lundi 28 mai 2012

À la loupe : GRINGOS LOCOS de Schwartz & Yann


À la loupe :
GRINGOS LOCOS
De Schwartz & Yann



Petit rappel 

Gringos Locos transforme de vrais auteurs de bande dessinée en vrais héros de bande dessinée : les dessinateurs Jijé, Morris et Franquin, absents de leur propre œuvre, effacés derrière leurs personnages, apparaissent ici en pleine lumière, au premier plan d’un récit aux multiples points de friction avec le réel. En effet, à travers ce déplacement, la bande dessinée s’approprie une réalité méconnue, un épisode secret de la vie de ces trois hommes, tout en restant évasive à propos de son authenticité : mystification ou réalité ? Docufiction dessiné ou délire parodique ?  Les glissements de l’un à l’autre sont permanents, les repères instables ; la narration est parfois improbable, et parfois confondante de justesse : les frontières entre représentation du réel  et représentation de l’imaginaire se dissolvent au final dans le trait éminemment graphique de Schwartz, seule ligne de fuite à s’avancer à couvert dans la nature instable de ce récit. En fait, la citation en épigraphe, tirée du film L’Homme qui tua Liberty Valence, « Si la vérité est moins belle que la légende, imprimez la légende ! », n’énonce pas tant le programme de Gringos Locos que celui déjà rempli par la postérité, qui a érigé Jijé, Morris et Franquin au rang de légendes du 9ème art – la bande dessinée de Schwartz et Yann recueille plutôt les confessions fragmentaires de la réalité, apportant à la légende un contre-champ démythificateur, en cela qu’il s’éloigne du mythe pour revenir à l’homme, qu’il s’écarte de l’idéal pour reprendre pied, l’espace d’un instant, l’espace d’un album, dans la réalité qui l’a vu naître. Gringos Locos repose alors sur une question ontologique, puisqu’il s’agit de retrouver l’être sous l’auteur, l’individu derrière la créateur, l’existence éclipsée par la bibliographie : la belle ambition de l’album consiste ainsi à redonner vie aux trois auteurs, dans le sens de leur rendre leur vie, leur redonner une chance de vivre autrement que sous le poids de l’œuvre. Jijé n’apparaît pas tant comme l’auteur de « Don Bosco » ou du futur « Jerry Spring » que comme père de famille déterminé à vivre malgré ses angoisses ; Morris ne se réduit pas au créateur de « Lucky Luke » mais se montre comme un jeune homme plein d’ambitions et d’amour pour la sensualité ; Franquin, quant à lui, n’est pas encore définitivement associé à « Spirou », au « Marsupilami » ou à « Gaston », mais c’est un garçon sensible, en proie au doute et  à la recherche de l’idéal. D’ailleurs, dans la bande dessinée, comme pour mieux marquer cette reconquête de l’identité, les trois dessinateurs n’auront de cesse que lorsqu’ils se seront débarrassés de leur héros, comme Morris qui veut s’affranchir de « Lucky Luke », ou Franquin qui se croit libéré de la mascotte des éditions Dupuis, et dont c’est Jijé qui sera au final débarrassé … Mais au bout, la parenthèse se referme, et la réalité les rattrape : le boulet « Spirou » se retrouve ferré de nouveau au jeune André à la fin de l’album, et Morris s’enferme déjà dans une logique proto commerciale du produit dérivé, déclinant son cow-boy si détesté en jouets et autres gadgets à l’attention des enfants de Jijé…  Des ex-libris dessinés par Schwartz pour la librairie Brüsel expriment bien joliment le rapport ambigu de ces hommes avec leur création, notamment en ce qui concerne Jijé et Franquin, représentés tous deux courbés comme pliant sous une charge trop lourde, au-dessus d’une table à dessin, leurs héros se pressant autour d’eux, presque des fantômes qui les hanteraient et les tourmenteraient, les condamnant à un effort de travail insensé et sans relâche. Ce Jijé et ce Franquin-là, saisis dans le contexte abstrait d’une absence de décor, en dehors de tout ancrage réel, ce ne sont plus que les auteurs, les noms qui apparaissent sur les tranches de leurs albums, en bas des planches – ce ne sont plus les êtres humains tentant de s’épanouir dans Gringos Locos. 


