lundi 12 août 2013

Entretien avec Réal Godbout à propos de L'Amérique ou Le Disparu

Entretien avec

Réal Godbout

à propos de

L'Amérique ou Le Disparu

 

 
Franz Kafka est l’un des romanciers les plus adaptés en bande dessinée, son univers absurde et inquiétant ne cessant d’inspirer de nombreux dessinateurs – pour le meilleur comme pour le pire. Malgré tout, la récente parution aux éditions La Pastèque de L’Amérique ou Le Disparu transposé par Réal Godbout a de quoi surprendre et réjouir. D’abord, l’auteur canadien s’attaque à un roman (d’ailleurs inachevé) qui avait été plus ou moins délaissé jusque-là (si l'on excepte le travail du duo Daniel Casanave et Robert Cara). En effet, le marché de l’édition lui préfère de beaucoup les « classiques » de l’écrivain praguois tels que La Métamorphose, Le Château ou Le Procès. Celui-ci est un peu moins fantasmagorique, plus ample ; sans doute est-il dès lors moins évident de s’approprier L’Amérique, mais la gageur est d’autant plus intéressante. En multipliant les péripéties, ce singulier récit d’apprentissage donne une image totalement désenchantée du Nouveau Monde : son protagoniste principal, le jeune Karl Rossmann, essuie de multiples échecs et déceptions à partir du moment où il débarque dans un New-York entre fantasme et réalité.
 
 
Et puis, pour une fois, le récit n’est pas dilué dans une esthétique expressionniste surlignant l’atmosphère oppressante de l’univers kafkaïen, mais s’épanouit avec succès dans la Ligne Claire. On pourrait croire que la lisibilité et l’apparente simplicité d’un tel style ne conviendraient pas à Kafka, et qu’elles ne feraient que l’aseptiser. Or, absolument pas. La Ligne Claire renforce au contraire l’inquiétante étrangeté des aventures malheureuses de Karl. Elle contraste de la meilleure façon avec les incompréhensibles et abrupts revirements de situation et donne au récit les couleurs du cauchemar. Comme on l’écrivait à propos de Ted Benoit précédemment, la Ligne Claire constitue encore ici un faux-semblant rassurant pour le lecteur, dans lequel s’épanouit au contraire l’obscurité la plus retorse, en même temps la mélancolie et l’angoisse. Et puis, on le sait depuis Tintin en Amérique et certains récits de Ted Benoit, encore, mais on a de nouveau la preuve que ce style convient en tous points à la mise en scène de l’espace américain et à la représentation de son architecture. Les rues de New-York sont magistralement transposées, les intérieurs labyrinthiques et démesurés s’étirent jusqu’à la fascination (en particulier dans le chapitre « Une villa près de New-York ») et le jeu sur les façades et les fenêtres offre des scénographies idéales pour la bande dessinée (voir la couverture et le chapitre « Un refuge »). L’onirisme menaçant du faux dénouement trouve aussi sous la plume de Godbout une expression parfaite, où sourd l’ambiguïté de Kafka. Le héros trouve-t-il enfin dans ce « théâtre de la nature » l’utopie du rêve américain ? Ce théâtre ne trahit-il pas au contraire l’illusion qu’il y a à s’attacher à de telles espérances (le héros a la perspective de devenir machiniste, lui qui aspirait à être ingénieur – ainsi, il ne participera plus à la réalité mais contribuera à en faire fonctionner le mensonge) ? Ou bien encore, le train dans lequel il monte ne l’emmène-t-il pas en fin de compte à un abattoir, comme certains commentateurs de Kafka l’ont affirmé, justifiant ainsi la maxime de ce théâtre où « tout le monde a sa place » ?
 

