mardi 26 février 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer Orphelins - 5 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (d)

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Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 5 -

Eloge de Ted Benoit

L'Affaire Francis Blake (d)

 
 
Fake
Niveau dédoublements, Blake n’est pas en reste, puisque lui aussi dispose d’une mémorable doublure : le vagabond que rencontre Mortimer en fuyant par les chemins de fer. Encore une fois, il est intéressant de constater que cette intervention d’un simulacre de Blake ait été une initiative de Ted Benoît, comme lui-même le raconte à Jean-Luc Cambier et Eric Verhoest : « Dans le scénario, Mortimer était surpris en voyant le vagabond. J’ai accentué cela en jouant sur l’ambiguïté physique du personnage qui ressemble à Blake. Van Hamme était un peu réticent, peut-être parce que je l’ai mis devant le fait accompli. Je n’osais pas lui dire que son clochard, qu’il voyait un peu rondouillard, je lui ai fait une tête ‘‘à la Blake’’. J’étais frustré par ce croisement qui n’avait pas lieu. Alors, quand apparaît ce clochard, pendant une fraction de seconde, Mortimer se demande si ce n’est pas Blake. Ensuite il voit bien que ce n’est pas lui et le lecteur aussi. Mortimer est dans l’univers de l’espionnage, qui est celui de Blake, pas le sien. A mon avis il se sent démuni et a l’impression que Blake tire les ficelles en coulisses »[1]. La réticence de Jean Van Hamme est d’ailleurs aussitôt confirmée par lui-même : « J’étais perplexe quand j’ai découvert cette ressemblance. Ted m’a dit qu’il avait fait exprès pour tromper le lecteur. J’ai trouvé ça artificiel. […] L’ennui, c’est qu’il sera platement déçu parce que le personnage disparaît et qu’il ne se passe rien »[2]. Les ambitions du dessinateur et du scénariste ne sont clairement pas sur la même longueur d’onde : alors que Van Hamme s’inquiète de la vraisemblance et de la lisibilité du récit, Ted Benoit recherche quelque chose de beaucoup plus retors et intellectuel, presque abstrait dans la réflexion qu’il impose au lecteur sur la situation et sur les enjeux de la reprise.
Pourtant, Van Hamme pointe tout l’intérêt de la chose lorsqu’il déplore l’artificialité de la mise en scène visant à tromper le lecteur. Dans son propos, Ted Benoit avançait encore masqué lorsqu’il justifiait malicieusement la ressemblance entre Blake et le clochard par un prétexte psychologique basé sur la confusion passagère de Mortimer. « Pendant une fraction de seconde, Mortimer se demande si ce n’est pas Blake », dit-il : rien, sur la planche, ne justifie cette hésitation du héros, ni les récitatifs qui n’en font pas mention, ni ce qu’on voit à l’image. Mortimer est certes surpris, mais s’il l’est c’est parce qu’il se croyait seul, et qu’après avoir fui précipitamment la police, une voix venue de nulle part l’interpelle en lui rappelant ce fâcheux incident. Alors, on est de nouveau face à un leurre de la part de Benoit, qui fait passer ce « Blake » clandestin pour une justification du trouble de Mortimer, justification totalement subjective et qui n’engage que sa propre vision (« à mon avis », dit-il d’ailleurs bizarrement par la suite). Autant dans la bande dessinée que dans ses propos, l’auteur nous attire dans un piège du dessin et un piège du langage qui nous forcent à adopter un point de vue faussé : le sien. C’est qu’il faut tenter de percevoir l’intention du dessinateur, se mettre justement à sa place et déceler l’impression qu’il cherche à faire naître[3]. En réalité, et Van Hamme l’énonce nettement malgré lui, c’est le lecteur qu’il cherche à tromper et qui doit être pris d’un doute. Le dessinateur glisse sensiblement vers cette idée lorsqu’il poursuit ses confessions : « Ensuite [Mortimer] voit bien que ce n’est pas lui et le lecteur aussi ». Quand Benoit évoque ainsi Mortimer, c’est donc en réalité le lecteur qu’il faut comprendre, par métonymie, le héros n’apparaissant que comme un paravent – encore un prétexte. Le scénariste déplore de son côté que le lecteur « sera platement déçu parce que le personnage disparaît et qu’il ne se passe rien » : c’est précisément à cause de cette déception elle-même, de cette incongruité parfaitement inutile, que le lecteur doit au contraire s’interroger, se poser les mêmes questions que Benoit prête abusivement à Mortimer.