Les dessins

Dans ces conditions, le dessin de Schwartz n’est pas le moindre mérite de l’album, puisque c’est à travers lui que le triumvirat belge se réincarne, et de la plus belle des manières, son style atteignant ici une maturité inouïe, offrant des planches lumineuses, certaines cases flamboyantes, et un trait toujours d’une dextérité remarquable. Heureusement, d’ailleurs, car le dessin occupe une place prépondérante dans la logique morale du récit : la légende de Jijé, Morris et Franquin s’est construite sur le dessin, et c’est donc par le dessin que Schwartz leur restitue leur humanité. Dans cette perspective, on essayera de montrer la subtile réflexion du dessinateur et de son scénariste sur la place de leurs personnages dans Gringos Locos et sur la manière dont ils interagissent avec l’image. 

Déjà, on peut noter que la mise en abyme de l’image dessinée et du geste créateur est régulière, qu’il s’agisse des cases imaginées par Jijé, des dessins à peine entraperçus de Morris, ou de ceux plus nombreux de Franquin, dont on voit même des strips entiers, sans compter les croquis entrevus dans des coins de certaines cases, et qui les dédoublent (comme la scène des coyotes se disputant le béret fétiche de Jijé, répétée dans le carnet à dessins de Franquin). On voit bien, par cette thématique constante, que le dessin est autant support du récit qu’objet de ce même récit : c’est à travers lui que se réalise la bande dessinée Gringos Locos, et c’est sur lui qu’elle porte. Le rôle du dessin se joue donc sur deux niveaux différents : il constitue évidemment le moyen d’expression de Schwartz et Yann, mais il s’avère être aussi la principale préoccupation des personnages – dans l’absolu, bien sûr, puisque ce sont des artistes, mais aussi bien concrètement, car c’est pour eux le seul moyen de subvenir à leurs besoins (malgré la distance, les héros continuent à envoyer leur travail en Europe, sinon l’argent viendrait à manquer cruellement). Pour les personnages, le dessin occupe donc un place double et fondamentale, parce qu’il est leur moyen d’existence, au propre comme au figuré, dans un sens extra-diégétique (c’est à travers le dessin de Schwartz qu’ils existent), comme dans un sens intra-diégétique (c’est grâce à lui qu’ils gagnent leur vie).

Madame Krompout

Or, une case au début de l’album fait se coïncider la dichotomie entre dessin-support et dessin-objet, curieusement réunis un court instant qui ne peut passer inaperçu. C’est au cours du flashback à Waterloo qu’elle intervient – rappelons que ce flashback revient aux origines du départ en Amérique et donc aux origines du récit lui-même : de là à voir dans cette case une « image originelle », celle qui contient toutes les images, il n’y a qu’un pas... La famille de Jijé quitte la maison qu’elle louait jusque-là et dans laquelle ils ont passé une dernière nuit en compagnie de leurs amis. Au matin, la propriétaire, grosse bonne femme désagréable et acariâtre qui ne leur a pas rendu la caution, les presse de partir pour récupérer son bien ; elle rentre ensuite dans la maison pour y découvrir une pièce complétement dévastée. A ce moment, une parole de Jijé, prononcée alors qu’il sortait du domicile, se rappelle à nous par son ambiguïté : « Du calme, Madame Krompout ! Nous avions un dernier petit travail à terminer avant de vous quitter ! » Est-ce à dire que nos héros ont occupé leur dernière nuit en Belgique à saccager la propriété de Madame Kroumpout ? Non, le lecteur est rapidement rassuré, lorsque deux cases plus tard, Jijé lève le voile : « ça nous a pris toute la nuit pour dessiner des fausses lézardes et fissures sur les murs, mais ça en valait la peine ! »…


Une première remarque s’impose, sur le caractère singulier de la scène, et elle est triviale : le gag n’est pas drôle. Ce n’est pas un défaut, bien au contraire, puisque la qualité de Gringos Locos ne se situe pas au niveau de la loufoquerie des péripéties, mais dans leur dimension mélancolique et douce-amère – et souvent aussi, dans leur étrangeté. Néanmoins, il y a là « gag », au sens où il y a chute, qu’un tour est joué, et qu’en plus il a rapport avec le motif de la destruction, motif qu’on retrouve à plusieurs reprises chez le canonique « Gaston Lagaffe », ou même dans les premières planches de « Boule et Bill », entre autres. Ce qu’il faut retenir, c’est que le gag n’est pas drôle, parce qu’il est volontairement désamorcé, et ce en deux temps : d’abord parce que la destruction apparente, contrairement au topos auquel le gag obéit habituellement, semble volontaire. Ce qui est drôle, chez Gaston, lorsqu’il fait se désintégrer un étage entier, c’est qu’il n’en avait pas l’intention : de là vient la chute. Ici, au contraire, on a apparemment l’expression d’un nihilisme assumé, un pur acte de malveillance, gratuit, et le rire ne peut participer de cela. Et puis, dans un deuxième temps, on a la véritable chute, la révélation de Jijé, et cette révélation ne peut, elle non plus, provoquer le rire, parce qu’elle n’est pas visuelle – or, un gag l’est nécessairement – et qu’elle appelle à faire un retour sur la case précédente pour en reconsidérer la réalité. Alors, l’étonnement, et même l’incrédulité, empêchent tout gloussement, si forcé soit-il. Au final, la raison pour laquelle le lecteur ne rit pas est évidente : c’est parce que lui aussi, comme Madame Krompout, a été trompé. C’est là qu’il y a coïncidence entre les deux natures du dessin, le dessin-support de Schwartz et le dessin-objet de Jijé et consorts : ils participent tous deux à illusionner et manipuler le lecteur et Madame Krompout, mis au même niveau, l’espace d’un instant.

