vendredi 18 mai 2012

Notes de lecture : Gringos Locos de Schwartz & Yann (dupuis)

NOTES DE LECTURES :
GRINGOS LOCOS
de SCHWARTZ & YANN
(Dupuis) 


Pour qui se délecte à parcourir les interviews truffées d’anecdotes des maîtres de l’Ecole de Marcinelle, ou leurs biographies héroïcomiques, Gringos Locos s’impose spontanément comme une idée de génie. Souvent, on a entendu évoquer cette incroyable aventure qui conduisit Franquin, Morris et Jijé, accompagnés de la petite famille de ce dernier, à traverser les Etats-Unis pour finir par séjourner un moment au Mexique, quelques années après la seconde Guerre Mondiale – aventure incroyable, parce qu’on imagine toujours ces trois phénomènes accomplir une odyssée improbable dans l’ambiance de franche camaraderie unique, semble-t-il,  à l’alchimie « Spirou » :  une véritable locomotive burlesque à situations cocasses, le dépaysement du rêve américain en plus. Mais alors qu’on croit tenir entre les mains un road movie dessinée et nostalgique, un hommage glorificateur à la filiation bédéphile, ou encore une allégeance à la sainte trinité belge, ne serait-ce qu’en regard de la ligne claire puissamment rétro de Schwartz, on trouve dans Gringos Locos quelque chose de beaucoup moins franc, de beaucoup plus incertain.

L’homme qui tua l’homme qui tua Liberty Valence

Des inserts dans l’album nous avertissent : l’objet est problématique. Entre les deux premières pages, une petite feuille a été glissée et sur laquelle est imprimé un court bavardage de l’éditeur sur les éternelles frontières entre la réalité et la fiction. A la fin, carrément collée à la couverture, une plaquette de sept pages, richement illustrées de photographies d’époques, vient enfoncer le clou : elle est intitulée « Droit de réponse et quelques questions », dictée par un des derniers témoins du périple américain, l’aîné de Jijé, et n’a pour seule volonté que d’affirmer cette vérité inaliénable : rien n’est vrai, tout est faux. Toutes ces précautions apparemment prises à la hâte par l’éditeur, trop tard après l’impression pour les intégrer à la pagination de l’album, et in extremis avant sa commercialisation, possèdent de saintes odeurs de mea culpa. Déjà, pourtant, une petite interview du scénariste Yann, en postface de l’album, tentait de nuancer la réalité du récit, répétant à ce propos une phrase qui est située aussi en épigraphe du livre, réplique culte du cinéma hollywoodien de l’âge d’or, extraite du classique de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valence, l’immortelle : « Si la vérité est moins belle que la légende, imprimez la légende ! ». Rappelons que dans le western de Ford, cette phrase s’applique à un honnête homme, mais lâche et incapable d’initiative, reconnu héros à tort, et devenu grâce à cela homme politique de la toute première importance, juste, sage, et apprécié de tous. Grâce à un petit arrangement avec la réalité, cet homme a pu accéder aux fonctions auxquelles il était destiné, et prodiguer le bien autour de lui. Ou comment le mensonge devient l’instrument du mythe.