Le dessinateur finit en effet par lâcher qu’« à [son] avis il se sent démuni et a l’impression que Blake tire les ficelles en coulisses ». On peut dès lors s’interroger sur l’ambiguïté du pronom personnel. Qui est « il » ? Mortimer ou le lecteur ? Pourquoi Benoit modalise-t-il ainsi son discours ? Pourquoi précise-t-il que c’est « son avis » ? Ne devrait-il pas être sûr de lui-même, certain de ses intentions, maître du destin et de la psychologie de ses personnages, lui le deus ex machina du récit ? En réalité, s’il émet ce léger doute, c’est parce qu’il ne parle pas tant de sa créature, Mortimer, que de son lecteur, et qu’il n’évoque pas tant la diégèse que sa réception, beaucoup plus incertaine. On pourrait traduire ainsi ce que nous dit Ted Benoit : « A mon avis, et c’est ce que j’aimerais, le lecteur doit se sentir démuni et a l’impression que Blake, tire les ficelles en coulisses ». « Blake », dit-il – mais justement, n’a-t-on pas dit plus tôt que Blake était le miroir des auteurs, que s’il était un faux traitre, le dessinateur et le scénariste étaient de vrais faussaires ? Dès lors, celui qui tire les ficelles en coulisse et qui rend le lecteur paranoïaque, c’est bien le dessinateur lui-même.
A partir de là, la raison d’être de ce faux Blake en même temps que des autres fausses pistes et leurres apparaît de façon lumineuse : on cherche ici à désorienter le lecteur, le confondre, le forcer artificiellement à démêler le vrai du faux pour renvoyer, en abyme, à la reprise elle-même – c’est-à-dire le « faux » nouveau « Blake et Mortimer » que livrent Benoit et Van Hamme. De manière très astucieuse et avec lucidité, Ted Benoit cherche à plonger le lecteur dans un labyrinthe de dédoublements comme pour créer un univers alternatif à la série de Jacobs, qui n’en serait donc pas la continuité mais l’artefact impossible, le songe grotesque. Prendre le contre-pied du modèle : c’était déjà le but qu’on avait discerné au début de ce texte à partir de la situation dans laquelle évoluait le récit, et qu’on avait retrouvé dans le jeu des multiples dédoublements. C’est encore le cas avec ce faux Blake, de manière peut-être encore plus évidente, et cela permet à la bande dessinée d’asseoir définitivement son seul programme possible : désappointer, désorienter, et finalement décevoir.
L’énorme risque que suppose le challenge de la reprise consiste en effet à frustrer les fans de Jacobs et de sa série culte, et les auteurs ne s’en sont jamais cachés à l’époque. Si Van Hamme prend la chose comme un défi technique, duquel il se détache avec la distance du professionnalisme (il faut se souvenir de l’image du moteur), la conscience d’auteur de Ted Benoit pose d’avantage de problèmes. En effet, si l’on peut dire que le dessinateur ne redoute plus de trahir ou de décevoir, c’est qu’il sait pertinemment qu’il va décevoir. Il sait aussi que son travail sera épié à la loupe par tous les puristes de la série. Lui a bien conscience de ne pas pouvoir de substituer à Jacobs, non qu’il lui soit inférieur ou qu’il souffre d’un quelconque complexe, mais tout simplement parce que Jacobs, c’est Jacobs, et Ted Benoit, c’est Ted Benoit. Dans ses conditions, on ne peut pas refaire, reproduire le geste créateur intime, on ne peut pas l’industrialiser, quand bien même la tentation et le désir seraient grands. C’est très précisément ce qu’il énonce entre les lignes lorsqu’il dit être « frustré que cette rencontre n’ait pas lieu ». De quoi parle-t-il, encore une fois ? La phrase est particulièrement ambigüe ; on ne comprend pas pour quelle raison il évoquerait une facétie fictionnelle de cette manière. D’autant que cet épisode du clochard n’est qu’une non-rencontre, qui n’aura aucun impact sur les faits dans l’intrigue. Dès lors, cette rencontre qui n’a pas lieu et qui frustre Ted Benoit, c’est peut-être finalement celle avec Jacobs lui-même, ou du moins avec son œuvre. La rencontre n’a pas lieu parce qu’elle n’est plus possible, Blake et Mortimer appartiennent irrémédiablement au passé et Jacobs n’est plus de ce monde. En reprenant la série, le dessinateur va au-devant d’inévitables frustrations puisque sa condition le sépare à jamais de l’ « idéal » jacobsien[4], impossible à reproduire, quand bien même la technique serait parfaitement maîtrisée.
 