A partir de là, une réflexion sur la perception de l’image s’engage. D’abord, on doit faire remarquer une curiosité, encore. Jijé dit que son travail de trompe-l’œil, qui pourtant a été assez laborieux pour durer toute une nuit, « en valait la peine » : or, quel bénéfice peut-il donc bien en tirer ? Le seul qu’on aurait pu imaginer, c’est celui de voir « la tête qu’[…] a dû faire la vieille toupie », mais c’est justement ce qu’il ne pourra pas voir, puisqu’ils ne sont plus en présence l’un de l’autre. Dès lors l’acte se révèle réellement gratuit, puisque Jijé ne peut observer le résultat de son tour, il ne peut profiter de la qualité de la farce et de l’effet qu’elle aura sur sa victime. La sidération de Madame Krompout, c’est le lecteur qui en profite, d’abord grâce à l’insert en haut à droite de la case, où un gros plan de la propriétaire la montre bouche-bée, les yeux hallucinés, le souffle coupé, et puis dans la case en tant que telle, où la méchante femme défaille devant l’étendue des dégâts. Madame Krompout joue alors dans la case deux rôles distincts mais complémentaires : l’insert la montre spectatrice, son visage en gros plan incarnant le regard lui-même, et rien que le regard, en retrait, en cela qu’il recueille toutes les impressions du sujet en rapport avec ce qu’il voit, tandis que la case la replace dans l’action, personnage à part entière, actrice évoluant au sein d’un décor qui interagit avec elle. En somme, l’insert et la case offrent une sorte de dynamique de champ / contrechamp, les deux faces d’un seul et même phénomène : la spectatrice et le spectacle, celle qui regarde et ce qu’elle regarde.

Pour Madame Krompout, l’illusion du trompe-l’œil est totale, puisqu’à la différence du lecteur, elle fait partie de l’image, elle est plongée au milieu des courbes et des droites du dessin – elle en fait même doublement partie : non seulement la propriétaire est représentée au premier plan de la case, dans sa sidération, au bord de l’évanouissement, mais elle est aussi représentée une deuxième fois dans le miroir en face d’elle (et on peut aussi compter l’insert en haut à droite de la case, qui appartient à l’espace de celle-ci, même si à un instant décalé). De fait, elle est saisie dans l’image, figurée sous différents angles à la fois, telle une prisonnière aculée, le fond de la case ne répercutant rien d’autre qu’elle-même, comme si la perspective se révélait être une impasse répétant la même chose, une boucle close sur elle-même et n’offrant d’autre alternative que sa réciprocité (le fait que Jijé la gratifie du sobriquet peu flatteur de « vieille toupie » n’est d’ailleurs pas anodin, puisqu’il la fait bien tourner sur elle-même, ici...). En réalité, le miroir renvoie Madame Krompout à sa propre condition, ne faisant que relayer les dessins sur les murs qui la renvoient à sa vraie nature de personnage dessiné. Alors, c’est comme si le tour qui était joué à Madame Krompout, c’était la révélation de sa nature dessinée, comme si on lui faisait brutalement prendre conscience de sa condition d’artefact du crayon. Alors, Madame Krompout et la pièce maquillée s’annulent l’une l’autre en se répétant en tant que simulacre, comme si la révélation du trompe-l’œil dessiné par Jijé se doublait de celle de la création graphique de Madame Krompout par Schwartz : l’impact dans le miroir, accolé au reflet qui montre la bonne femme tomber à la renverse, figure les limites de l’image, comme si elle les avait violemment atteintes à ce moment-là, comme si elle s’était heurtée au simulacre. Au lieu de préserver la profondeur de son illusion, la case montre en quelque sorte le personnage écrasé sur la platitude du faux-semblant. Rappelons alors le geste de Jijé qui retourne le lapin pour lui enlever la peau, plus tard dans l’album, comme pour affirmer la volonté de retourner la réalité, et d’en révéler l’envers : ici, la même chose se produit, mais c’est l’image elle-même en tant qu’illusion qui est retournée, sa nature factice révélée en s’annulant elle-même.

