impact sur les faits dans l’intrigue. Dès lors, cette rencontre qui n’a pas lieu et qui frustre Ted Benoit, c’est peut-être finalement celle avec Jacobs lui-même, ou du moins avec son œuvre. La rencontre n’a pas lieu parce qu’elle n’est plus possible, Blake et Mortimer appartiennent irrémédiablement au passé et Jacobs n’est plus de ce monde. En reprenant la série, le dessinateur va au-devant d’inévitables frustrations puisque sa condition le sépare à jamais de l’ « idéal » jacobsien[4], impossible à reproduire, quand bien même la technique serait parfaitement maîtrisée.
 
Ce constat d’échec naturel permet à Ted Benoit de créer une poétique particulièrement délicate, aussi émouvante qu’ironique. Sachant que la frustration des admirateurs de Jacobs ne pourra être évitée, et souffrant de cette frustration lui-même, il fait de ce manque sa plus grande force, et développe sous couvert d’un récit d’espionnage un petit précis de déception, un petit bijou théorique qui fait de la carence et de l’absence toute la poésie de l’album. Toujours dans L’Histoire d’un retour, Ted Benoit dit vouloir distiller le fantastique caractéristique à la série de Jacobs non pas à travers les péripéties mais dans l’atmosphère : « Cette trame [du récit d’espionnage] excluait l’aspect fantastique parfois présent chez Jacobs. La tension et le mystère viendront des paysages des landes écossaises, du brouillard, des situations psychologiques »[5]. Faux, devons-nous rétorquer : aucun brouillard dans les pages de l’album, et la campagne écossaise n’est jamais apparue de manière aussi chatoyante sous le soleil et la chaleur du mois de juin. Alors, le fantastique vient d’ailleurs, et en particulier de ces détails multipliant les dédoublements, les incohérences ambigües, l’inquiétante étrangeté d’un monde vampirisé par le faux-semblant, hanté par les fantômes des héros et de Jacobs lui-même. Ted Benoit ouvre avec L’Affaire Francis Blake l’entrée d’un monde crépusculaire malgré ses apparences, un monde qui ne sera jamais plus et qui laisse le lecteur sur son seuil assister à une sarabande de spectres et de masques.
à suivre...

[1] L’Affaire Francis Blake : Blake et Mortimer [Histoire d’un retour] op. cit. page 87.
[2] Idem.
[3] Il avoue d’ailleurs d’entrée de jeu qu’il se sentait « frustré par ce croisement qui n’avait pas lieu », comme s’il trahissait à demi-mot une motivation absolument personnelle.
[4] L’ « idéal » au sens où Jacobs est imposé comme modèle à suivre et à reproduire ; La Marque Jaune, une bible graphique ; « Blake et Mortimer », un univers codifié à respecter. La tâche consiste donc à se substituer au créateur originel – tâche tout à fait vaine et impossible.
[5] Op. cit. page 31.

 
 
 
 
 
 
 
Pour plus d'informations sur L'Affaire Francis Blake :

2 commentaires:

  1. Cette analyse brillante et convaincante, saisit avec justesse e semble-t-il ce que son auteur nomme élégamment la "poétique de la déception". venant de relire L'Affaire Francis Blake, je suis d'autant plus sensible à l('approche qui nous est ici proposée que j'ai moi-même, comme sans doute bien des lecteurs auparavant, pour la seconde fois consécutives en l'espace de 17 ans, ce sentiment de flottement fantomatique et de doubles équivoques dont il est ici question.

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