Ce constat d’échec naturel permet à Ted Benoit de créer une poétique particulièrement délicate, aussi émouvante qu’ironique. Sachant que la frustration des admirateurs de Jacobs ne pourra être évitée, et souffrant de cette frustration lui-même, il fait de ce manque sa plus grande force, et développe sous couvert d’un récit d’espionnage un petit précis de déception, un petit bijou théorique qui fait de la carence et de l’absence toute la poésie de l’album. Toujours dans L’Histoire d’un retour, Ted Benoit dit vouloir distiller le fantastique caractéristique à la série de Jacobs non pas à travers les péripéties mais dans l’atmosphère : « Cette trame [du récit d’espionnage] excluait l’aspect fantastique parfois présent chez Jacobs. La tension et le mystère viendront des paysages des landes écossaises, du brouillard, des situations psychologiques »[5]. Faux, devons-nous rétorquer : aucun brouillard dans les pages de l’album, et la campagne écossaise n’est jamais apparue de manière aussi chatoyante sous le soleil et la chaleur du mois de juin. Alors, le fantastique vient d’ailleurs, et en particulier de ces détails multipliant les dédoublements, les incohérences ambigües, l’inquiétante étrangeté d’un monde vampirisé par le faux-semblant, hanté par les fantômes des héros et de Jacobs lui-même. Ted Benoit ouvre avec L’Affaire Francis Blake l’entrée d’un monde crépusculaire malgré ses apparences, un monde qui ne sera jamais plus et qui laisse le lecteur sur son seuil assister à une sarabande de spectres et de masques.
à suivre...

[1] L’Affaire Francis Blake : Blake et Mortimer [Histoire d’un retour] op. cit. page 87.
[2] Idem.
[3] Il avoue d’ailleurs d’entrée de jeu qu’il se sentait « frustré par ce croisement qui n’avait pas lieu », comme s’il trahissait à demi-mot une motivation absolument personnelle.
[4] L’ « idéal » au sens où Jacobs est imposé comme modèle à suivre et à reproduire ; La Marque Jaune, une bible graphique ; « Blake et Mortimer », un univers codifié à respecter. La tâche consiste donc à se substituer au créateur originel – tâche tout à fait vaine et impossible.
[5] Op. cit. page 31.

 
 
 
 
 
 
 
Pour plus d'informations sur L'Affaire Francis Blake :

mardi 19 février 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer Orphelins - 4 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (c)


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Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 4 -

Eloge de Ted Benoit

L'Affaire Francis Blake (c)

 


Dédoublement

Dès lors, l’intrigue multipliera les doubles et les leurres. Déjà, on l’a dit, et c’est la base-même du récit, Blake est un faux-coupable, c’est une fausse piste. Mais au-delà encore, le motif est décliné avec une régularité insistante qui renvoie les deux héros de Jacobs à de multiples copies d’eux-mêmes. Quand Mortimer veut échapper à la surveillance des policiers postés devant son domicile, il utilise un stratagème qui illustre cela à merveille. D’abord, les inspecteurs croient que le professeur a pris la place du livreur qui venait de lui apporter son repas et qui sort de la maison dissimulé derrière une épaisse écharpe (détail en effet suspect puisque l’action se déroule au début de l’été). Une course poursuite s’engage alors à l’issue de laquelle le livreur est finalement démasqué – c’est le premier faux-semblant. Revenus devant le domicile, les policiers aperçoivent la silhouette de Mortimer postée à sa fenêtre, une pipe dans la main ; mais c’est encore une deuxième duperie car il s’avère rapidement qu’il ne s’agit que d’une statue égyptienne revêtue d’une veste de costume.