Dès lors, le lecteur peut en quelque sorte se retrouver dans l’insert, puisqu’en voyant Madame Krompout regardant, il se reconnaît lui-même – et le miroir brisé sur lequel s’est heurté le simulacre ne renvoie à rien d’autre qu’au regard du lecteur ayant éprouvé les limites artificielles de l’image. En conséquence, on peut dire que Madame Krompout et le lecteur regardent la même chose : le dessin. A une légère différence près, cependant, car Madame Krompout regarde le dessin de Jijé et de sa bande, tandis que le lecteur regarde le dessin de Schwartz. Mais dans les deux cas, il s’agit de tromper, de jouer un tour, de créer l’illusion, de faire en sorte de faire croire à une maison dévastée. Du moins, c’est ce dont le lecteur prend conscience deux cases plus tard, lors de la révélation de Jijé, qui l’oblige à faire retour sur la grande case : c’est là que le jeu des regards entre Madame Krompout et le lecteur se met en marche, convergeant vers la nature problématique de l’image. Alors, si Jijé n’a pu profiter de « la tête » de « la vieille toupie », Schwartz obtient néanmoins le bénéfice de celle du lecteur, abasourdi plus qu’amusé, dont Madame Krompout n’est que l’incarnation momentanée – et c’est là l’ultime boucle qui se referme. Dès lors s’affirme la toute-puissance du dessin, qui prend au piège le personnage et le lecteur (les obligeant l’un l’autre à se retourner, à faire un retour sur le dessin) et dont Jijé autant que Schwartz se fait le maître démiurge. Dans cette case des origines, pour les auteurs comme pour les héros, le dessin incarne cette capacité à fédérer l’illusion, à la produire et à la diffuser.

Annie

Plus tard, une autre case vient déconstruire celle qui nous a occupés à l’instant, pour la recomposer autrement – et en dire autre chose, fatalement. Elle intervient lorsque Morris et Franquin viennent rejoindre Jijé et sa famille au Mexique. Au lieu de passer tout naturellement par la porte, Franquin décide de jouer un tour à ses amis en passant sa tête par une lucarne ouverte dans la pièce principale. Grand mal lui en a pris, puisqu’il est tombé sur le couple en pleine séance de pose, avec Annie, l’objet de ses fantasmes, nue, sous ses yeux. Le lecteur découvre la scène en même temps que Morris, qui est entré dans la maison un peu plus tard. Là encore, le gag –s’il y a gag – n’est pas drôle, la chute désamorcée parce qu’intervenant trop tard pour surprendre le lecteur par le rire (Annie a eu le temps de disparaître pour se soustraire aux yeux de Franquin et du lecteur), et pourtant suffisamment tôt pour que Franquin soit resté figé à sa place, la tête dépassant de la lucarne. C’est là le détail le plus étrange, le plus dérangeant de la case : on ne comprend pas ce qu’il fait encore là, pétrifié, comme si pour lui le temps s’était suspendu, alors qu’Annie en a déjà profité pour s’enfuir, et ce détail occulte toute la dimension croustillante de la scène, au profit d’une exploration des ressorts de l’image ainsi mise en abyme.


