jeudi 10 mai 2012

Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 2/2


Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 2/2

Le premier récit de ce recueil se distinguait par la volonté baroque de doubler la bande dessinée, au sens propre comme au figuré : en effet, la mise en abyme y était prépondérante,  pour au final se retourner contre la bande dessinée elle-même. La singularité de Magdalena résidait en particulier dans la démission de l’auteur, représentée par la mort d’un dessinateur à l’origine du récit, et dans la réversibilité du monde artificiel de Tif et Tondu (le monde des automates comme miroir du leur). Les péripéties plongeaient les personnages dans un univers de faux-semblants et de duplicité, les confrontant à leur propre condition d’êtres de papier. C’était là la réelle aventure du récit : laisser enquêter les héros sur leur propre réalité pour faire découvrir au lecteur leur ambivalence, le tout de manière à la fois ludique et poétique. L’ironie qu’on pouvait déceler dans les planches de l’album n’était pas pour autant totalement négative, ni même contreproductive : elle exprimait avec malice la lassitude de Will à travailler depuis si longtemps sur une série qu’il n’a pas lui-même créée, à l’heure où des projets plus personnels se font davantage prégnants. D’ailleurs, la bande dessinée se terminait sur un faux happy end, où on voyait les héros profiter de la réalité de leur vie, à l’inverse de celle des automates – mais l’insistance espiègle sur les sensations était faite pour souligner tout ce qui, au final, est autant inaccessible à la bande dessinée qu’aux marionnettes : la réalité de la vie… Cette leçon ambigüe se tirait au terme de multiples redoublements et dédoublements, pour enfin mettre dos à dos deux réalités : celle de la vie, et celle de l’image. Mais Will, accompagné de Desberg, n’en restera pourtant pas là, et avant de tourner définitivement la page, l’ambiguïté et la singularité de ce discours seront portées à un niveau inouï dans le dytique qui suit :
LES PHALANGES DE JEANNE D’ARC  / LA TENTATION DU BIEN

Le principe de réalité

Alors que Tif et Tondu profitaient de la luxuriance de leur existence dorée et factice à la fin de Magdalena, celle-ci s’effondre brutalement au début des Phalanges de Jeanne d’Arc, pour les rappeler à une réalité plus cruelle. Après un prologue mystérieux et l’annonce du titre de l’aventure, une planche représente Tif en plein stéréotype james-bondien : en cabriolet sur la Côte d’Azur, il exhibe tous les aspects positifs de la vie d’une superstar de l’investigation. Au volant d’une voiture de rêve, dans un décor méridional de rêve, il croise une fille de rêve faisant de l’auto-stop, et comme dans un rêve, les gens le reconnaissent comme figure incarnée de l’héroïsme, et lui s’impose ouvertement en protecteur paternaliste et tout-puissant qui « veill[e] sur le monde ». La machine d’idéal se grippe néanmoins quand, à la planche suivante, Tif pénètre dans une banque pour y… payer des factures !! Il y a là quelque chose qui cloche, quelque chose qu’on ne devrait pas voir en temps normal, comme si on surprenait James Bond sortir des toilettes en ayant tiré la chasse, car les héros de fiction se situent au-dessus de tout cela, au-dessus des banalités matérielles de l’existence… Bien plus que la réunion clandestine, la fusillade et la poursuite des deux premières planches (qui n’auront d’ailleurs jamais vraiment de suite), c’est cette entrée dans la banque qui constitue l’élément perturbateur du récit. En passant le seuil de l’établissement, le rêve se dissipe pour laisser place à la réalité, et Tif aura beau faire preuve d’une certaine fantaisie surréaliste (il offre des fleurs à la guichetière et lui demande de les mettre sur son compte), le mal est fait. La suite apparaîtra comme le signe définitif d’un retour brutal à la réalité : Tif et Tondu sont ruinés, un découvert abyssal est au passif de leur compte, et les deux héros sont dès lors contraints de trouver un travail pour rembourser la banque et subvenir à leur besoin ! On observe là l’envers total de la dernière case de Magdalena : alors qu’ils croyaient profiter de l’existence, l’existence s’impose à eux avec fatalité. La légèreté de l’univers de bande dessinée propre à Tif et Tondu laisse donc place à la trivialité. Le lendemain, Tif refait le même trajet qu’au début, mais en bus cette fois, et en compagnie d’une grosse bonne femme imposante en lieu et place de la belle auto-stoppeuse, déjà lointain mirage dans le rétroviseur : le voisinage de cette ménagère peu glamour symbolise on ne peut mieux la réalité souveraine qui écrase et oppresse le héros.

