jeudi 23 août 2012

Le Geste et la Parole - 4 : Continuité des parcs (a)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)
 
 
LE GESTE ET LA PAROLE - 4
Continuité des parcs (a)
 
 

Avant de s’avancer plus loin dans les méandres du geste et de la parole, des détours de l’image et des tours du récit, peut-être n’est-il pas inutile de remettre tout cela en perspective à travers une première planche des « Aventures de Tintin », celle du Sceptre d’Ottokar. Sur les onze vignettes qui composent la planche, Tintin, habillé de la même façon, même attitude positive, même comportement volontaire, apparaît sur dix d’entre elles. Autant dire que l’image du personnage sature la page par son itération ubiquiste, se montrant sous divers angles (de dos, de profil, de trois-quarts) mais à des échelles de taille relativement proches. Ainsi, d’un seul coup d’œil sur la planche, on perçoit cette curiosité du dédoublement en bande dessinée où le héros trouve de nouvelles incarnations de lui-même à chaque case.
 
 
La quatrième vignette est d’ailleurs particulièrement intrigante à cet égard. On y voit Tintin tourner la tête vers la gauche (c’est-à-dire vers les cases précédentes, dans lesquelles il était déjà présent) et dire : « Et personne dans les environs ? » Le clin d’œil est savoureux : bien sûr qu’il y a quelqu’un, et ce quelqu’un, c’est lui-même. Car lui-même est présent dans la case, évidemment, mais aussi et surtout dans les cases précédentes, vers lesquelles il a tourné son regard, comme pour y chercher quelque chose. Mais en rebroussant ainsi le sens de lecture, Tintin ne se compte pas : « Je ne vois personne dans les cases environnantes », aurait-il pu dire, « personne d’autre que moi-même et les images de moi-même qui m’ont précédé ». Ici, non seulement Hergé semble jouer sur le redoublement du personnage d’une case à l’autre pour remplir toute la planche de l’image du même, mais il met aussi en scène un dédoublement dans le regard rétrospectif de Tintin, qui ne voit personne là où nous le voyons partout. Force est de constater que Tintin souffre d’un syndrome schizophrénique : il ne se reconnait pas, il ne se compte pas, là où nous le comptons dix fois.
 
 
A y bien regarder, donc, Tintin aurait pu se voir dans les trois images précédentes, il aurait pu dire : « A part moi-même que je vois là, ici, et encore là, je ne vois personne d’autre ». Mais à la première case, il en aurait été autrement. Ou pour mieux dire, différemment. On voit le personnage, détendu, souriant, un livre à la main, marcher dans un parc, accompagné de Milou, plus docile que jamais, suivant exactement le pas de son maître. Comme il ne s’y passe rien que de l’ordinaire, nous ne nous attardons pas sur cette case, alors que c’est justement parce qu’il ne s’y passe rien qu’elle devrait attirer notre attention. En effet, cette oisiveté, cette passivité tranquille prolonge bien, comme on en avait parlé plus tôt (http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/06/le-geste-et-la-parole-1-au-commencement.html), le néant qui précède la première case : le personnage n’y fait rien, parce qu’auparavant il n’y avait rien, l’histoire n’avait pas encore commencé – oisiveté du personnage, oisiveté du récit. On voit bien en effet que le récit sort de sa torpeur au moment où le personnage sort à l’extérieur faire un tour dans un parc – trop longtemps confiné dans l’imaginaire de l’auteur, Tintin sort enfin prendre l’air.
 
 
Cette case, au final, conjugue toutes les coïncidences qui font se croiser pour la première fois le chemin du récit  (qui sort littéralement – se promener, glaner l’élément perturbateur – mais aussi au sens figuré, symbolique – parce qu’il s’extériorise par et dans l’image créée) et le chemin du lecteur (qui entre, lui, dans la lecture). Cette croisée des chemins est d’ailleurs représentée dans cette case : Tintin emprunte un chemin en légère diagonale descendante de la gauche vers la droite (dans le sens de lecture, mais aussi selon les lois de la perspective[1]), tandis qu’à l’arrière-plan on devine l’amorce d’un autre chemin, dans une diagonale là légèrement ascendante, de la gauche vers la droite (toujours le sens de lecture) – et sur cet autre chemin, un autre promeneur... Retour en arrière : « Et personne dans les environs ? » Qui est cette personne que Tintin semble avoir oublié ? Qui est-elle, sinon un autre double de lui-même, sinon cette personne qui se promène elle aussi dans la bande dessinée, mais sur un chemin différent, lui celui du récit, elle celui de la lecture, qui se croisent et se recroisent sans cesse ? Il n’y avait personne d’autre, donc, que lui-même, et aussi : le lecteur, errant à la périphérie de la bande dessinée, au détour de l’image.
 
 





[1] Ce qui rappelle que la bande dessinée est à la fois récit et image.
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012

1 commentaire:

  1. Une objection m'a été soumise que je reprends ici : "je mettrais un bémol : la case "personne dans les environs" est en bord de planche : Tintin regarde donc la page de garde, qui est peut-être vide (je n'ai pas mon sceptre sous la main pour contrôler)..."
    Effectivement, si on se place de ce point de vue, Tintin a le regard tourné vers le vide, mais c'est faire une amalgame avec l'environnement du héros (la diégèse) et celui du lecteur (l'extra-diégèse) : en effet, seul le lecteur a changé de bande ou d'étage dans la planche - le personnage est resté, lui, sur son chemin dans le parc, et il tourne bien son regard vers là où il vient et donc vers les occurences du moi que j'ai évoqués. C'est l'articulation structurelle de la page qui fait que Tintin se retrouve au début de la deuxième bande, mais cela ne change rien à l'espace dans lequel il se trouve. De plus, son regard impose un retour en arrière dans le sens de lecture et uniquement dans ce sens-là (c'est le seul possible), et non vers la page à côté : c'est l'unité de la planche qui crée la cohérence de son fonctionnement. Tintin ne peut regarder la page à côté parce qu'elle n'existe pas.

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