La dimension « méta » de l’image nous est en effet clairement exposée, et il y a même un petit quelque chose des Ménines de Vélasquez dans cette case. D’abord, le geste du dessinateur en tant que créateur graphique y est explicitement mis en valeur : la peinture sur laquelle Jijé travaillait est placée au premier plan, voisinant avec des tubes de couleur et des pinceaux, et il tient encore dans sa main droite une palette et d’autres pinceaux, qu’il utilisait sans doute au moment où Franquin l’a interrompu. Surtout, comme chez Vélasquez, mais d’une autre façon, on observe tout un jeu sur le visible et l’invisible autour de la question de la représentation. Le tableau et son contenu sont donc bien présents, et clairement visibles aux yeux du lecteur, qui peut les observer au premier plan de la case ; par contre le modèle du tableau est absent, il n’est plus là, et le fauteuil sur lequel il reposait est vide. A l’inverse, Franquin, dont la tête apparaît par la lucarne, n’est pas présent sur le tableau – ce qui est logique, étant donné qu’il vient seulement d’apparaître ; mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est l’absence de la lucarne elle-même, seulement suggérée par un rai de lumière, qui ne correspond d’ailleurs pas vraiment à la réalité. En cela, la case est retournée, sens dessus dessous : les présences et les absences sont inversées d’une image à l’autre, et la différence entre le cadre de la case et celui du tableau, entre l’image et la mise en abyme, force à un retour incessant sur le même, rappelant bien de cette façon la case de Madame Krompout par son incompatibilité réciproque dans laquelle chaque élément s’annule l’un l’autre. Qui plus est, c’est Jijé, en tant que figure tutélaire de la création graphique, qui fait le lien ici : il s’incarne à chaque fois en maître d’œuvre de l’illusion. Sauf que pour Madame Krompout, le renversement de la case se réalisait à travers la présence symbolique du miroir, et surtout par la coïncidence parfaite entre le dessin exécuté par Jijé et celui de Schwartz. Ici, ce n’est pas du tout le cas, puisque la peinture de Jijé est clairement dissociée de la pièce représentée par Schwartz. Car ici, l’œuvre de l’un se distingue absolument de celle de l’autre, et cela apparaît de multiples façons. En effet,  cette démarcation repose d’abord sur l’opposition entre le premier et l’arrière-plan, comme on l’a déjà dit, mais aussi sur un détail plus subtile : Jijé est désormais occupé à composer une peinture, et non plus un dessin, peinture de laquelle la ligne et par définition absente, au profit de la composition par la couleur, ce qui se situe à l’inverse du travail de Schwartz, qui est dessinateur plutôt que coloriste – on peut même aller plus loin, car ce n’est pas lui qui a fait les couleurs de cet album, ce qui veut dire que, concrètement, sur la planche en noir et blanc qu’il a réalisée, la toile est vide !! De fait, on n’est plus dans l’union toute-puissante du dessin de Jijé et de celui de Schwartz qui apparaissait dans l’épisode de Madame Krompout, et le rapport entre les deux s’est fait bien plus problématique : c’est que, désormais, le dessin n’est plus vecteur d’illusions, générateur de faux-semblants, mais plutôt révélateur de réalité.
 
Que s’est-il passé entretemps ? Les masques sont peu à peu tombés, et les motivations du voyage en Amérique se sont révélées : il s’agit pour les trois héros d’une fuite en avant, pour échapper à la possibilité d’une guerre (pour Jijé), pour se défiler devant un héritage familial étouffant (pour Morris), ou tout simplement et puis plus généralement pour éviter de faire face aux réalités de l’existence (pour Franquin, qui n’est en somme parti que pour suivre Annie). Dans l’ensemble, le voyage en Amérique n’était qu’un prétexte – et d’ailleurs il s’est avéré rapidement être un échec. Le trompe-l’œil créé par Jijé et relayé par Schwartz s’est alors fissuré pour laisser passer des pans de la réalité : les héros se sont trouvés contraints de la regarder en face et d’assumer leurs désillusions. D’ailleurs, la défaillance du dessin à dissimuler la réalité aux yeux des personnages se signalait déjà rapidement après le flashback de Waterloo : on voyait Franquin prendre conscience de l’absurdité du voyage en Amérique et se confier à Morris sur ses états d’âme, mais il rejetait aussitôt loin derrière lui ses idées noires et cependant lucides pour poursuivre un colibri qu’il voulait dessiner. Mais quelques cases plus tard, on retrouve le personnage figé, pétrifié par la peur, parce qu’il croit avoir entendu un serpent à sonnettes : le dessin du colibri, diversion éphémère à la réalité, n’a pas été assez efficace pour l’écarter suffisamment longtemps, réalité qui se rappelle ici sous sa forme la plus menaçante (on passera d’ailleurs sur la symbolique du serpent, responsable de la désillusion aux origines de l’humanité, puisqu’à cause de lui elle s’est vue chassée du paradis terrestre pour prendre pied dans la triste et dure réalité de notre monde…).