Cette friction au réel se développera tout au long du récit, où les deux héros déclassés se retrouveront à jouer les simples employés dans un commissariat et dans un journal. Le réel sera même l’enjeu de l’histoire, son point nodal, puisque la force maléfique à combattre dans cette aventure n’aura plus rien à voir avec Monsieur Choc, avec des automates ou d’autres créatures surnaturelles, mais elle sera au contraire extraite de notre réalité elle-même : un groupe politique sectaire apparenté à ce que nous connaissons sous le nom de Front National. Son pseudonyme fictionnel : les phalanges de Jeanne d’Arc… Les allusions au FN sont en effet transparentes : le symbole historique de la Pucelle d’Orléans fait le pont entre le réel et la fiction, tandis que le décor choisi, le bassin méditerranéen, se distingue en étant l’un des fiefs historiques du parti. Dès lors, on ne peut que constater le déplaisir et l’inconfort à être plongé dans le décor de ce Sud certes caricatural et pourtant si proche de la réalité. Bien des albums de Tif et Tondu, mais aussi d’autres du Spirou de Franquin, se sont déjà servis par le passé de ce décor, d’abord idyllique et merveilleux, respirant la douceur de vivre une vie de rêve dans une atmosphère fantasmée et merveilleuse. C’est d’ailleurs en partie ce que recréait la première planche avec Tif, mais ensuite le Sud trouve ici son incarnation maléfique, dérangeante parce que finalement plus proche de la réalité : en suivant Tif qui prend ses fonctions dans la police, on est témoin de la déliquescence politique causée par le pouvoir absolu du crime organisé qui gangrène la société par la corruption ; et à travers Tondu et ses tentatives pour devenir journaliste, on est plongé dans l’immoralité totale de l’univers des médias, qui en sont réduits à se conduire comme de vulgaires paparazzis au détriment de l’investigation sociétale qu’on attendrait de leur part (la grossesse d’une vedette de la télé intéresse davantage le rédacteur en chef que des scandales médicaux, politiques ou terroristes). Au final, la peinture de la société est désespérante, et cause d’ailleurs le désespoir des héros, qui n’ont plus aucune prise sur elle : c’est toute la différence qu’il peut y avoir entre la naïveté saine et lumineuse des années 50 et le cynisme des années 80. Cela est d’ailleurs perceptible dans le fait que Tif et Tondu soient relégués au second plan par rapport au duo Phil Harmonic et Paul Ennta, héros plus actuels, moins fantaisistes, mais aussi plus inquiétants.
 Alors, cette aventure de Tif et Tondu s’inscrit autant dans son cadre spatial réel que dans sa temporalité : à l’époque où paraissent ces récits dans le journal Spirou, le Front National vient de faire une percée aussi inattendue que fracassante, la presse à sensation commence à faire ses ravages, et le bassin méditerranéen devient ce pôle touristique qui le dénature complétement pour en faire un cirque médiatique en plein air, une société du spectacle artificielle et malsaine. Face à ces nouvelles valeurs, les héros du passé que représentent Tif et Tondu sont en total décalage, et la faillite qu’ils subissent au début n’est alors pas tant financière qu’idéologique. Dès lors, dans le premier tome, les deux héros seront sans cesse relégués aux marges du récit, aux marges d’une réalité, la nôtre, qui leur est étrangère.  
La logique du rêve

