samedi 6 octobre 2012

Le Geste et la Parole - 8 : Continuité des parcs (e)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

Le Geste et la Parole - 8 :

Continuité des parcs (e)

 
 
 
 
 
 
 
 Au seuil du récit, on a donc vu Tintin et le lecteur intervertir leur rôle respectif dans le plus complet manque de discernement : le lecteur était incarné par Tintin (n’était-ce pas ce que pouvait signifier aussi la deuxième case où le lecteur voyait par-dessus l’épaule du héros, comme si leur point de vue devait converger, à cet instant ?), et la lecture elle-même était mise en scène par le récit. L’un et l’autre annulaient leur commencement en se neutralisant mutuellement, la lecture du récit étant interrompue par le récit de la lecture. Et c’est finalement de la lecture-même, de la serviette-livre, que le récit s’extrait enfin, ultime image gigogne, puisque la parole qu’elle renferme appelle un acte : d’abord Tintin y lit une adresse, et puis il y va. Autrement dit : il y a là des instructions et leur réalisation, métaphores du scénario et de sa représentation, soit la parole qui entraîne le geste. Cette Boîte de Pandore en forme de sacoche recèle des mots en apparence anodins mais derrière lesquels se dissimulent une ribambelle de péripéties et de faux-semblants, comme la suite du Sceptre d’Ottokar nous l’apprendra : une adresse donnée comme un rendez-vous, une porte qui s’ouvre sur l’histoire à venir. Et c’est bien parce que la parole induit enfin le geste et non plus l’inactivité (ici est contredite la fameuse réplique « Nous allons nous assoir un instant sur ce banc »), que le récit peut commencer, que la bande dessinée parvient réellement à entrer dans la mécanique de la narration.
 
Mais pour autant, le récit n’en a pas fini de raconter la lecture : à la dernière bande de la planche, Tintin est sorti du parc, il marche dans la ville, il est sur la route du récit, il identifie le nom de la rue, et puis le numéro de l’immeuble, la concierge lui indique l’étage, il monte les marches, et il frappe à la porte d’un appartement dans lequel on voit un vieil homme … lire ! La fin de la planche clôt ainsi la chaîne des dédoublements-redoublements qui s’y étaient multipliés. Avant d’expliquer tout le retournement en abyme qui s’opère ici, il faut d’abord signaler que cette dernière case est la seule dans la planche où Tintin est absent. Or, l’une des premières choses qu’on a dites sur cette planche consistait à faire remarquer cette curiosité de la tabularité, ce kaléidoscope-Tintin apparaissant d’un seul coup d’œil à plusieurs endroits de la page, images réfractées du même à différents moments du récit, le héros côtoyant ses avatars passés et futurs d’une case à l’autre. Mais alors que le récit parvient au premier objet de la quête (Nestor Halambique, le propriétaire de la serviette), le personnage se soustrait à l’image. Alors que Tintin réalise une action, et alors qu’il touche au but, il est finalement relégué dans le hors-champ, dans les coulisses. Cette mise à l’écart de la représentation au moment de faire une rencontre (décisive) est d’autant plus insolite que les cases précédentes, dans lesquelles le héros était constamment mis en valeur au premier plan, n’ont finalement que peu d’intérêts en termes narratifs, simples maillons d’une chaîne d’actions dont le récit aurait pu aisément faire l’économie.
 
 
Dans la case, Tintin n’est pas là, donc, mais que s’y trouve-t-il, alors ? Un vieil homme, en train de lire, a-t-on dit – un lecteur, l’image-même du lecteur, son stéréotype : le personnage, barbiche savante de rigueur, est penché sur son bureau, déchiffrant un parchemin, des lunettes sur le nez, redoublées par une loupe à la main. Tous ces attributs martèlent une même chose : la lecture. Or, c’est bien là ce dont il a été question dès la première case, dès le moment où le chemin du personnage et celui du lecteur se sont croisés, avec ensuite cette pause du héros qui s’était arrêté pour lire et la lecture qui avait au final relancé le récit. Dès lors, Tintin atteint bel et bien le seul et unique objet possible de sa quête : Nestor Halambique, certes, mais aussi et surtout le lecteur, le lecteur dans l’absolu, incarné par le dit Nestor, personnage transfiguré par l’allégorie. Car, pourquoi donc Tintin agit-il constamment comme il le fait ? Pourquoi s’occupe-t-il des affaires des autres alors que cela ne lui réussit pas, comme le lui rappelle Milou ? Pourquoi cherche-t-il toujours ainsi l’aventure ? Pourquoi, sinon pour satisfaire le lecteur, pour le tenir en haleine, pour se garantir sa fidélité ? La première mission de Tintin, la priorité des priorités, c’est donc de chercher le lecteur, de capter son attention et d’entrer dans son intimité, de pénétrer dans la boîte en os qui constitue le théâtre de ses lectures : « TOC TOC TOC – Entrez ! »
à suivre
 
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012


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