Le dessin de Schwartz n’a alors plus la même fonction, puisqu’il se déplace de l’illusion vers la désillusion : il s’ancre en somme dans une réalité plus concrète, plus humaine, qui met le simulacre à distance. La prostration de Franquin face au serpent à sonnettes de la réalité, on la retrouve d’ailleurs dans la case qui nous occupe. Et cette case réunit les nouvelles conceptions de Schwartz sur l’image, à travers un autre subtil dialogue entre Madame Krompout et Franquin. Il y a là en effet une scénographie similaire dans le dédoublement, mais décomposée. Madame Krompout au premier plan dans la pièce renvoyait à Madame Krompout à l’arrière-plan dans le miroir, tous les deux prisonnières du simulacre ; ici, on peut observer Morris au premier plan à l’entrée de la pièce, et Franquin à l’arrière-plan à l’extérieur, penché à travers la lucarne, l’un et l’autre unis par leur regard, comme Madame Krompout l’est à son reflet (mais unis aussi par leur rôle de dessinateurs débutants et la complicité plus générale due à leur âge et à leurs secrets partagés). Dès lors, l’ouverture de la lucarne au fond de l’image rappelle donc celle du miroir dans laquelle le personnage-dessinateur se renvoie à lui-même. Mais à la différence de Madame Krompout qui s’est heurtée au fond de l’image-simulacre, Franquin est ici littéralement passé à travers pour s’introduire de l’autre côté. Franquin est en effet situé à l’envers de l’image, puisqu’il n’en voit que le verso : au contraire du lecteur, il ne peut pas apercevoir ce que représente le tableau, dont seul le châssis lui fait face, et l’illusion lui est donc devenue inaccessible. Bien davantage, il n’appartient même plus à l’illusion, puisqu’il n’apparaît pas dans le tableau. Franquin est donc l’anti-Madame Krompout, prisonnière de l’image : lui est prisonnier de la réalité, il est exclu et figé en marge du dessin, qui lui tourne le dos. Pour autant, l’objet du réel aussi lui échappe, puisque Annie, incarnation de ce qu’il cherche à obtenir de la réalité, incarnation aussi tout au long de l’album de la conscience réaliste du groupe, garante de leur équilibre face aux contingences du quotidien, Annie s’est soustraite à sa vue. Telle est la posture de Franquin, dans la désillusion : chassé de l’image et du fantasme dessiné (la nudité peinte d’Annie, à laquelle il n’a pas accès), fui par la réalité (la nudité d’Annie qui s’est soustraite aussitôt qu’elle a été vue), Franquin s’incarne dans la déception, dans le désappointement, dans le désenchantement.

Telle est la vocation générale de Gringos Locos : faire passer ses personnages à travers l’image dessinée, pour qu’ils en éprouvent les limites, pour qu’ils se voient confrontés à son envers, figure retournée  de la désillusion, projection de la réalité devenue inaccessible. Dès lors, il n’y aura plus qu’une seule alternative, pour les trois personnages de manière générale, mais aussi pour Franquin en particulier : dessiner, dessiner à n’en plus pouvoir, pour combler la carence laissée par la désillusion, pour tenter de renouer, même indirectement, avec le rêve. Mais ceci est une autre histoire – celle du retour en Europe, du retour à la réalité.

vendredi 18 mai 2012

Notes de lecture : Gringos Locos de Schwartz & Yann (dupuis)

NOTES DE LECTURES :
GRINGOS LOCOS
de SCHWARTZ & YANN
(Dupuis) 


Pour qui se délecte à parcourir les interviews truffées d’anecdotes des maîtres de l’Ecole de Marcinelle, ou leurs biographies héroïcomiques, Gringos Locos s’impose spontanément comme une idée de génie. Souvent, on a entendu évoquer cette incroyable aventure qui conduisit Franquin, Morris et Jijé, accompagnés de la petite famille de ce dernier, à traverser les Etats-Unis pour finir par séjourner un moment au Mexique, quelques années après la seconde Guerre Mondiale – aventure incroyable, parce qu’on imagine toujours ces trois phénomènes accomplir une odyssée improbable dans l’ambiance de franche camaraderie unique, semble-t-il,  à l’alchimie « Spirou » :  une véritable locomotive burlesque à situations cocasses, le dépaysement du rêve américain en plus. Mais alors qu’on croit tenir entre les mains un road movie dessinée et nostalgique, un hommage glorificateur à la filiation bédéphile, ou encore une allégeance à la sainte trinité belge, ne serait-ce qu’en regard de la ligne claire puissamment rétro de Schwartz, on trouve dans Gringos Locos quelque chose de beaucoup moins franc, de beaucoup plus incertain.