Dans Magdalena, Tif et Tondu étaient sans cesse victimes des apparences, trompés par le faux qu’ils prenaient pour vrai. Et c’est ainsi que commence cette aventure, de la plus retentissante des façons : leur avoué gestionnaire de leur argent s’est enfui avec toute leur fortune : « Un type qui vivait avec trois chats et qui sentait la verveine… », se lamente Tif. Pour avoir été dupes de cette apparence trompeuse de vieillard inoffensif, Tif et Tondu basculent dans le réel, sont plongés dans la réalité de la vie, et paradoxalement cette plongée ressemble à un cauchemar surréaliste (et c’est d’ailleurs logique : pour des héros de fiction, la réalité ne peut-elle apparaître autrement que comme un cauchemar ?). En effet, les actions invraisemblables s’enchaînent sans que les héros puissent avoir prise sur elles : impuissant, Tif assiste aux élucubrations immorales et stériles de son collègue (ironiquement nommé Rambo, et au physique du Dirty « Eastwood » Harry, figure cinématographique polémique s’il en est), dont le rôle d’inspecteur est restreint à celui de guignol grotesque (il laisse impuni des voleurs de voiture et colle une contravention à un véhicule soufflé par l’explosion d’un attentat terroriste) ; et Tondu est réduit quant à lui à un statut d’observateur inutile des catastrophes qui surviennent sur la côte. Les morts gratuites s’enchaînent alors pour souligner la cruauté tragique et grand-guignolesque du récit qui se joue : un journaliste qui tombe d’une falaise, par simple maladresse, et dont la mort n’émeut personne, une mare de sang dans les décombres d’un attentat, et en particulier le personnage du bouc-émissaire Karim Kabak, tué sans raison et surtout par personne (Karim apparaît juste dans le viseur d’un fusil dont on ne sait pas à qui il appartient)… Comme dans un cauchemar, la mort, inexplicable et inexpliquée, est omniprésente, anonyme et grotesque, elle devient banale et désincarnée. Les péripéties surviennent elles aussi avec une étrangeté incohérente qui semble participer de la logique du rêve : voir en particulier l’épisode où Phil Harmonic et Paul Ennta surgissent dans la villa de Tif et Tondu, sans y avoir été invités, et offrent aux héros de la leur racheter, alors qu’elle n’est même pas à vendre : l’inéluctabilité de l’action qui se poursuit contre toute cohérence est telle que Tif et Tondu finissent par leur vendre bel et bien leur propriété, comme si cela avait été naturel ! Inconcevable et inexorable, telle est donc la descente aux enfers que subissent Tif et Tondu, et qui laisse le lecteur sidéré : les héros laissent place aux anti-héros, l’action se fait insensée, et la réalité du récit glisse entre les doigts du lecteur et des personnages qui s’engluent tous deux dans la consternation.  

Et puis, comme dans un rêve (ou un cauchemar, donc), un élément revient avec récurrence, avec pour seul but de créer un motif rythmique et étrange, sans signification autre que celle de la fixation obsessionnelle : les chats. Créatures de la nuit, créatures de l’étrange aux multiples vies et au rapport étroit avec la mort (il faut se rappeler Poe, entre autres), les chats reviennent régulièrement dans Les Phalanges de Jeanne d’Arc, sans jamais vraiment répondre à un réel besoin du récit. La première fois qu’il en a été question, on l’a déjà notée, c’était pour évoquer la figure de l’avoué, « un type qui vivait avec trois chats et qui sentait la verveine » : à partir de là, le chat s’incarne en figure de la duplicité, de la défiance (la confiance qu’on pouvait lui associer était trompeuse) et surtout cristallise les angoisses des héros qui viennent de perdre brutalement leur fortune. Le chat devient alors l’incarnation du traumatisme subi par Tif et Tondu,  et il les poursuivra comme dans un cauchemar le rêveur est poursuivi par ce qu’il craint. D’abord, il y a cette forte récompense pour celui qui retrouvera un chat égaré, et qui devient l’espace d’un épisode l’obsession de Tif (l’animal comme moyen de recouvrir la fortune), chat que Tif réussit d’ailleurs à capturer, mais avec difficulté (le félin comme incarnation de la réalité insurmontable) et qui s’avère ne pas être celui qui était recherché (duplicité là encore), mais qui ne veut plus lâcher son ravisseur (l’idée fixe qui le poursuit) et qui réussit à se faire une place chez Tif et Tondu, alors que leur logeuse refuse les animaux domestiques (permanence de l’obsession, mais dissimulée dans l’inconscient). Le chat parviendra même à hanter les enjeux du quotidien, enfermé qu’il sera dans le frigo (sa présence à cet endroit se substitue à la nourriture qui s’y trouvait, comme une commutation grotesque de l’inconscient), et même les enjeux du récit, de manière absurde (l’argent ne sert plus à renflouer les héros, comme spécifié dans le programme de départ, mais à acheter de la nourriture au chat : « On n’a plus de pognon, mon vieux ! C’est ça qui est important ! Le chat a bouffé tout ce qui nous restait et ça sent le roussi pour nous », glissera Tif lors d’un bilan crucial à la fin de l’album). Ce motif apparaît de manière encore plus étrange et inattendue avec Tondu : alors qu’il enquête sur des disparitions liées aux Phalanges de Jeanne d’Arc, il cherche à pénétrer dans une propriété et son attention (et donc celle du lecteur) est brièvement attirée par des miaulements provenant d’une cabane (« Il y a toute une colonie de chats, là-dedans ! », se dit-il). L’anecdote n’aura pas d’autre suite que celle de coïncider avec le rejet de Tondu hors de la propriété : cette remarque n’aura donc pas d’autre sens que la répétition du motif obsessionnel du chat, et sa représentation de mystère sournois et insoluble, enfoui dans l’inconscient des personnages et de l’image, tel un trauma fondateur. Un secret derrière la porte, en somme.


Enfin, alors qu’ils semblent plongés dans un cauchemar angoissant, Tif et Tondu eux-mêmes sont réduits à une illusion, à un mirage irréel, comme si, créatures de papier, ils s’étaient évaporés au contact du réel : leur existence est directement remise en cause par Phil Harmonic et Paul Ennta qui, lorsqu’un journaliste évoque la filiation évidente qui peut être notée entre eux, répondent qu’ils ne savent pas de qui il s’agit : « Tif et Tondu ? Je ne sais pas. Qui est-ce ? »

Le dérèglement
Ces deux albums donnent donc l’occasion d’une collision entre le réel et l’imaginaire de la bande dessinée, entre le réalisme de la vision et l’onirisme des péripéties, et cette collision crée une impression étrange et inédite dans l’univers de Tif et Tondu, et dans celui de la bande dessinée traditionnelle de manière générale. La vision dégénérescente du réel contamine la bande dessinée elle-même et en donne une vision crépusculaire pour le moins déroutante. Signe de ce dérèglement de la fiction, Tif se laisse corrompre par les Phalanges de Jeanne d’Arc à la fin du premier tome, et abandonne ainsi son alter ego pourtant indissociable, l’un l’autre devenant des ennemis : cataclysme apocalyptique s’il en est, puisqu’il doit nécessairement signer la fin de la série elle-même.
Mais le dérèglement corrompt le récit dans son ensemble et même la composition de la bande dessinée. On peut rappeler à cet effet l’enchaînement presque incohérent et sans logique visible des péripéties, l’inutilité frappante de certains détails (la cabane aux chats, diversion brusque et totalement vaine), mais aussi et surtout les déviations, impasses et abandons qui constellent l’intrigue : comme on l’a dit, le prologue ne sera jamais vraiment élucidé (qui est ainsi poursuivi par les Phalanges de Jeanne d’Arc ?), la ruine de Tif et Tondu ne connaitra pas de solution, et même la résolution au dévoiement moral de Tif ne sera guère satisfaisante. Le récit, complétement déréglé, tout en accidents et dérives, se fait presque illisible et imprévisible sur la durée des deux albums. Il est d’ailleurs extrêmement rare de trouver un tel format dans la bande dessinée grand public des années 80, et le choix de cette dimension est d’autant plus étrange qu’elle ne se justifie pas en termes de nécessités narratives : l’intrigue n’est faite que de digressions plus ou moins longues, qui ralentissent le rythme et troublent la situation plutôt qu’elles ne l’alimentent. Les expériences professionnelles de Tif et Tondu n’ont aucune valeur narrative, elles ne servent que la satire sociale ; l’épisode de la recherche du chat perdu par Tif est curieusement vain, et laisse l’avancée du récit en attente pendant trois planches ; la nouvelle vie de Tif, exposée au début de La Tentation du bien, se fait bien trop longue, elle aussi, trop précise, trop caricaturale et mécanique pour éveiller d’autres sentiments que le soupçon et l’antipathie pour cette déshumanisation du héros ; l’infiltration de la petite protégée de Tondu parmi les rangs des Phalanges de Jeanne d’Arc est elle aussi trop détaillée et trop machinale, laissant les deux héros de la série presque totalement absents de quatre planches…  Il s’agit d’autant de tunnels narratifs, de trous noirs fictionnels qui aspirent l’attention du lecteur ailleurs, qui la disperse, comme pour mieux le perdre. D’ailleurs, toujours au niveau de la structure d’une bande dessinée classique, on se situe encore dans une démarche totalement inhabituelle et déroutante : dans La Tentation du bien,  le rappel de l’album précédent se fait trop tardivement, à 10 planches du début ! Autre détail troublant : un personnage plus que secondaire dans le premier album (la jeune fille qui se cachait dans l’appartement de Karim Kabak, dont on ne saura d’ailleurs jamais rien, ni qui elle est, et qui passe les dernières planches des Phalanges de Jeanne d’Arc à l’arrière de la voiture de Tif et Tondu – c’est symbolique) devient presque le personnage principal du second (incarnant et relayant à lui seul la dualité de Tif et Tondu, puisqu’il s’agit d’une femme se faisant passer pour un homme).

