jeudi 3 mai 2012

Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 1/2

Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 1/2


Le mois dernier, «  Les Intégrales Dupuis » ont offert aux lecteurs le tome 11 de la collection Tif et Tondu, regroupant les dernières aventures dessinées par Will et scénarisées par Desberg sous le titre « Sortilèges et manipulations » : Magdalena, le diptyque Les Phalanges de Jeanne D’Arc et La Tentation du bien, plus un récit court assez anecdotique. Les mots choisis pour thématiser l’anthologie sont déjà forts, mais on aurait pu sans problème y substituer les termes « bizarreries » et « incongruités », tant l’inquiétante étrangeté des récits, déjà présente en filigrane dans toute la série, est ici exacerbée à un point qui élève ce volume au rang de véritable curiosité.  



MAGDALENA

Mise en abyme

Paru à l’origine en 1986, Magdalena ressemble assez aux scénarii que Desberg livre à la même époque pour  André Benn et sa série « Mic Mac Adam ». En effet, comme chez le détective au kilt, son atmosphère fantastique et gothique repose sur des topoï du genre : l’automate, la vie artificielle, le dédoublement du monde, et même le décor, Venise, véhicule de fascination et de mystère. Mais ce n’est pas aussi simple : comme souvent encore chez Mic Mac Adam, le récit se base sur des lieux communs pour mieux se diriger dans des directions inattendues, doublant le surnaturel d’un fascinant discours sur la bande dessinée elle-même. Cela apparaît d’ailleurs clairement dès le départ : à la troisième page, on observe une saisissante mise en abyme, procédé pas si banal pour une bande dessinée grand public des années 80. La situation de départ se présente ainsi : un dessinateur de bande dessinée est mort dans un accident de voiture, et le cambriolage dont son domicile a été l’objet jette le trouble sur cette mort : la bande dessinée sur laquelle il travaillait a été dérobée, seule subsiste la photocopie d’une planche qu’un de ses amis collectionneurs a conservée, celle-là même que restitue Will à la page 3. Le geste en lui-même est déjà beau, puisqu’il place la bande dessinée au centre même de l’enquête policière de Tif et Tondu, d’ailleurs commanditée par une caricature du dessinateur René Hausman : c’est une enquête sur la bande dessinée, et en quelque sorte aussi pour la bande dessinée, puisqu’il s’agit d’abord de la retrouver ; autrement dit il y a là de l’art pour l’art, la mise en abyme comme miroir tendu à soi-même, l’enquête policière comme quête identitaire du récit lui-même. Mais ce geste est aussi terriblement inattendu et étrange : Tif et Tondu ont déjà été aux prises d’événements bien plus dramatiques que celui-là, aux implications bien plus graves et aux retentissements chaque fois bien plus larges… La mort d’un auteur de bande dessinée, aussi triste soit-elle, semble bien dérisoire à côté des épopées auxquelles nous ont habitué nos héros. A moins bien sûr de considérer la question de la bande dessinée elle-même  comme étant de toute première importance…

Fausse piste

Pour rendre crédible et acceptable une amorce de récit aussi « déceptive » en termes d’action (mais tellement stimulante en termes d’analyse), l’enquête se dirigera d’abord sur une fausse piste : un complot nucléaire visant la destruction du monde « libre », dans la tradition des histoires d’espionnage propres à la Guerre Froide, et dont la bande dessinée dérobée serait a priori la dénonciation codée. Or, ce récit d’espionnage avorté attire l’attention à bien des égards. Il faut d’abord noter qu’il est abandonné tout de même assez tard, compte-tenu du format classique de l’album (45 planches « seulement »), et Tondu semble d’ailleurs s’en excuser ironiquement auprès du lecteur au début de la planche 8 : « Désolé pour le frisson soviétique, mais c’était une fausse piste » ; autrement dit, l’histoire revient à zéro... Ainsi, la diversion à la relative déception du lecteur face à un début de récit si peu spectaculaire se révèle à son tour décevante, au point que le héros en vient à culpabiliser à propos du temps perdu. En effet, cela revient à dire qu’il n’y a rien à retenir de ce qui s’est déroulé dans les sept planches précédentes… Du moins, c’est vrai au niveau des faits, au niveau de la fiction pure, mais on sait que le centre d’intérêt du récit repose moins sur la fiction que sur la métafiction, un discours sur et pour la bande dessinée. Le jeu de poupées gigognes mis en place par le récit (une autre action se substitue à l’action de départ, une autre déception laisse place à la première – on sent bien que les auteurs s’amusent, ici), ce jeu de poupées gigognes donc se retrouve dans les différents niveaux de lecture : ce qui se joue au niveau des péripéties dissimule des enjeux métafictionnels impliquant toujours la bande dessinée elle-même.  Alors, la chose qu’il convient de retenir ici, c’est que la bande dessinée est susceptible de délivrer un message, d’être codée, chiffrée, recélant d’autres significations… Cette fausse piste, si inattendue et décevante soit-elle, se révèle en réalité riche d’enseignement.