L’homme qui tua l’homme qui tua Liberty Valence

Des inserts dans l’album nous avertissent : l’objet est problématique. Entre les deux premières pages, une petite feuille a été glissée et sur laquelle est imprimé un court bavardage de l’éditeur sur les éternelles frontières entre la réalité et la fiction. A la fin, carrément collée à la couverture, une plaquette de sept pages, richement illustrées de photographies d’époques, vient enfoncer le clou : elle est intitulée « Droit de réponse et quelques questions », dictée par un des derniers témoins du périple américain, l’aîné de Jijé, et n’a pour seule volonté que d’affirmer cette vérité inaliénable : rien n’est vrai, tout est faux. Toutes ces précautions apparemment prises à la hâte par l’éditeur, trop tard après l’impression pour les intégrer à la pagination de l’album, et in extremis avant sa commercialisation, possèdent de saintes odeurs de mea culpa. Déjà, pourtant, une petite interview du scénariste Yann, en postface de l’album, tentait de nuancer la réalité du récit, répétant à ce propos une phrase qui est située aussi en épigraphe du livre, réplique culte du cinéma hollywoodien de l’âge d’or, extraite du classique de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valence, l’immortelle : « Si la vérité est moins belle que la légende, imprimez la légende ! ». Rappelons que dans le western de Ford, cette phrase s’applique à un honnête homme, mais lâche et incapable d’initiative, reconnu héros à tort, et devenu grâce à cela homme politique de la toute première importance, juste, sage, et apprécié de tous. Grâce à un petit arrangement avec la réalité, cet homme a pu accéder aux fonctions auxquelles il était destiné, et prodiguer le bien autour de lui. Ou comment le mensonge devient l’instrument du mythe.

Mais alors que Gringos Locos s’inscrit sous le haut patronage de cette moralité malicieuse, son récit s’épanouit à l’inverse de l’apologue, ou plutôt il en retient les à-côtés implicites : le film de Ford est construit à partir d’un long flashback à travers lequel le héros, devenu vieux, confesse à un jeune journaliste toute la vérité sur le meurtre de Liberty Valence – à savoir qu’il n’en est pas l’auteur. Aux yeux du reporter idéaliste, il y a là une désillusion, mais qui se double d’une révélation : la nécessité de préserver la légende, fusse-t-elle fausse. La légende de l’Ecole de Marcinelle, elle est contenue dans le catalogue de la vénérable maison Dupuis, et dès lors il n’y a aucun intérêt pour Yann et Schwartz d’entretenir cette légende, bien concrète et en ce moment-même somptueusement rééditée dans la série des « Intégrales ». Au contraire, les auteurs vont adopter le point de vue du reporter désillusionné, pour tenter de montrer l’envers de la légende. Voilà bien ce qui a déclenché le mécontentement des ayant-droits des trois dessinateurs transfigurés en héros de bande dessinée : leur personnalité se voit considérablement démythifiée. Jijé est un père irresponsable, peu soucieux de l’avenir de sa famille et des problèmes d’argent, colérique, manipulateur et hypocrite. Morris est un sex addict aux ambitions démesurées et qui traite par le mépris sa propre création, Lucky Luke. Franquin, enfin, se présente sous les traits d’une loque un brin loufoque, parasite au sein du petit groupe, égaré au beau milieu de ses questionnements artistiques et existentiels… Ce que Yann nous propose là n’a rien à voir avec la légende qui s’est forgée dans l’imaginaire des lecteurs depuis des décennies, et on a peine (au sens littéral du terme) à croire en sa vérité. La double citation du film, au début (en épigraphe) et à la fin (dans l’interview), s’annule dès lors elle-même : la démarche est délicieusement ironique, voire même sournoisement délectable, puisque la volonté évidente de Yann est ici de s’inscrire en contre-programme de l’apologue fordien et de son positivisme moral. Plutôt que tuer Liberty Valence, la crapule sauvage qui corrompt la grandeur de l’Ouest américain et l’empêche de s’affirmer, Yann préfère tuer le mystificateur, c’est-à-dire tuer le(s) père(s) : Jijé, lointainement admiré par le scénariste, mais aussi et surtout Morris et Franquin, qu’il côtoya étroitement, et dont il se fit le confesseur à propos de ce voyage en Amérique, comme il l’explique dans l’interview, et à côté desquels il devint lui-même une nouvelle incarnation du reporter-confident… Il choisit donc de briser les idoles, détruire la légende, et saborder le mythe. En ce sens, Gringos Locos a davantage à voir avec l’amertume mélancolique des Illusions Perdues de Balzac ou même de L’Education Sentimentale de Flaubert, des récits où les héros, à la recherche de l’absolu, se heurtent aux limites du réel et de ses hypocrisies.