La temporalité et le rythme du récit se révèlent d’ailleurs bizarrement distordus, de multiples détails dans la nouvelle vie de Tif suggérant qu’une ellipse assez longue a eu lieu, puisqu’il a eu le temps de se faire un nom et de prendre des habitudes (il s’est fait une réputation qui provoque la charmante exclamation « c’est ce vieux salaud de Tif ! » à ses nouveaux collègues, tout le monde, des garçons de café aux policiers, l’appellent « Monsieur Tif », et il connaît les noms de tous les domestiques du chef des Phalanges, dont il est d’ailleurs devenu un intime, et qui répondent à ses désirs en ponctuant leurs phrases de « comme d’habitude, Monsieur ? »). Or, lorsqu’on revient à Tondu, celui-ci est seulement en train d’expliquer la situation à la jeune fille qu’il a recueillie, comme si on était au lendemain du divorce entre les deux héros… L’incohérence temporelle est troublante, et représente bien le dérèglement à l’œuvre dans le récit

Tout cela confine à l’étourdissement pour le lecteur, qui finit par en oublier que le récit est construit sur des points de départ divergents qui ont d’ailleurs beaucoup de mal à se rejoindre (la ruine des héros, les agissements des Phalanges de Jeanne d’Arc, les meurtres, les enlèvements, les disparitions…), pour ne ressentir qu’une gêne troublante et désagréable, et qui ne l’empêche pas néanmoins de poursuivre la lecture comme dans un état d’hypnose halluciné, sujet à une curieuse addiction qui rend indissociable le malaise et la fascination. Parce qu’ici, Will et Desberg explorent les limites de leurs personnages, les limites de leur récit, et c’est justement cela qui rend ces deux albums extrêmement intéressants. Les auteurs se complaisent en particulier, au début de La Tentation du bien, à dépeindre un Tif tout à fait exécrable, totalement déshumanisé, et non contents d’avoir brisé l’union sacrée des deux personnages à la fin de l’album précédent, ils détruisent l’image du héros en la ternissant odieusement (il méprise tout le monde : des policiers qu’il traite en larbins à la vendeuse qu’il séduit et abandonne tout aussi vite, sans remords). Dérégler, désunir, détruire, déconstruire : telle semble être la volonté du dessinateur et de son scénariste dans l’histoire qu’ils livrent ici. Cela apparaît aussi dans l’enchaînement des cases, cette cadence si délicate à manipuler, et qui se voit étonnamment torturée à certains moments. Régulièrement, le lecteur éprouve en effet la sensation que quelque chose ne va pas dans la suite d’images qui lui est proposée. Par exemple, l’action se déroule parfois au second plan, à distance, comme dans l’épisode du cimetière dans les Phalanges. A d’autres moments, la succession de cases muettes provoque une curieuse impression de mécanisme artificiel, comme par exemple lorsque Tif et Tondu visitent le taudis qu’ils sont contraints désormais de louer : Tondu semble à peine "bouger" d’une case à l’autre, comme si le décor changeait devant ses yeux, sans qu’il ait à agir, ou n’agissant pas parce que déconcerté justement par le changement de décor, pétrifié par les images qui se succèdent malgré lui. L’épisode le plus représentatif à cet égard se trouve dans la planche qui met en scène la course poursuite en voiture, aussi improbable qu’incompréhensible : la voiture des héros et une camionnette réussissent à se croiser sur une route, qui, une case plus tôt, paraissait juste assez grande pour un véhicule, et puis ils ne font que quitter la route pour en rattraper aussitôt une autre, semer Phil Harmonic et Paul Ennta pour les retrouver aussi vite sur leurs talons. L’action avance et recule sans cesse, comme si l’organisation de la planche était disloquée. La confusion spatiale règne d’ailleurs en maître, et en particulier lorsque, dans ce même album, les héros se font agresser à la sortie d’un troquet louche : de l’intérieur d’une voiture de police, on voit au second plan Tondu étendu inconscient, et un agresseur s’enfuir, et au premier plan des agents en civil qui entendent à la radio « un voisin signale une agression près du bar « Le Beau Fixe », c’est pour vous, les gars ! » - et alors que l’on croit qu’ils vont sortir de la voiture pour s’occuper des victimes, ils mettent le gyrophare et démarrent en disant « ok, c’est parti ! » Où se situe l’action ? Où sont les uns et les autres ? Le corps de Tondu n’est-il qu’une projection ? Les policiers n’ont pas compris la radio, sont-ils inconscients de ce qui semble s’être passé sous leurs yeux ? Tout se passe comme si à l’intérieur même d’une case un dérèglement s’opérait entre le premier et l’arrière-plan, l’image perdant toute stabilité.