Mais alors que Gringos Locos s’inscrit sous le haut patronage de cette moralité malicieuse, son récit s’épanouit à l’inverse de l’apologue, ou plutôt il en retient les à-côtés implicites : le film de Ford est construit à partir d’un long flashback à travers lequel le héros, devenu vieux, confesse à un jeune journaliste toute la vérité sur le meurtre de Liberty Valence – à savoir qu’il n’en est pas l’auteur. Aux yeux du reporter idéaliste, il y a là une désillusion, mais qui se double d’une révélation : la nécessité de préserver la légende, fusse-t-elle fausse. La légende de l’Ecole de Marcinelle, elle est contenue dans le catalogue de la vénérable maison Dupuis, et dès lors il n’y a aucun intérêt pour Yann et Schwartz d’entretenir cette légende, bien concrète et en ce moment-même somptueusement rééditée dans la série des « Intégrales ». Au contraire, les auteurs vont adopter le point de vue du reporter désillusionné, pour tenter de montrer l’envers de la légende. Voilà bien ce qui a déclenché le mécontentement des ayant-droits des trois dessinateurs transfigurés en héros de bande dessinée : leur personnalité se voit considérablement démythifiée. Jijé est un père irresponsable, peu soucieux de l’avenir de sa famille et des problèmes d’argent, colérique, manipulateur et hypocrite. Morris est un sex addict aux ambitions démesurées et qui traite par le mépris sa propre création, Lucky Luke. Franquin, enfin, se présente sous les traits d’une loque un brin loufoque, parasite au sein du petit groupe, égaré au beau milieu de ses questionnements artistiques et existentiels… Ce que Yann nous propose là n’a rien à voir avec la légende qui s’est forgée dans l’imaginaire des lecteurs depuis des décennies, et on a peine (au sens littéral du terme) à croire en sa vérité. La double citation du film, au début (en épigraphe) et à la fin (dans l’interview), s’annule dès lors elle-même : la démarche est délicieusement ironique, voire même sournoisement délectable, puisque la volonté évidente de Yann est ici de s’inscrire en contre-programme de l’apologue fordien et de son positivisme moral. Plutôt que tuer Liberty Valence, la crapule sauvage qui corrompt la grandeur de l’Ouest américain et l’empêche de s’affirmer, Yann préfère tuer le mystificateur, c’est-à-dire tuer le(s) père(s) : Jijé, lointainement admiré par le scénariste, mais aussi et surtout Morris et Franquin, qu’il côtoya étroitement, et dont il se fit le confesseur à propos de ce voyage en Amérique, comme il l’explique dans l’interview, et à côté desquels il devint lui-même une nouvelle incarnation du reporter-confident… Il choisit donc de briser les idoles, détruire la légende, et saborder le mythe. En ce sens, Gringos Locos a davantage à voir avec l’amertume mélancolique des Illusions Perdues de Balzac ou même de L’Education Sentimentale de Flaubert, des récits où les héros, à la recherche de l’absolu, se heurtent aux limites du réel et de ses hypocrisies.

L’éducation sentimentale  

Car c’est là le sujet de Gringos Locos : la réalité et ses contradictions. En effet, dans l’album, les personnages entretiennent un rapport problématique avec le réel. Malgré son apparente assurance d’homme d’action (sa devise est « De l’audace ! Toujours de l’audace ! »), Jijé fuit éperdument la réalité pour se réfugier dans le confort du rêve américain (d’abord incarné par l’ambition de se faire embaucher au sein des Studios Disney) ; il s’éloigne de l’Europe parce qu’il craint qu’une troisième guerre mondiale n'y éclate, mais cette phobie le suit partout – tragédie de la névrose. Au final, malgré sa stature, il apparaît comme un homme fragile et vulnérable. Morris est quant à lui hanté par la crainte de devoir faire face à ses responsabilités familiales et ainsi reprendre l’usine de pipes appartenant à ses parents (en plus du fait qu’il exècre Lucky Luke, qu’il ne veut pas dessiner toute sa vie) : de ce fait, il affecte de rejeter la norme bourgeoise et son attachement à la matérialité (« je ne veux pas devenir un petit bourgeois triste et étriqué », avoue-t-il) – ce qui ne l’empêche pas de faire de l’argent l’un de ses sujets de conversation les plus récurrents (« Un mandat ! Enfin ! » s’écrit-il un moment à table, à l’opposé des règles de bienséance, sans compter la « question de principe » qui consiste à refuser systématiquement de payer la mordida auprès des officiers mexicains : attitudes de petit bourgeois avaricieux s’il en est).  Franquin, de son côté, est complètement perdu, changeant constamment de résolutions (la scène où il abandonne brusquement son apitoiement stérile sur lui-même pour poursuivre avec enthousiasme un colibri est symptomatique à cet égard), ne se comparant pas lui-même à autre chose qu’un légume, tant sa passivité est grande, et pour qui les aspirations sentimentales sont sans espoir, parce qu’irréalistes. Et en cela, il est le parfait alter ego du Frédéric Moreau de L’Education Sentimentale, puisque comme lui, il est amoureux de la femme de son protecteur…


De fait, les trois compères se heurtent systématiquement au réel. D’abord, cela apparaît quand ils sont confrontés à la dissipation du rêve disneyen dans une atmosphère crépusculaire, des coyotes se disputant le béret que portait jusque-là Jijé. La symbolique est transparente : avec la nuit, c’est le désespoir et la colère des personnages qui se lèvent, et les coyotes s’acharnent sur le cadavre de leurs espérances. La ruée vers l’or incarnée par l’utopie Mickey Mouse n’est alors plus qu’un mirage, comme le dessin en introduction de l’album y faisait déjà allusion, la silhouette de la célèbre souris se voyant réduite à un nuage de fumée… D’ailleurs, un peu plus tôt dans le récit, Franquin avait deviné qu’ils se rapprochaient d’Hollywood parce qu’il avait vu sur la route un cactus ayant curieusement la forme de la célèbre souris, encore. Mais alors qu’à cet instant le réel, derrière le simulacre du cactus, se plie encore aux rêves (heureux présage de ce que promet la cité des anges), il tombera finalement le masque pour révéler le visage de la désillusion : au Mexique, Franquin dessine un strip spécieux anticipant le futur Gaston Lagaffe (ici un lubrique Gastonito) qui est victime de l’imposture du réel, en l’occurrence un cactus aux formes généreusement féminines, auquel il se pique de la plus douloureuse des façons… Réactivation de l’adage « qui s’y frotte s’y pique », cette petite digression en abyme a le mérite de rappeler que la réalité est plus cruelle que les apparences ne le laissent penser – mais ce rappel se fait lui-même sous forme de simulacre, une bande dessinée se chargeant de donner des leçons au réel : et tel n’est-elle pas justement l’ambition de Gringos Locos, dont le récit désavoue la légende ? C’est là que l’amertume mélancolique de l’album se révèle dans toute son ambiguïté : désaltérante et séduisante, elle n’en reste pas moins un cactus pour le lecteur, aux épines duquel ses illusions viennent crever comme des ballons de baudruche. 

A partir de là, on prend conscience de toute l’étendue de l’entreprise démythificatrice de l’album : à cause de ce rapport ambigu à la réalité, et même s’ils passent leur temps à dessiner, les trois auteurs sont à mille lieues de produire quoi que ce soit de concret. La reprise en main de Spirou par Jijé est un échec qui sera refusé par l’éditeur ; Franquin est incapable de dessiner un strip de qualité (le peu que l’on voit est autant à même de causer la perplexité de Morris que la nôtre, et ne reflète que deux choses : un manque de volonté et une libido contrariée) ; et enfin même si Morris est le seul à créer, il le fait sans conviction, avec pour seule motivation l’argent – et d’ailleurs, détail significatif, on ne voit aucun fragment de ses planches, à la différence de Jijé et Franquin. Dès lors, on s’aperçoit que l’imagination ne parvient pas à faire abstraction du réel. Le geste créateur est ainsi saisi dans son tâtonnement malhabile, son revers déceptif et décevant, son négatif empreint de doutes et de lacunes. La mythologie de l’école de Marcinelle et la flamboyance des œuvres que l’on connaît ne présageaient pas un tel traitement. Plutôt que faire l’éloge du geste de chaque dessinateur, Yann et Schwartz préfèrent montrer les créateurs en hommes qui doutent, en hommes de chair et de sang avec des pensées mesquines et triviales. Dès lors, à travers cette dimension désillusionnée, l’acte de création se définit comme le versant d’une autre réalité : la décomposition, la décrépitude, la ruine. Entre autres occurrences de ces motifs (la maison de Waterloo apparemment délabrée, la voiture en panne, les coyotes qui déchirent le béret de Jijé, la voiture démontée à la frontière mexicaine, le taudis où logent Franquin et Morris au Mexique, qui leur tient lieu d’atelier, l’explosion qui endommage la maison au Mexique, le lapin dépecé, etc.), il faut citer la plus importante et la plus symbolique, à savoir la scène où Franquin dessine des vautours en les ayant attirés grâce à de la viande avariée : le dessin qui respire le bonheur pour le lecteur sent la charogne pour le dessinateur… Le geste de création se double alors d’un geste de destruction, et même d’autodestruction, comme si le rêve et la réalité ne pouvaient cohabiter, et comme si la capacité de saisir les rêves possédait invariablement un envers mortifère. En cela, il faut noter la référence qui est faite au film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre : film magnifique, il s’avère aussi être un sommet de pessimisme décadent, et constitue d’ailleurs l’exact opposé de L’Homme qui tua Liberty Valence, puisque dans son dénouement on assiste à la dissipation totale des rêves devant une réalité humaine accablante. Savoureuse ironie, le petit groupe assistera à la projection du film par défaut, puisqu’au départ Jijé voulait voir un « Laurel et Hardy », maintenant trop ringard : le slapstick à l’ancienne, tout entier tourné vers le rire et la bonne humeur, a laissé place au western noir et impitoyable inspiré du sombre B. Traven – le sourire aux lèvres de la récréation est tordu par l’odieuse grimace du désenchantement. Et on ne s’étonnera plus, à ce niveau, que le film déclenche néanmoins l’envie au sein du petit groupe de séjourner au Mexique, terre d’accueil de leur désillusion même…



Sens dessus dessous
En contredisant la morale de Liberty Valence, en préférant la réalité dévoyée à la légende, en s’inscrivant dans un spleen viscéral plutôt que dans l’Idéal de la bande dessinée, le récit de Schwartz et Yann ne cesse de répéter les motifs de l’inversion. La révélation finale du mensonge de Jijé en est la figure de proue, puisqu’elle renverse la réalité de ce que croyaient jusque-là Franquin et le lecteur. Toujours par rapport à Jijé, le récit qu’il imagine pour Spirou est à son tour fort évocateur, puisque le héros marche alors au plafond, à l’inverse des autres… Les valeurs sont ainsi constamment renversées entre la réalité et le mensonge, entre la banalité et l’insolite, et ce dès le départ : alors que les personnages sont coincés en plein désert du Nouveau-Mexique, harassés par la soif et la chaleur, Franquin ne cesse de sourire, ce qui fait dire à Morris : « Dis-moi, André, je suis peut-être atrocement conventionnel, mais dans les circonstances actuelles, je ne vois rien qui justifie ce sourire bêta … » Ce à quoi Franquin répond : « Je pensais à la dernière soirée avec les copains avant notre départ… Tu t’en souviens ?... » Déjà, il faut souligner que la réalité se retrouve alors niée par le souvenir et par la pensée. L’impulsion nostalgique donnée par Franquin occasionne même un flash-back, le début in medias res du récit se substituant à un retour en arrière sur ses origines, le décor du Far-West américain laissant place à la reconstitution de Waterloo, et le renversement se révélant surtout par l’opposition entre le soleil de plomb de l’Ouest américain et l’atmosphère grisâtre de la Belgique, entre la sécheresse du désert et l’abondance d’eau de l’autre côté (la pluie, la baignoire vidée dans l’escalier…). Le contraste et l’inversion mettent en avant une démarcation dans la réalité vécue et rejetée dans les marges d’une résurgence nostalgique du souvenir. La pensée subjective devient un refuge face aux difficultés à assumer la réalité : faute de se rafraîchir et de se désaltérer dans le présent subi, les héros trouvent un remède dérivatif dans la reconstruction fantasmatique. C’est ainsi que le fantasme du voyage américain est vécu par les personnages par substitution, surtout en ce qui concerne Franquin, qui ne cesse de regretter sa présence sur place. Tout se passe dans la clandestinité, dans la dissimulation face au réel : il faut se rappeler à ce propos le passage illicite de la frontière mexicaine, comme la liaison interdite que Franquin rêve d’entretenir avec la femme de Jijé, mais qui ne se concrétisera jamais… Et c’est sans compter la façon dont les trois hommes entament leur voyage : leurs vêtements ayant été trempés lors de leur soirée d’adieux à Waterloo, et parce qu’ils n’en ont pas de rechange, ils sont contraints de partir en pyjama, comme si le départ en Amérique amorçait déjà un réveil difficile, une chute au bas du lit des rêves, tels de nouveaux Little Nemo. Ou encore comme si ce voyage n’était justement qu’un long rêve, une longue rêverie, ou plutôt un long cauchemar, le départ en croisière n’amorçant rien d’autre que le début d’un sommeil tourmenté (les scènes oniriques mettant en scène Morris et Jijé seraient alors significatives à cet égard, ainsi que de manière plus large la parfois difficile transition entre les épisodes qui composent le récit, révélatrice d’une certaine logique des rêves, du style marabout-bout de ficelle…).
 
En cela, Gringos Locos se situe à l’exact opposé d’une autre biographie dessinée : Les Aventures d’Hergé par Stanislas, Fromental et Bocquet. Ce très bel album raconte la carrière d’Hergé sous une forme elliptique, condensant sa vie en quelques cinquante planches, ne retenant que quelques brefs épisodes significatifs (et réels) qui donnent l’impression d’assister à la marche irrépressible d’un Destin tout puissant. La technique narrative confine alors nécessairement à l’éloge, chaque étape étant un pas de plus fait en direction de l’accomplissement d’une destinée artistique glorieuse. Gringos Locos, au contraire, creuse l’ellipse : ce voyage en Amérique représente la « baleine de Moby Dick » selon les propos de Yann, parce qu’« on en parlait, on en parlait, mais on ne [le] voyait jamais ». Cette expédition constitue une ellipse dans la carrière des trois dessinateurs, béance d’espace-temps dont on sait peu de choses, dont on ne connaît pas bien les motivations ni les aboutissements, et à propos de laquelle on manque d’informations. C’est justement ce qui intéresse Yann et Schwartz, dont l’ambition est dès lors de combler le vide, de lui donner une substance, d’incarner le fantasme, et par là même d’en dévoiler le mystère et de le désenchanter. En excavant la chimère de l’ellipse, les deux auteurs mettent à jour une réalité nécessairement décevante, dans ces conditions, puisqu’elle se manifeste comme l’envers de l’imagination. A cet égard, la volonté de Jijé de « donn[er] un cours de sciences naturelles à [ses] gosses » pour qu’ « ils sachent comment tuer et écorcher un lapin sans tourner de l’œil » est fort représentative, puisqu’elle répond au désir des deux auteurs de retourner la réalité comme une peau de lapin, pour mettre le corps dépecé du réel à nu : sous l’enveloppe douce et chaleureuse du fantasme (le lapin : celui d’Alice, qu’elle suit au pays des merveilles ?), on trouve la matière même du réel, le corps et sa triste chair. C’est bien là le même principe que Yann et Schwartz appliquent à la construction de leur récit, puisqu’il se caractérise comme l’envers de la légende forgée dans l’imaginaire de chaque lecteur.

