samedi 28 septembre 2013

Notes de lecture : LES AVENTURES DE LA FIN DE L'EPISODE de Lewis Trondheim et Frank Le Gall

Notes de lecture :

LES AVENTURES DE LA FIN DE L'EPISODE

de Lewis Trondheim et Frank le Gall

(l'association)

 
 
Le scénario des Aventures de la fin de l’épisode se concentre intégralement sur le dénouement d’une histoire policière de type « whodunit ». Le récit s’ouvre sur une configuration classique pour ce genre d’épilogue : dans un grand salon d'hôtel, une nuit d’orage, un pseudo Holmes accompagné d’un pseudo Watson font face à un prévenu menotté, escorté par un agent de police. C’est une scène de révélations comme on en a lu / vu des centaines, sauf que le criminel confondu est caché derrière un masque de Loup-garou, et le détective s’apprête à dévoiler sa véritable identité. Sous ce déguisement, on découvre le directeur de l’hôtel, mais les explications qu’il donne ne satisfont pas le détective. Celui-ci ôte ce qui n’était encore qu’un masque, et ainsi de suite dans une série de marabout-bout-de-ficelle où le coupable a de plus en plus à voir avec une poupée gigogne, ou alors avec une pelure d’oignon, "épluché" qu'il est au fil des pages : le réceptionniste, un vieil ennemi du détective, un de ses anciens associés, la boulangère du village... Le non-sens et l'absurde font loi et atteignent leur paroxysme quand les personnages échangent leur rôle. L'enquêteur découvre que le personnage arrêté était en fait son acolyte, qui lui avait joué un tour ; il se tourne alors vers celui qui se faisait passer pour son ami depuis le départ et le démasque ; sous le déguisement, le détective se rencontre lui-même, qui avait prévu l'imposture ; et enfin tombe le masque de celui qui avait usurpé la place du héros depuis le début (ou peut-être devrait-on mieux dire la fin) : le Loup-garou.
 
À un premier degré de lecture, l'aberration surréaliste de cette bande dessinée fascine totalement. C'est le propre du génie de Trondheim à l'époque que d’inventer ce genre de récit d'une implacable rigueur et d'un humour si distancié. Le trait raffiné et gracieux de Le Gall n'est évidemment pas non plus pour rien dans l'infini plaisir qu’on éprouve face à ce petit objet. Et l'univers emprunté aux récits policiers typiquement britanniques constitue un supplément indéniable au charme qui se dégage de ces quelques pages.

 
Comme souvent chez Trondheim, le scénario puise sa source dans la parodie. La série des « Formidables aventures de Lapinot » et des « Donjons » en sont exemplaires : détournement et décalage y sont les maîtres mots de l'action. Entre parenthèses, le duo Trondheim / Le Gall se trouvera à nouveau réunit autour du personnage de Lapinot pour un pastoral pastiche des récits romantiques d’amour déçu, intitulé Vacances de Printemps. Pour Les Aventures de la fin de l'épisode, les auteurs se sont penchés sur un cliché, un stéréotype, un topos, pour en épuiser toutes les ressources. L'hôtel du château de la gare, l'Holmes, le Watson, le criminel, le Loup-garou, le masque : tout est déjà vu. Et puis la parodie joue sur les effets de mise en scène : à chaque fois que l'enquêteur enlève un masque au coupable, l'action est suspendue par un coup de tonnerre, vieux symbole éculé du coup de théâtre, dont la répétition systématique accentue le caractère absurde. Au fur et à mesure que les révélations deviennent de plus en plus tarabiscotées, le coup de tonnerre est figuré avec de plus en plus de recul : d'abord aux fenêtres de l'hôtel ; et puis dans le parc, l'hôtel vu au loin ; et dans la lande, l'hôtel invisible ; et enfin depuis l'espace, notre planète réduite à la taille d'un petit pois. Il y a ici quelque chose de plus qu'une parodie, davantage qu'un détournement : comme si les auteurs voulaient signifier qu'il fallait justement prendre du recul, ne pas se borner à la littéralité comique du pastiche, mais considérer la chose dans son ensemble. Car, qu'est-ce qu'une parodie, sinon un discours sur ce qui est parodié ? Autrement dit : une forme de métatextualité. Comme le rappelait Mel Brooks, la parodie ne se moque pas de son sujet, elle constitue au contraire une déclaration d’amour, qui en fait l’analyse, pour en montrer le fonctionnement - en ce sens, la parodie constitue une entreprise de structuralisme ludique. En prenant du recul par rapport à son sujet, recul inhérent à la parodie et figuré par le recul du coup de tonnerre, Les Aventures de la fin de l'épisode double son scénario d'un discours sur lui-même.
 