Court-circuit

Mais qu’est-ce qui était à décoder, au juste ? Tondu, toujours aussi perspicace, a remarqué que l’un des personnages apparaissant sur les planches du dessinateur décédé se retrouvait aussi sur les lieux de l’accident  dans une photographie prise pour un journal. Confusion des images : la réalité et l’imaginaire se rejoignent et s’interpénètrent, interférent, et la créature de fiction s’avère bel et bien exister. Et justement, l’erreur de Tif aura été de prendre la fiction pour la réalité : dans la bande dessinée, l’individu incarnait un agent russe – ce qui explique d’ailleurs la fausse piste du « frisson soviétique ». En réalité, c’est un collectionneur d’objets d’art, concurrent du dessinateur dans le domaine des automates. Le lecteur, à la suite de Tif et Tondu, doit comprendre qu’il ne faut pas prendre les apparences pour argent comptant, mais qu’il faut savoir aller au-delà. Et c’est bien le moins à faire en matière de métafiction, même si les personnages n’ont de cesse de l’oublier et de le réapprendre (plus tard, dans l’épisode à Montélimar, Tif et Tondu seront de nouveau dupes des apparences, prenant la victime pour le criminel, et le criminel pour la victime).

D’ailleurs, si on revient sur la filiation entre le réel et l’imaginaire, entre la photographie et le dessin, une troublante incongruité apparaît : la réalité diégétique propre à l’univers de Tif et Tondu se présente sous le trait reconnaissable entre tous du style « Will », et il est dès lors logique qu’une photographie prise dans cet univers soit du même style « Will ». Par contre, il est beaucoup moins évident qu’une bande dessinée appartenant à cette réalité possède le même style, soit si proche de cette réalité, qu’un dessinateur, même créé de toutes pièces par Will lui-même, ait le même trait que Will, que le dessin soit si précis qu’il se confonde avec une photographie dans le récit… Et les deux se confondent si bien qu'ils sont en noir et blanc, comme si on avait voulu par là les rapprocher. C’est un détail, mais il y a pourtant là quelque chose de singulier, parce qu’ailleurs, lorsqu’un dessinateur procède à une mise en abyme, soit il travestit son style, soit il fait carrément appel à un confrère… On aurait tort de voir là une nonchalance négligente de la part de Will, lui qui nous a dit au contraire que tout était à décoder, à déchiffrer ; il s’agit bien là d’une volonté de brouiller les pistes (encore), de court-circuiter les apparences, de rendre confuses les limites entre réel (la photographie) et imaginaire (la planche de bande dessinée).  Les différentes natures de l’image fusionnent au sein d’une même matrice qui est le geste créatif de Will. Tout cela pour dire que dessin et réalité se présentent sous la même apparence tout en étant autre chose, le simulacre suppléant au réel et inversement. Ce qui est peut être en définitive la définition de l’automate, tel que la figure sera exploitée dans le reste de l’album.

Bande dessinée et automates

Car ce n’est pas la bande dessinée qui a été dérobée au début du récit, comme on l’a d’abord cru, mais une pièce d’un automate mythique, Magdelena, femme idéale créée par un certain Léonard, mais aussitôt démantelée, démontée, les pièces éparpillées aux quatre coins de l’Europe pour des raisons qui restent mystérieuses. Un collectionneur peu scrupuleux a entrepris de réunir toutes les pièces de cette machine humaine pour la réanimer. Le récit substitue dès lors l’automate à la bande dessinée, déplaçant apparemment l’objet d’intérêt de manière une fois de plus assez inattendue : au fil des pages, l’aventure n’a plus rien à voir avec son commencement, empruntant une bifurcation tout à fait surprenante. Mais si on reprend le jeu sur les apparences qui est mené depuis le départ, avec la mise en abyme, les fausses pistes, les courts-circuits entre les différents niveaux de réalité, on s’aperçoit que ce qui paraît étrange dans la structure du récit dissimule en fait une déclinaison du même thème sous forme d’allégories successives. Car depuis le départ jusqu’alors, le récit, sa réalité, la bande dessinée mise en abyme, et maintenant l’automate, tous ces éléments sont mis au même niveau, les gigognes d’une seule et même entité, la bande dessinée elle-même.  L’automate est donc assimilable à la bande dessinée : l’enjeu de départ était en effet de reconstituer une bande dessinée disparue, et cet enjeu se concrétise à travers l’histoire de l’automate ; car la bande dessinée et l’automate s’incarnent tous deux en image du réel, en doublure de la réalité. Surtout, l’automate Magdalena est démembré, déconstruit, éclaté : n’est-ce pas aussi le cas de toutes bandes dessinées, qui éclatent, déconstruisent et démembrent le récit au fil des cases ? La bande dessinée offre un imaginaire morcelé, éparpillé au grès des ellipses, qui compose les fragments d’un autre monde, celui de Tif et Tondu, celui de Will, exactement comme Magdalena qui, recomposée, s’avère être la porte d’une autre réalité, dominée par les automates, dans une Venise inquiétante et spectrale, apparemment vivante mais au fond sans vie : un simulacre.