 
Cerise sur la gâteau, Réal Godbout offre en supplément à cet étrange récit picaresque l’adaptation d’une courte et méconnue nouvelle de Kafka intitulée « Le Nouvel Avocat ». On y voit que le cheval d’Alexandre le Grand, le fameux Bucéphale, s’est retiré des champs de bataille pour devenir homme de loi. Que les deux récits soient réunis dans ce volume n’est pas complétement hasardeux, car on pourrait voir dans l’un le trajet inverse de l’autre. Karl se heurte sans cesse à la vie et finit par se fondre dans le simulacre – et peut-être la mort – tandis que Bucéphale conquiert son autonomie et sa liberté en étudiant les rouages de la justice et de la société. L’un perd ce qui fait de lui un homme, l’autre gagne son humanité. Le premier est un homme-cheval (c’est ce que signifie Rossmann en allemand), un homme qui devient cheval, conduit d’un bout à l’autre du récit contre sa volonté, mené jusqu’à l’abattoir ; le second est un cheval-homme, un cheval qui devient homme, meilleur homme même que son ancien maître. A chacun d’inventer sa réalité à partir de là.

Comment vous est venue l'envie d'adapter ce roman de Kafka ?

J'ai lu ce roman dans la jeune vingtaine. Son côté léger, imagé et humoristique, «chaplinesque», à l'encontre des idées reçues sur Kafka, m'avait frappé et je m'étais dit que ce serait un bon sujet pour un album éventuel, le jour où j'aurais acquis assez de métier en BD. L'idée m'a suivi durant toutes ces années et, à chaque fois que j'y repensais, j'avais toujours l'impression de tenir quelque chose. Les astres s'étant alignés, je me suis finalement décidé.

Vous êtes resté très fidèle au roman ; vous êtes-vous permis néanmoins quelques libertés ?

Je suis resté fidèle au récit, à la logique des personnages (si on peut parler de logique chez Kafka) et, je l'espère, à l'esprit de l'auteur. Mais je me suis donné totale liberté quant au texte, qui est totalement réécrit, à part inévitablement quelques bouts de phrases ici et là dans les dialogues. Du récit, j'ai cherché à conserver le plus possible, mais j'ai dû couper un peu, résumer, resserrer pour l'adapter au médium et au format de l'album. Par ailleurs, j'ai aussi fait quelques ajouts, notamment au chapitre 8, pour combler les vides laissés par l'auteur, le roman étant comme chacun sait inachevé.

On a l'habitude de lire des adaptations en bande dessinée très expressionnistes de Kafka ; le choix de la Ligne Claire pourrait surprendre, mais en fait ça fonctionne parfaitement. Pourquoi à votre avis ?

La ligne claire n'est pas vraiment un choix, c'est ma façon naturelle de m'exprimer en BD. La lisibilité est toujours pour moi une nécessité absolue et je crois que, dans ce cas-ci, elle contribue à faire ressortir encore davantage toute l'absurdité du récit. Pour moi, ligne claire et lisibilité impliquent qu'il n'y ait pas de temps mort dans la narration, que personnages et décors demeurent reconnaissables d'une case à l'autre. D'ailleurs, en lisant Kafka, on remarque son sens poussé du détail, l'extrême précision qu'il apporte parfois à ses descriptions. Son écriture est peut-être déroutante, mais elle n'est jamais floue. Par ailleurs, j'ai cherché à donner quelques touches expressionnistes à la BD, dans la mesure du possible. Je suis un grand admirateur de Georg Grosz. Mais je ne suis pas Georg Grosz.

Votre adaptation ne constitue-t-elle pas une façon de retranscrire le discours du romancier à notre époque, pour nous rappeler toute l'actualité (ou l'intemporalité) ?

Le thème de l'aliénation, central dans L'Amérique et dans toute l'œuvre de Kafka, n'est pas nouveau. L'aliénation a existé à toutes les époques, sous différentes formes. Notre société contemporaine devient de plus en plus complexe (il est rare qu'un système évolue vers une plus grande simplicité). Si Karl Rossmann débarquait en Amérique aujourd'hui, il serait sûrement encore plus dérouté, encore plus perdu qu'en 1912. Nos sociétés actuelles sont plus éclatées, plus permissives et nous jouissons apparemment d'une plus grande liberté : on offre au consommateur des choix futiles, comme la sonnerie de son téléphone, la couleur de son fond d'écran ou la marque de sa brosse à dents. Mais fondamentalement, rien n'a changé.

Vu de France, le Canada est souvent perçu comme un El Dorado, un modèle tant économique que politique. Certains événements récents ont ébréché cette vision idyllique. Quel point de vue avez-vous sur ce sujet ? L'adaptation de Kafka a-t-elle quelque chose à voir avec ça ?

On assiste actuellement chez nous à ce qui ressemble à une tendance lourde : de plus en plus de Français viennent s'établir au Québec, convaincus d'y trouver un avenir meilleur qu'en Europe, ce qui semble donner lieu à une forme de néo-colonialisme. La France n'est pas l'enfer que les Français se plaisent à décrire, pas plus que le Québec n'est un paradis. D'abord, la France reste un pays magnifique, où l'on jouit encore, malgré la crise, d'une excellente qualité de vie. Votre système de santé est incomparablement plus efficace que le nôtre. Les Français, sans être des bourreaux de travail ni des esclaves, sont parmi les peuples les plus productifs de la planète. Pourtant, la morosité semble généralisée. Les Français sont par nature d'éternels râleurs, qui ont besoin de critiquer pour se sentir intelligents et qui doivent absolument avoir une opinion sur tout. Les Québécois ne sont pas nécessairement plus heureux, ni plus prospères, mais moins crispés, plus tolérants et notre société est moins hiérarchisée. Par contre, nous souffrons encore un peu du complexe du colonisé (c'est particulièrement vrai dans le merveilleux monde de la BD). On a beaucoup fait état ces derniers temps de corruption. C'est vrai, mais je suppose que ce n'est pas pire ici qu'ailleurs. Ce qui est nouveau, c'est que ça sorte au grand jour et qu'on en parle ouvertement. La dualité Europe-Amérique est un autre thème central du roman et on le retrouve aussi dans la BD. Cependant, contrairement à Kafka, qui n'a jamais traversé l'Atlantique (et qui n'avait pas l'Internet), mon point de vue à moi est forcément plus nord-américain.
 
Vous enseignez la bande dessinée : en quoi cela consiste-t-il?

J'enseigne au programme de BD de l'UQO depuis treize ans. J'y ai été engagé à titre de chargé de cours sur la base de mon expérience professionnelle, ne détenant moi-même aucun diplôme et étant totalement autodidacte en dessin, ce qui me donne parfois le complexe de l'imposteur. Je ne suis évidemment pas le seul prof dans le programme. J'y ai dispensé au fil des ans plusieurs cours différents, généralement axés surtout sur le dessin : Encrage et couleur, Dessin et narration, Anatomie et perspective, Découpage graphique, etc. J'y donne aussi, pour une clientèle plus large, un cours de dessin d'observation, même si ce n'est pas ma spécialité.
 
L'auteur a tenu un blog passionnant au cours de la réalisation de sa bande dessinée, qu'on peut consulter à cette adresse : http://lameriqueouledisparu.blogspot.fr/
Pour plus d'information sur l'ouvrage : http://www.lapasteque.com/Lamerique.html
 
Merci à Elisabeth Tielemans

1 commentaire:

  1. Brillante analyse ! J'ai particulièrement apprécié le parallèle que vous faites entre «Le Nouvel Avocat» et «L'Amérique» . J'achète tout à fait. Curieusement, ce n'était pas de ma part aussi conscient, ni aussi concerté. La présence de ces quatre pages dans l'album est plus le fruit d'un concours de circonstances qu'autre chose. Cela n'enlève rien à la pertinence du propos. La création est une chose, la critique en est une autre. Chacun son métier.

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