Tout est affaire de dédoublement dans le récit, ne serait-ce que par le truchement des masques. Même le Loup-garou, qui semble être utilisé pour la couleur fantastique qu'il apporte à l'ensemble, a une résonnance particulière en termes de dualité : le lycanthrope, c'est celui qui se dédouble en animal, en loup.  Et puis il y a le fameux "hôtel du château de la gare", qui ne se contente pas d'exploiter un lieu commun mais deux (voire trois). Le tout confine au non-sens et s’annule lui-même : le décor ne renvoie à aucun espace réel, mais à une localisation impossible, parce que paradoxale – le lieu-même de la fiction. Le summum est atteint lorsque les personnages échangent leur rôle, et qu'un moment donné on a simultanément dans la case deux Watson, et puis deux Holmes. Le héros comme le lecteur perd totalement ses repères, comme si aucun protagoniste n'avait de personnalité propre, et qu’ils ne s’incarnaient qu’en de vulgaires coquilles vides, de simples pelures d'oignon qu'on éplucherait sans fin.
 
 

 
Le vertige est fascinant et provoque une certaine jouissance, mais il nous suggère aussi une autre idée. Le retournement de situation final revient à la configuration de départ : l'Holmes, le Watson, le policier, et le Loup-garou, mais dont les places sont interverties. Il y a dans ce retournement une invitation à un retour littéral à la case départ, une injonction implicite pour que le lecteur revienne au début de la bande dessinée – comme dans l'épilogue de La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters, où le narrateur ne livre pas la solution de l'énigme qui a pourtant tenu en haleine depuis le début du livre, mais enjoint au contraire le lecteur à en reprendre la lecture du début pour comprendre de lui-même. Le premier mot du récit, "finalement", prendrait alors tout son sens, puisqu'on doit précisément y retourner, à la fin. Tout est déjà contenu dans la nuance grammaticale du titre : il y a plusieurs aventures pour un seul épisode, c'est à dire plusieurs parcours et plusieurs lectures possibles de cet épisode, ainsi qu’un dénouement qui ne finit jamais de recommencer. Les Aventures de la fin de l'épisode fonctionne comme un ruban de Moebius à parcourir à l'infini.

 
Cependant, le cercle n'est pas aussi fermé qu'il semble nous le faire croire. Si la bande dessinée invite à faire un retour sur elle-même, ce n'est pas forcément pour y lire toujours la même chose, mais au contraire pour y découvrir autre chose – une clé à l'énigme, par exemple, comme c'est le cas dans La Bibliothèque de Villers. La relecture, le retour, le recul conduisent à trouver la même image, mais autrement, différemment : nul n'était celui qu'on croyait être. Même le policier, qui pourtant est resté impassible et comme étranger à l'action tout du long, semble avoir changé : le nez est plus court, le menton plus large, la carrure plus épaisse. Surtout, il y a la fenêtre, éclairée de l'extérieur (par un coup de tonnerre?) dans la première case, et plongée dans l'obscurité du dehors dans la dernière. Le basculement des valeurs du clair vers l'obscur, du blanc vers le noir, nous invite à penser les images en négatif l'une de l'autre : comme si l'une n'était que l'envers de l'autre. Cette transposition en négatif de l’image originale, par le biais de la relecture, résonne comme une proposition faite au lecteur de revoir la bande dessinée autrement, jusqu’à ce qu’il y ait basculement. Un autre détail est révélateur de cette ambition : entre le début et la fin, l’orientation des petits-bois de la fenêtre est renversée, de la verticalité à l’horizontalité – soit le paradigme à travers lequel on pense le sens de lecture en bande dessinée. Dans ce retour sur lui-même, c’est le 9ème Art qui est le sujet des Aventures de la fin de l’épisode. Et le scénario n’est finalement qu’un prétexte pour parler de l’importance d’y regarder à deux fois.

 
 
C’est en effet comme s’il n’était question que de bande dessinée dans ce défilé de masques, ces pelures de l’image qu’on épluche au fil de la lecture : les masques superposés les uns aux autres peuvent se voir comme une ingénieuse métaphore des cases qui se succèdent au fur et à mesure qu’on les parcourt, une case en cachant toujours une autre dans un captivant effeuillage de l’image. Et puis, à la fin, lorsque l’Holmes est démasqué et que le lecteur s’aperçoit qu’il était en réalité le Loup-garou, on remarque un changement d’expression dans le regard du monstre par rapport au début : dans la première case, il est fier et arrogant, à la fin il est hagard et apeuré. Il ne s’agit pas de l’égarement du criminel acculé par ses poursuivants, mais plutôt celui du héros lui-même, qui vient d’être rattrapé par son statut d’image, une image qu’on effeuille et dont on vient de découvrir l’envers, l’inverse, le négatif. Le protagoniste a pris conscience qu'il n'était lui-même qu'une chose, une image que l'auteur a pliée à sa volonté.