Deux personnages en quête d’auteur

La saveur étrange et ambigüe de cette histoire s’illustre dans le fait que Tif et Tondu, dans ce monde inversé, sont confrontés à leur condition d’êtres de papier : automates et héros de bande dessinée, c’est au fond la même histoire, c’est la même vie artificielle, le même marionnettiste deus ex machina, le même geste créateur à l’origine. En enquêtant sur la bande dessinée, Tif et Tondu atteignent les tréfonds de leur psyché, ils sont confrontés à leur condition de créature, à leur condition de simulacre[1]. C’est pourquoi l’atmosphère dans la dernière partie du récit se fait particulièrement cauchemardesque et inquiétante, voir délétère. Le choix de Venise, à cet égard, est bien judicieux : ville artificielle en décrépitude, éternellement menacée par la disparition, pas tout à fait sur la terre ferme, pas tout à fait sur l’eau, à la lisière du rêve et de la réalité, elle est le symbole de la précarité du simulacre, de sa fragilité. Car elle est bien fragile, Magdelena, qui prend feu après un simple court-circuit, comme elle a été bien fragile, la bande dessinée, pour être mal interprétée par Tondu. En faisant un retour sur elle-même, la bande dessinée pointe ses limites et ses manquements. La dernière case se révèle ironique à cet égard : seulement récitative, elle montre les deux héros s’apprêtant à trinquer à la table d’un restaurant, et la voix narrative d’énoncer cette moralité pleine de duplicité : « C’est fou comme parfois, à certains moments de la vie, les tagliatelles crème-tomate et des verres de chianti italien servis par un garçon italien sentant l’ail et le gorgonzola peuvent sembler le plus extraordinaire des plaisirs ». Cette insistance sur les goûts, les saveurs, les odeurs, sur les sensations, enfin, cette débauche d’hédonisme gastronomique n’est pas totalement gratuite : Tif et Tondu se réjouissent de ne pas être des automates, de ne pas être restés coincés dans le monde inversé, ils se réjouissent d’être en vie, et goûtent aux plaisirs de l’existence, au repos du guerrier, comme pour les banquets au dénouement de chaque album d’Astérix. Mais y a-t-il de quoi se réjouir ? Tif et tondu sont-ils réellement à même de savourer ces plaisirs ? Certes non, en tant que créatures de papier, le goût des tagliatelles, du chianti, les odeurs d’ail et de gorgonzola leur sont aussi étrangers que le frisson épidermique chez les automates. Ainsi, l’étalage  sensuel sert de négatif à la bande dessinée, il montre tout ce qu’elle n’est pas : « la vie ».

Les deux héros, dupes tout du long des apparences, sont trompés une dernière et ultime fois, de la façon la plus cynique qui soit : croyant être vivants, ils se figurent profiter de l’existence, dans un univers, la bande dessinée, qui est tout sauf la vie. En réalité, la morale s’applique moins aux deux détectives qu’à Will lui-même, qu’on sait à l’époque lassé par les aventures de Tif et Tondu, et qui, après plus de trente albums, aspire à autre chose… En plongeant le récit de Desberg dans un jeu de faux-semblants et de dédoublements constants, Will finit par désamorcer la bande dessinée, qui s’avère être à son tour, ultime gigogne, une fausse piste, une mauvaise voie. A défaut de tuer ses personnages, Will n’avait-il d’ailleurs pas commencé par tuer l’auteur, comme s’il désirait, au final, se désolidariser de ses créatures? Et ce n’est pas là le moindre des mérites d’un auteur que d’exprimer sa lassitude et son désœuvrement avec autant de poésie.




[1] D’ailleurs, les automates n’y sont plus des attractions comme dans le monde réel, mais c’est l’inverse : ce sont les êtres humains qui deviennent objets de curiosité : ils entaillent les corps pour montrer la chair et le sang. Tondu en est victime, mais de manière ambigüe : Will, en jouant le jeu de la censure, sans doute, ne montre pas l’entaille, dissimulée par le corps du bourreau… Même si celui-ci exhibe ensuite la lame souillée de sang, on ne peut s’empêcher de penser à un tour de passe-passe propre aux camelots de foire, justement : il est possible de comprendre que le stratagème met en valeur de façon implicite que Tondu lui-même n’est pas fait de chair et de sang…

1 commentaire: