dimanche 25 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert & Mulot - 4ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 4ème partie -



(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
Spleen et Idéal
Cet échec à s’approcher de l’Idéal, il était déjà présent en substance dans le revers que subit Alex, un peu avant l’épisode du Laban, lorsqu’elle tente de voler La Grande Odalisque. Contrairement à Carole avec Le Déjeuner sur l’Herbe, on ne voit pas Alex découper la toile pour l’extraire du cadre – il y a là un hiatus, et tout juste aperçoit-on une case plus loin un morceau de l’encadrement, vide. En fait, l’Idéal de beauté que représente la peinture d’Ingres résiste à la réification que lui impose Alex. Il ne semble pas possible de transformer La Grand Odalisque en objet ; la peinture ne se laisse pas contaminer par la matérialité, elle ne se laisse pas faire : ce sont d’ailleurs les visiteurs eux-mêmes qui arrêtent la voleuse et qui la rouent de coups, comme s’ils répondaient à un sacrilège. Le chef d’œuvre d’Ingres est intouchable.
C’est là une faute de la part des trois cambrioleuses : avoir cru conquérir l’Idéal en le volant comme un simple objet. Comme Laban, elles se trompent, ou elles sont trompées. L’utopie qu’elles esquissaient plus tôt en s’imaginant à la tête d’un cartel de « narcophilanthropes » répondait davantage à leur ambition. Mais le vol au Louvre s’avère être une erreur, puisqu’elles prennent alors, littéralement, leurs rêves pour des réalités.
 
 
Le fait qu’Alex soit l’auteur de ce vol raté se révèle très pertinent. On a déjà fait remarquer que des trois amies, c’est celle qui est la plus terre-à-terre : elle est impulsive, compromet la mission d’Orsay, ne pense qu’à des choses triviales, s’emballe de la découverte de patins à roulettes vintage mexicains, fait l’amour dans les toilettes de la boîte de nuit avec Clarence et se réveille nue aux côtés de Sam (suggérant une éventuelle relation sexuelle). De manière générale, elle parle sans arrêt de sexe (à propos de son petit ami à qui elle a proposé une dernière nuit d’amour, mais aussi des « histoires de cul des gens » qui l’intéressent « à mort » et qui sont même ce « qui [l]’intéresse le plus dans [sa] vie »). Elle n’a pas les talents athlétiques de ses deux comparses et n’est pas capable des mêmes prouesses aériennes – elle n’a même aucun talent, comme le suggère la discussion où elle affirme avoir une spécialité, le lancer de couteaux, et échoue lamentablement lors de ses multiples essais pour le démontrer. Son échec à voler l’Idéal apparaît alors presque comme une fatalité. Alex est prisonnière de sa matérialité.
Pourtant, c’est aussi la seule à tendre vraiment vers l’Idéal, à tenter de l’atteindre. C’est elle qui, la première, imite un revolver avec ses doigts pour tirer sur un trafiquant, miraculeusement atteint en pleine tête. Cela aussi on l’a dit précédemment, sans pour autant relever l’ambivalence : elle est à la recherche du grand amour, elle est rêveuse, se raconte des histoires, et prospecte avant tout le sens. Ses relations sexuelles semblent représenter pour elle le moyen littéral de « s’envoyer en l’air », à défaut de pouvoir faire comme ses camarades qui font sans arrêt de la voltige avec une facilité déconcertante. Mais c’est justement sans doute cette condition matérielle handicapante qui la pousse à envier l’imaginaire, l’inatteignable, l’abstraction, l’Idéal.
 
A l’inverse, Sam et surtout Carole représentent une possible incarnation de cet Idéal, de par leur capacité à s’élever, à voler, à tourbillonner, à s’évaporer, même. Pourtant, la même ambivalence peut être remarquée. En effet, elles n’en profitent pas tant que cela, elles ne s’échappent pas du réel, elles y restent au contraire bien ancrées. La preuve, c’est que Carole, au début et à la fin, perd son sang – elle fait l’épreuve de sa propre matérialité, de sa propre substance corporelle – alors qu’Alex, pourtant rouée de coups, ne saigne pas. Et puis, c’est Carole qui est derrière la magie d’Alex qui consiste à faire feu avec ses doigts, c’est elle qui révèle les ficelles du trucage. C’est elle enfin qui éprouve les limites de l’illusion de la peinture au début (en volant le Manet) et à la fin (en se cachant avec insuccès derrière le La Hyre).
 
En conséquence, si l’Idéal et la réalité semblent irréconciliables à travers la peinture (celle de Manet qui nie sa dimension illusionniste et celle d’Ingres qui nie sa dimension matérielle), à travers les deux amies dont l’éloignement se fera plus grand à chaque épisode (de la dispute à la nuit passée avec Sam jusqu’à la séparation finale), cette polarité s’actualise dans chacun des personnages eux-mêmes, qui sont tout à la fois, comme Baudelaire dirait, « Spleen et Idéal ».
 
 
Alors que le programme de la bande dessinée s’est défini autour de la conquête de l’Idéal, c’est au contraire une chute dans la matérialité qui se réalise. Et cette perspective de la chute, c’est d’ailleurs précisément celle de la couverture, cette fameuse scène du rêve dans laquelle Alex, vulnérable (inutile d’avoir suivi des cours de psychanalyse pour savoir que la nudité onirique renvoie souvent à la vulnérabilité), tombe dans le vide, dans le néant de l’existence. La chute, c’est aussi le mouvement qui apparaît dans la dynamique de l’album. En effet, au début Carole a descendu de la verrière d’Orsay comme une ombre, invisible, silencieuse, aérienne, légère… A la fin, elle tombe à travers une autre verrière, celle du Louvre, en fracassant les vitres, se réceptionne difficilement, lourdement, violemment, et découvre au final une vilaine blessure. Et une chute ultime, c’est enfin ce que suggère plus tard la vue de l’ULM dans la Seine… Comme le dirait Mallarmé : « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres », et vu toutes les peintures, sans trouver l’Idéal rédempteur.
 
à suivre...
 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html

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