 
Et dans cette interversion de tous les rôles, il en est un dont on n’a pas parlé : le lecteur. La dimension métapoétique de la bande dessinée serait vaine, si elle ne s’interrogeait pas sur la place que doit tenir le destinataire du récit dans ce jeu infini de chaises musicales. Il est encore un détail qui marque entre la case du début et celle de la fin : dans l’une, au premier plan, on voit l’amorce d’une table, garnie d’un service à thé, d’un journal, et d’une lampe ; dans l’autre, tout cela a disparu, et le premier plan n’est plus qu’un espace vide. Et cette absence n’est pas une négligence du dessinateur. Il faut avoir à l’esprit que depuis la peinture maniériste, l’espace vide au premier plan d’une toile constitue un procédé grâce auquel le spectateur peut entrer dans le tableau. C’est-à-dire que l’espace vide met en scène la place de celui qui regarde, et permet donc de l’inclure dans la perspective. Et c’est exactement ce dont il s’agit dans la dernière case des Aventures de la fin de l’épisode. Si au début la table fait obstacle, à la fin il n’y en a plus, et le lecteur se voit inviter, pour ne pas dire aspirer, dans l’image. Plus le récit s’enfonce dans la folie, plus il affirme son emprise sur le lecteur, jusqu’à le faire métaphoriquement prisonnier de la dernière case. À ce niveau-là aussi, les rôles continuent de s’intervertir : au fil des lectures infinies du récit, le lecteur devient un protagoniste de l’action, pris au piège de son immuable recommencement. Le Loup-garou tourmenté, c’est nous.   

dimanche 8 septembre 2013

Notes de lecture : PERRAMUS d'Alberto Breccia et Hector Oesterheld

Notes de lecture :

PERRAMUS

d'Alberto Breccia et Hector Oesterheld



Au mois de juin de cette année, Neuvième Art 2.0 a consacré un volumineux dossier sur Alberto Breccia. Parmi les textes publiés, j'ai écrit "Perramus : la bande dessinée révoltée", dont voici les premières lignes.

« Proceso de Reorganización Nacional » (Processus de réorganisation nationale) : tel est le doux euphémisme dont se dota la junte militaire argentine pour taire le titre infâme de dictature, qui sévit pourtant dans le pays à partir du coup d’état de 1976 jusqu’à sa chute en 1983, suite à la guerre des Malouines. En sept années de sévices, elle causa un nombre incalculable d’exécutions, de disparitions et de rapts d’enfants. Le scénariste de bande dessinée Hector Oesterheld fut au nombre des victimes directes de ce terrorisme politique, avalés par la machine folle du régime militaire, broyés par son intolérance sanguinaire.

Pourtant, les auteurs de bandes dessinées n’étaient pas les cibles privilégiées de la junte, comme le rappelle Carlos Trillo : « N’oublions pas que nous étions réfugiés dans une revue de bande dessinée (Superhumor) et que ce n’était pas là que la censure allait chercher ses proies ». Pour une fois, la vision réductrice et infantile attachée au Neuvième Art a ainsi contribué à le préserver et à en faire un moyen d’expression privilégié pour la contestation politique. Aux yeux du régime, la bande dessinée était négligeable, elle était insignifiante, sans conséquence, dénuée d’ambitions morales ou intellectuelles. Si ce point de vue apporte une preuve supplémentaire de l’étroitesse d’esprit dont dispose un totalitarisme répressif, il n’en conduit pas moins à un terrible constat, sous forme de question rhétorique : que peut la bande dessinée contre l’aveuglement barbare d’un régime politique, contre la soif de pouvoir des hommes et leur inclinaison pour le crime et la corruption ? Elle n’est pas capable d’agir, mais elle peut montrer et dire, dénoncer et représenter, faire prendre conscience et donc peut-être faire réagir. C’est au final le sens de toute représentation : celui de saisir une image du monde et d’interagir avec elle. Et cette vocation n’a jamais tant d’importance qu’en contexte de crise, où elle livre l’humanité de chacun dans son dénuement le plus total et l’aide, dans le meilleur des cas, à se redresser et à reprendre courage.
 
La suite est à lire sur le site de Neuvième Art 2.0 :
 
http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article626