Or, qui a vu Les 39 Marches sait qu’il existe une scène similaire dans le film, où le héros parvient à échapper à ses poursuivants embusqués devant son appartement en échangeant ses vêtements avec le laitier – c’est donc le troisième leurre. Car le lecteur qui a le modèle hitchcockien en mémoire est trompé lui aussi, puisque rien ne se déroule comme il pouvait s’y attendre (alors qu’on pouvait présager que le livreur de la bande dessinée relayait le laitier hitchcockien, c’est en réalité Horus qui endosse ce rôle).
 




La seule règle que suit alors la bande dessinée, c’est donc celle qui consiste à déjouer les attentes du lecteur - et elles sont nombreuses les attentes des admirateurs de l’œuvre de Jacobs ! Quand Mortimer s’échappe de son appartement en laissant derrière lui une statue égyptienne travestie, il est impossible de ne pas percevoir la dérision des auteurs. Cette statue est en effet associée à un épisode mémorable de La Marque Jaune, en plus du Mystère de la Grande Pyramide : alors qu’il s’est introduit chez Blake et Mortimer, Olrik, amnésique, devenu Guinea Pig, se trouble étrangement face aux reliques égyptiennes qu’il rencontre, et notamment devant une statue d’Horus. En fait, elle rappelle le souvenir inconscient de l’injonction du Cheik Abdel Razek « Par Horus Demeure ! » Ainsi, la statue égyptienne de L'Affaire Francis Blake, dont la posture rappelle fortement celle d'Horus, est doublement associée à la mémoire du lecteur de « Blake et Mortimer » : d’abord parce qu’elle ressuscite des images fortes de la série, et puis parce qu’à travers Olrik elle incarne la manifestation de la mémoire elle-même. Cette mémoire, à laquelle Ted Benoit et Jean Van Hamme sont censés être déférents, on voit qu’au contraire elle est ici moquée avec malice, réduit à l’état de porte-manteau, mannequin déguisé, masque grimaçant et goguenard.






Mortimer s’est dédoublé à bien des égards dans cet épisode : à travers le livreur, la statue d’Horus, Les 39 Marches et finalement lui-même, qu’il n’est plus vraiment. Plus tard, on lui offrira un autre double, pour embrouiller les policiers à sa poursuite : un double grossier, invraisemblable, un Mortimer hirsute, d’un roux presque fluorescent, incarnation burlesque qui d’ailleurs ne dira pas un seul mot au cours de ses diverses apparitions, un vulgaire épouvantail. A l’image de la reprise elle-même ?


 
à suivre...
 
 

Pour plus d'informations sur L'Affaire Francis Blake :


XXX
 
Et pour le souvenir :

 

lundi 11 février 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer Orphelins - 3 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (b)

Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 3 -

Eloge de Ted Benoit

L'Affaire Francis Blake (b)

 
 
 


Prohibition et faux-monnayeurs

Les deux auteurs ne se contentent pas de marquer cette volonté à travers la référence déviante à La Marque Jaune et aux 39 Marches, ils convoquent aussi pour cela un renvoi implicite à Tintin. Il faut d’abord signaler que les récits de Tintin représentent une sorte de retour aux origines pour la série « Blake et Mortimer » : d’une part parce qu’Hergé a été en quelques sortes le mentor de Jacobs pour son entrée dans le monde de la bande dessinée, et d’autre part parce que Jacobs a travaillé sur quelques aventures du héros reporter avant de commencer sa propre série. Qui plus est, la référence à Tintin se fait à travers un lieu que la psychanalyse a révélé comme étant celui des origines et de la régression : le souterrain. Ce détour par la psychanalyse n’est pas gratuit, puisque Jacobs lui-même usait de cette matière en rappelant à plusieurs reprises qu’il avait été victime d’un traumatisme dans l’enfance à la suite d’un accident au cours duquel il s’était retrouvé coincé au fond d’un puits – choc qu’il ne cessera d’exorciser à travers ses bandes dessinées littéralement hantées par les cavités souterraines. Le souterrain appartient donc aux lieux communs de l’imaginaire jacobsien, un de ses topoï les plus représentatifs. Dès lors, n’est-il pas encore une fois particulièrement ironique de faire référence à Tintin par le biais de ce stéréotype indubitablement jacobsien ? Alors qu’il s’agit là d’un des motifs les plus intimes au créateur de Blake et Mortimer, il est en effet particulièrement "vicieux" de la part de Benoit et Van Hamme de le déposséder au profit de son éternel rival et néanmoins ami, Hergé. Encore une fois, on peut observer là un de ces retournements, une de ces déviations qui font de L’Affaire Francis Blake une mascarade mais aussi un jeu de piste, un rébus, une énigme. 
 