Le jardin des plaisirs
Les auteurs créent alors un monstre difforme et captivant, déroutant et séduisant, une œuvre-limite qui rend tout retour en arrière impossible, puisque tout équilibre y a été irrémédiablement détruit. On a là une véritable bande dessinée malade, malade d’elle-même, malade comme Will qui souffre d’une indigestion de Tif et Tondu, qui ne consent à mettre en scène cette dernière aventure du duo qu’à la condition de la dénaturer, de la pousser dans ses retranchements, et de faire au final davantage qu’un Tif et Tondu de plus : un chant du cygne où l’image est déchirée entre la réalité et le cauchemar, entre la désillusion du réel et le désenchantement de l’imaginaire. Le geste de Will, qui apparaît en bas de la dernière planche, à côté de la signature, est fort révélateur à cet égard : il jette sa plume derrière lui, comme pour s’en débarrasser avec soulagement, comme libéré d’un poids trop longtemps supporté. C’est d’ailleurs lui qui prononce le mot « Fin », comme pour souligner sa guérison victorieuse. Tif et Tondu ne disent pas autre chose quand ils expriment, « sans rire », leur désir de prendre des vacances prolongées, avouant par là leur lassitude : « Je crois qu’il est temps que nous allions cultiver notre jardin ». La référence à la morale du Candide de Voltaire fonctionne à plusieurs niveaux : d’abord, elle exprime la volonté des héros de moins s’occuper du monde tel qu’il va que de s’occuper de soi-même, comme le personnage voltairien, et puis elle renvoie au désir de Will d’abandonner les impératifs commerciaux liés à la série qu’il anime pour se vouer à d’autres priorités. Enfin, cette évocation du jardin doit s’associer à l’affiche discrètement placardée sur une palissade à la dernière case de l’album, représentant une publicité pour un « jardin des plaisirs », dans la direction duquel se dirigent Tif et Tondu.  C’est bien sûr une référence à l’œuvre maîtresse à venir de Will, le renouvellement qu’il attend avec tant d’impatience, et qui sera Le Jardin des désirs, premier volet de la fameuse « Trilogie des dames »… Cela rappelle d’ailleurs une autre « dame », la fameuse Magdalena, qui représentait une porte s’ouvrant sur un autre monde : une autre ambition, en l’occurrence…

Comme d’habitude, le travail des éditions Dupuis pour cette compilation est exemplaire, et le choix d’avoir fini par préserver l’ordre de parution des albums se fait particulièrement judicieux ici, puisqu’une réelle cohérence unit Magdalena, Les Phalanges de Jeanne d’Arc et La Tentation du bien. Pour plus d’informations sur l’ouvrage en tant que tel, rendez-vous sur le site de l’éditeur !

http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/30848/sortileges_et_manipulations.html

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