Passage à niveau

Mais à propos d’ellipse, encore, un détail intervenant discrètement à la fin de l’album s’avère fort significatif à cet égard. Il s’agit du cadeau qu’offre Franquin aux enfants de Jijé, et dont personne ne fait attention : « un petit passage à niveau pour le train en bois des enfants ». Cette idée est sans doute l’une des plus belles et des plus délicieusement mélancoliques. La croisée des chemins qui est induite par le passage à niveau est lourde de sens : c’est là que se décide le destin de chaque personnage, ce qu’il adviendra d’eux selon les choix qu’ils entreprendront. L’ellipse du voyage en Amérique ne représente rien moins que cela : l’heure du choix, l’heure du passage à l’acte, alors que la vie s’impose avec son cortège de désillusions. Le circuit de train peut se comparer aux fils du destin, trajet préétabli, routinier dans ses habitudes : tout ce que redoute Morris à travers l’héritage familial ou même Lucky Luke qu’il refuse d’assumer toute sa vie, tout comme Franquin qui éprouve lui aussi des sentiments ambivalents à l’égard de Spirou. Le passage à niveau est l’occasion de forcer le destin, de choisir une autre voie… Problème : autant le circuit existe puisque le train en bois doit y circuler, autant la route qui le croise est chimérique, puisqu’elle ne vient de nulle part et ne va nulle part… C’est justement la fameuse ellipse : interruption brève et distrayante, diversion éphémère, mais qui n’aboutit à rien. C’est que les jeux sont déjà faits, et qu’ « un coup de dé jamais n’abolira le hasard », comme l’a écrit Mallarmé : on sait, nous, lecteurs, que Franquin a porté la croix Spirou plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu, et que Morris a dessiné Lucky Luke le reste de sa vie… Les deux auteurs se sont laissés entraîner par l’inexorabilité de leur chemin respectif, la spirale implacable de la logique commerciale, qui les forcera à reconsidérer leurs ambitions de jeunesse. Le temps d’un voyage en Amérique, ils échappent à ce rôle d’icônes de la bande dessinée franco-belge, trop pesant pour eux, à ce destin tant redouté, et ils sont représentés par Schwartz et Yann alors qu’ils ont encore le choix, alors qu’une autre voie est envisageable. Il faut noter à cet effet que dans la pièce du circuit construite par Franquin, il manque un détail de la toute première importance : le chemin de fer lui-même ! En effet, la voie, encore en gestation, n’est pas encore tracée et, pour ce Franquin-là, à l’occasion d’une ellipse suspendue au-dessus du temps et de l’espace (cet autre espace qui est autant celui du Mexique que celui de la bande dessinée, soit deux endroits où il est possible de recommencer sa vie), tout reste à construire. La bande dessinée crée alors une autre vie débarrassée du mythe, une alternative à la vie telle qu’elle sera vécue, une alternative à la souffrance et à l’amertume qui attendent ces légendes du 9ème art. La démythification n’apparaît plus dès lors comme un sacrilège, mais comme une bénédiction, une absolution donnée aux regrets. Ainsi les personnages, s’ils se remémoraient le voyage en Amérique et l’heure des choix possibles, pourraient-ils prononcer ces mots qui sortent de la bouche des héros de L’Education Sentimentale à la fin du roman, alors qu’ils se souviennent de l’épisode le plus trivial de leur existence : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ».




Les ayant-droits de ces auteurs ont eu tort de mal prendre Gringos Locos, car Schwartz et Yann offrent là à Jijé, à Morris et à Franquin le plus beau des cadeaux imaginables : ils leur rendent leur humanité, le temps d’une résolution qui ne sera jamais prise. Regretter la démythification de ces hérauts de la bande dessinée, c’est oublier la maxime de La Rochefoucauld selon laquelle « il y a de certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même ».


Pour plus de détails sur l'album, rendez-vous sur le site des éditions Dupuis :

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