Il faut surtout s’interroger sur la fonction de ces références. Remettons tout cela dans son contexte : Mortimer, acculé par ses poursuivants au bord d’une falaise, est sommé de se rendre. Pour toute réponse, il se jette dans le vide. Tout le monde croit qu’il s’est abîmé dans la mer. En réalité, on le sera un peu plus tard, notre héros a trouvé refuge sur une plate-forme dans la falaise. « L’ennui, c’est qu’à présent, [il] se retrouve coincé. Escalader ce surplomb sans équipement [lui] paraît impossible… Quant à descendre, n’en parlons pas ! » L’épisode rappelle une péripétie presqu’en tous points semblable de Tintin en Amérique. Comme Tintin poursuivi par les gangsters et les peaux-rouges, Mortimer va trouver sur sa plate-forme une issue par une anfractuosité dans la roche, le conduisant à une grotte. Et il ne s’agit pas d’une coïncidence, car Mortimer, en explorant la caverne, va découvrir des « signes », des « symboles » sur les parois, tout comme Tintin trouvait de son côté des dessins indiens.


 
Dans un texte sur les souterrains écrit pour Neuvième Art 2.0[1], j’analyse ce passage de Tintin en Amérique et je conclus que « l’ombre de Tintin dans la grotte lui rappelle qu’elle est à la fois la projection de sa propre image, mais aussi celle de quelque chose d’autre, de plus primitif mais qui fait partie de lui-même : le dessin de ses origines ». De son côté, c’est encore plus vrai pour Mortimer, puisque l’Ecossais[2] se trouve face à des vestiges « pictes, cette mystérieuse peuplade qui précéda les Scots et les Gaëls dans le Nord de L’Ecosse ». Si la filiation de Mortimer avec ces dessins se base sur la tortueuse généalogie de l’Histoire, elle est soulignée aussi par un jeu de mot que le hasard est assez généreux de nous offrir : « picte » évoque aussi pour nous le latin « pictum » (peint) ou pictura (peinture) et l’anglais « picture » (image). Exactement comme Tintin, en pleine phase régressive, Mortimer est ici confronté à sa vraie nature : le dessin.


Toujours influencé par la délicieuse ironie des auteurs, le héros ajoute en sortant de la grotte qu’ « il faudra absolument qu [’il] revienne ici quand cette aventure sera terminée. Il y aura sûrement des découvertes à faire ». Fabuleuse lucidité du héros de fiction, qui présage déjà son retour au rang de simple signe, au vulgaire dessin inanimé, au seul signifiant isolé une fois que le récit se sera clôt, dès que la chaîne des signifiés butera sur le mot « fin ». Dans ce lieu des origines, il décèle son rôle de pantin articulé par la plume du dessinateur, et il prend conscience que c’est à cet état de créature unidimensionnelle qu’il retournera une fois qu’il aura joué son rôle. Alors, l’artificialité du dessin se fait jour : il n’est pas tant Mortimer qu’une représentation, un artefact, une ombre, un fantôme. Il faut se souvenir d’une case de la planche précédente, dans laquelle la main du personnage « rencontre le vide » : magnifique image pour rendre compte du vide existentiel que trouve le héros en pénétrant le lieu interdit des origines. La scène est clé : tout se déroule comme si Mortimer intimait au lecteur le conseil de revenir sur ce passage, lui promettant « des découvertes à faire »… Elle renvoie ainsi à l’impossible recréation du mythe Blake et Mortimer, condamné à n’être qu’un vestige, vers lequel on ne fait que revenir.
 


Qui plus est, la référence à Tintin en Amérique rappelle que cet album a pour sujet la prohibition. Sans doute est-ce encore une manière de revenir aux origines, mais cette fois-ci celles du projet de reprise, frappé d’une forme de prohibition morale[3] : devant l’inacceptabilité inhérente à une reprise honnête de l’œuvre de Jacobs, sa réalisation apparaît comme la transgression d’un interdit fondamental. En rappelant indirectement le sujet au centre de Tintin en Amérique, l’épisode renvoie ainsi à une sorte de péché originel, et explique la clandestinité du discours (en parallèle à la production clandestine d’alcool chez Tintin), en même temps que sa versatilité. Ce discours d’inversion, de détournement et de retournement repose en effet sur une sorte de prétérition montrant conjointement la règle à respecter (la reprise prohibée) en même temps que sa violation (la reprise réalisée).
 


 
 
C’est là que la deuxième référence à Tintin prend le relais. Mortimer se croit alors prisonnier d’un cul-de-sac, mais découvre in extremis « une étroite fissure dans la paroi de la galerie » qui ouvre une vue sur le repaire des espions. Cette conclusion entretient une intéressante correspondance avec une scène semblable dans L’Île Noire : comme Tintin, Mortimer parvient à trouver cette issue après une assez longue exploration, et comme Tintin, il est guidé vers elle par la lumière. La référence s’explique une nouvelle fois grâce au contexte du récit d’Hergé. De manière globale, comme L’Affaire Francis Blake, L’Île Noire est elle-même inspirée par Les 39 Marches, de par son décor (l’Ecosse) et son intrigue (Tintin y endosse le rôle du faux coupable). Alors, la référence apparaît une nouvelle fois comme un retour aux origines, celles des influences qui président à la construction de L’Affaire Francis Blake. Et puis surtout, à la différence de Mortimer, ce que découvre le reporter par la fissure ne s’avère pas être un nid d’espions, mais un repaire de faux-monnayeurs. Comme dans le contexte de la prohibition précédemment, il s’agit bien de production clandestine, mais encore et surtout de production contrefaite. Le clin d’œil à L’Île Noire, qui s’étend donc bien au-delà de ce seul épisode, permet aux auteurs d’avouer symboliquement leur propre entreprise de faussaires, qui consiste à imiter Jacobs pour livrer un nouvel épisode de « Blake et Mortimer » : et ce sera inévitablement un faux.  On ne peut qu’être fasciné par le détournement constant des références qui apportent en retour un discours autocritique sur l’œuvre, à l’image d’un miroir révélateur. Le récit se dédouble constamment pour exposer sa propre duplicité falsificatrice.
 



à suivre
Pour plus d'informations sur L'Affaire Francis Blake :
http://www.blakeetmortimer.com/spip.php?article31


Pour les cases extraites des albums Tintin en Amérique et L'Île Noire Copyright © Hergé / Moulinsart 2013
 

[2] Plus tôt, on a demandé au professeur s’il était écossais, et lorsqu’il répond qu’il ne l’est qu’à moitié de par sa mère, on lui rétorque que c’est d’elle dont il tire sa « meilleure moitié » : l’origine nationale a donc son importance, ici.
[3] Dans son livre Edgar P. Jacobs – Témoignages inédits (Mosquito, 2009), Viviane Quittelier, petite-fille par alliance du dessinateur, dénonce explicitement la chose : « Des nouvelles aventures de Blake et Mortimer non conçues par Edgar voient le jour. La presse annonce que, contrairement à Hergé, Jacobs avait prévu une continuité. Elle est mal informée. A aucun moment, Edgar n’aurait envisagé pareille entreprise. Il avait trop de fierté et n’avait pas ou peu de considération pour les autres dessinateurs. Il avait apprécié le côté marketing du père de Tintin et il s’en inspirait. Il a suivi l’exemple d’Hergé : une Fondation, in fine un Studio et pas de suite à ses histoires. » (page 241)

mardi 5 février 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer - 2 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (a)

Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 2 -

 Eloge de Ted Benoit 

L'Affaire Francis Blake (a)

 
 
 
Au sein de ce tableau peu enthousiasmant, la collaboration entre Ted Benoît et Jean Van Hamme se distingue pourtant en bien des façons. Le premier album des deux auteurs interpelle en particulier parce qu’il annonce clairement le propos : L’Affaire Francis Blake est en effet l’histoire d’une trahison. La thématique est frappante, et l’allégorie du récit semble avouer d’entrée de jeu l’infidélité des auteurs à l’univers de « Blake et Mortimer », ou plus précisément l’impossibilité d’une telle reprise, l’incapacité à s’inscrire dans une continuité sans trahir. C’est du moins ce qui en fera la principale et la plus passionnante thématique.  
 
L’image retournée, l’image dégradée
 

Première planche de La Marque Jaune, "bible graphique", pluvieuse et nocturne,
de L'Affaire Francis Blake...

Dès le départ, l’éditeur a imposé La Marque Jaune comme modèle absolu de chaque nouvel album, évoquant même l’expression de « bible graphique » à l’attention des dessinateurs ; il est alors intrigant de constater l’ambiguïté de L’Affaire Francis Blake à cet égard. A la base, le programme consistait donc à opérer un retour dans l’Angleterre des années 50, et en particulier dans l’inquiétante Londres d’après-guerre, avec son smog, ses décors nocturnes et décrépis, et son imaginaire gothique parfaitement retranscrit dans La Marque Jaune. De ce point de vue, la première reprise du tandem Benoit-Van Hamme s’avère particulièrement déceptive. En effet, le premier récitatif de l’aventure indique qu’ « au moment où débute cette nouvelle histoire, […] les Londoniens bénéficient de la douceur d’un mois de juin exceptionnellement ensoleillé » : même si on trouve quelques scènes nocturnes et un petit passage pluvieux, l’album est dominé par un ciel bleu rayonnant qui désamorce totalement l’atmosphère constamment menaçante du récit et surtout qui le situe littéralement à l’opposé de son modèle. De plus, la cité londonienne laisse rapidement place à la campagne anglaise et écossaise, délaissant ainsi le cadre urbain invariablement associée à La Marque Jaune. Enfin, alors que ce récit mythique flirte avec le fantastique et la science-fiction, L’Affaire Francis Blake s’oriente vers une dimension somme toute assez inédite chez Jacobs : celle de l’espionnage pur et dur. Les deux auteurs semblent donc vouloir brouiller les pistes et ne pas s’inscrire complétement dans la tradition jacobsienne, voire pas du tout, préférant au contraire la détourner – pour ne pas dire la retourner. L’intrigue viendra confirmer cela de manière exemplaire.

... Première planche de L'Affaire Francis Blake, radieuse et colorée...
 
Dans les premières pages de l’album, il apparaît vite que Blake est un traitre, un agent espion à la solde d’une puissance étrangère, une taupe. Révélation fracassante et démythificatrice pour le lecteur de la série : se peut-il que le héros qu’il a admiré dans tant et tant d’aventures ne soit en réalité pas plus honnête que l’infâme Olrik ? La mise en scène de cette divulgation n’est pas sans intérêt : le renégat a été photographié à son insu, mais le film a été gravement endommagé. Néanmoins la restauration laborantine a permis d’en tirer quelque chose ; et alors que les images de très mauvaises qualités défilent devant les responsables du MI-5, le visage de Francis Blake se montre sur l’une d’entre elles… De cette façon, la trahison du héros devient aussi celle de l’image : celle qui à travers lui est trahie, dégradée, altérée. L’image du héros passé, celui créé par Jacobs, apparaît donc ici bafouée au sens propre (la photographie délabrée) comme au sens figuré (sa moralité ternie).
 
 
Second degré
 
On sent bien ici que les deux auteurs s’amusent, et qu’ils font de la démythification l’affaire des faux-semblants, des apparences et de l’image elle-même. Sans rien ôter au mérite de Van Hamme, il apparaît que c’est surtout Ted Benoit qui est à l’initiative de cette orientation extrêmement ironique. Il faut se rappeler que Ted Benoit est issu de la Nouvelle Ligne Claire parisienne, aux côtés de Floc’h, Serge Clerc et Yves Chaland, et le dessinateur avoue lui-même que ce groupe était autant adoré que détesté dans les années 80 à cause d’une point commun autre que celui du style (mais qui lui était complémentaire) : une ironie très référentielle et non moins mordante. Ainsi, Benoit est à l’initiative du décalque de l’intrigue de L’Affaire Francis Blake sur le classique britannique d’Alfred Hitchcock, la matrice de son cinéma du faux-coupable qu’il ne cessera d’explorer ensuite dans toute sa filmographie ou presque : Les 39 Marches. Il est difficile alors de ne pas penser au travail de Brian de Palma qui dispose des mêmes références et de cette singulière ironie permettant de multiples niveaux de lecture.
 
Le voyage des deux héros à travers toute l’Angleterre jusqu’en Ecosse, entre fuite et traque, reprend ainsi les grands lignes des 39 Marches, mais en les pervertissant toutefois légèrement. Un petit détail apparaît comme pleinement révélateur de la chose. En effet, dans le film des années 30, le chef du réseau d’espionnage possède une caractéristique physique peu commune : il lui manque un doigt à une main. Dans la bande dessinée, c’est très exactement l’inverse, il a un doigt en trop. Cela pourrait paraître anecdotique, mais ce jeu d’inversion montre bien au contraire toute l’ambition du retournement et du détournement à l’œuvre dans la bande dessinée, dont les implications seront nombreuses et particulièrement fascinantes.

Un plan des 39 Marches cité dans L'Affaire : non seulement on remarque un doigt en trop là où il devait y en avoir un en moins, mais en plus l'image a été retournée...
 
De plus, Blake n’est pas un faux-coupable malgré lui, comme c’est le cas chez Hitchcock, c’est un leurre, il joue la comédie, il se fait passer pour un traitre pour mieux démasquer le vrai coupable. Alors qu’il était confondu par sa photographie, la lumière du projecteur figurait presque une poursuite, cet éclairage caractéristique qu’on retrouve sur les scènes de théâtre. Le procédé apparaît déjà à de multiples reprises chez Jacobs, mais jamais pour en montrer l’artificialité, sa nature illusionniste. Van Hamme et Benoît détournent alors la scénographie jacobsienne pour en faire une espèce de commentaire ironique : tout cela n’est qu’un jeu, ce n’est que du théâtre. Blake joue donc la comédie, c’est un traitre pour de faux, il reste plus que jamais fidèle à lui-même. Le héros apparaît dès lors comme le reflet des deux auteurs, comme s’il leur tendait un miroir inversant les valeurs : en ce qui les concerne, ils jouent la reprise fidèle pour de faux, il s’agit au contraire de véritables « traitres ».
 
Fausses pistes
Le malin plaisir que prennent le dessinateur et le scénariste à nous conduire dans le récit à travers les nombreuses fausses pistes en est révélateur : le coup de feu tiré par Blake et qui manque de peu son poursuivant et néanmoins complice de la supercherie nous amène à croire à la réalité de sa trahison, et lorsque Mortimer saute de la falaise et qu’à la case suivante l’océan est éclaboussé par sa chute, on croit réellement qu’il a plongé, alors qu’à chaque fois il n’en est rien. En bravant ainsi la vraisemblance au profit du coup de théâtre, les deux auteurs nous trompent constamment. Ils ne représentent pas la réalité du récit, mais lâchent au contraire une multitude de leurres, d’images trompeuses et d’entre deux cases frauduleux. L’image est finalement convoquée pour nous égarer, elle ne fait que nous mentir. La bande dessinée elle-même trahit dès lors son lecteur en même temps qu’elle brouille les pistes pour les personnages de son récit.
De cette façon, Benoit et Van Hamme s’approprient littéralement un échange de répliques révélateur entre le colonel Cartwhright et Mortimer au début de l’histoire : alors que le premier assure que l’expérience lui a « appris à ne jamais [se] fier aux apparences » et que « les faits sont là, indubitables », le second rétorque que « les faits aussi peuvent n’être qu’apparence ». Tel est le programme affiché de la bande dessinée, créée comme un jeu de piste entre apparence et vérité, entre faux-semblant et réalité, entre reprise dévouée et reprise détournée.
à suivre
 
 
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