L’éducation sentimentale  

Car c’est là le sujet de Gringos Locos : la réalité et ses contradictions. En effet, dans l’album, les personnages entretiennent un rapport problématique avec le réel. Malgré son apparente assurance d’homme d’action (sa devise est « De l’audace ! Toujours de l’audace ! »), Jijé fuit éperdument la réalité pour se réfugier dans le confort du rêve américain (d’abord incarné par l’ambition de se faire embaucher au sein des Studios Disney) ; il s’éloigne de l’Europe parce qu’il craint qu’une troisième guerre mondiale n'y éclate, mais cette phobie le suit partout – tragédie de la névrose. Au final, malgré sa stature, il apparaît comme un homme fragile et vulnérable. Morris est quant à lui hanté par la crainte de devoir faire face à ses responsabilités familiales et ainsi reprendre l’usine de pipes appartenant à ses parents (en plus du fait qu’il exècre Lucky Luke, qu’il ne veut pas dessiner toute sa vie) : de ce fait, il affecte de rejeter la norme bourgeoise et son attachement à la matérialité (« je ne veux pas devenir un petit bourgeois triste et étriqué », avoue-t-il) – ce qui ne l’empêche pas de faire de l’argent l’un de ses sujets de conversation les plus récurrents (« Un mandat ! Enfin ! » s’écrit-il un moment à table, à l’opposé des règles de bienséance, sans compter la « question de principe » qui consiste à refuser systématiquement de payer la mordida auprès des officiers mexicains : attitudes de petit bourgeois avaricieux s’il en est).  Franquin, de son côté, est complètement perdu, changeant constamment de résolutions (la scène où il abandonne brusquement son apitoiement stérile sur lui-même pour poursuivre avec enthousiasme un colibri est symptomatique à cet égard), ne se comparant pas lui-même à autre chose qu’un légume, tant sa passivité est grande, et pour qui les aspirations sentimentales sont sans espoir, parce qu’irréalistes. Et en cela, il est le parfait alter ego du Frédéric Moreau de L’Education Sentimentale, puisque comme lui, il est amoureux de la femme de son protecteur…


De fait, les trois compères se heurtent systématiquement au réel. D’abord, cela apparaît quand ils sont confrontés à la dissipation du rêve disneyen dans une atmosphère crépusculaire, des coyotes se disputant le béret que portait jusque-là Jijé. La symbolique est transparente : avec la nuit, c’est le désespoir et la colère des personnages qui se lèvent, et les coyotes s’acharnent sur le cadavre de leurs espérances. La ruée vers l’or incarnée par l’utopie Mickey Mouse n’est alors plus qu’un mirage, comme le dessin en introduction de l’album y faisait déjà allusion, la silhouette de la célèbre souris se voyant réduite à un nuage de fumée… D’ailleurs, un peu plus tôt dans le récit, Franquin avait deviné qu’ils se rapprochaient d’Hollywood parce qu’il avait vu sur la route un cactus ayant curieusement la forme de la célèbre souris, encore. Mais alors qu’à cet instant le réel, derrière le simulacre du cactus, se plie encore aux rêves (heureux présage de ce que promet la cité des anges), il tombera finalement le masque pour révéler le visage de la désillusion : au Mexique, Franquin dessine un strip spécieux anticipant le futur Gaston Lagaffe (ici un lubrique Gastonito) qui est victime de l’imposture du réel, en l’occurrence un cactus aux formes généreusement féminines, auquel il se pique de la plus douloureuse des façons… Réactivation de l’adage « qui s’y frotte s’y pique », cette petite digression en abyme a le mérite de rappeler que la réalité est plus cruelle que les apparences ne le laissent penser – mais ce rappel se fait lui-même sous forme de simulacre, une bande dessinée se chargeant de donner des leçons au réel : et tel n’est-elle pas justement l’ambition de Gringos Locos, dont le récit désavoue la légende ? C’est là que l’amertume mélancolique de l’album se révèle dans toute son ambiguïté : désaltérante et séduisante, elle n’en reste pas moins un cactus pour le lecteur, aux épines duquel ses illusions viennent crever comme des ballons de baudruche. 

A partir de là, on prend conscience de toute l’étendue de l’entreprise démythificatrice de l’album : à cause de ce rapport ambigu à la réalité, et même s’ils passent leur temps à dessiner, les trois auteurs sont à mille lieues de produire quoi que ce soit de concret. La reprise en main de Spirou par Jijé est un échec qui sera refusé par l’éditeur ; Franquin est incapable de dessiner un strip de qualité (le peu que l’on voit est autant à même de causer la perplexité de Morris que la nôtre, et ne reflète que deux choses : un manque de volonté et une libido contrariée) ; et enfin même si Morris est le seul à créer, il le fait sans conviction, avec pour seule motivation l’argent – et d’ailleurs, détail significatif, on ne voit aucun fragment de ses planches, à la différence de Jijé et Franquin. Dès lors, on s’aperçoit que l’imagination ne parvient pas à faire abstraction du réel. Le geste créateur est ainsi saisi dans son tâtonnement malhabile, son revers déceptif et décevant, son négatif empreint de doutes et de lacunes. La mythologie de l’école de Marcinelle et la flamboyance des œuvres que l’on connaît ne présageaient pas un tel traitement. Plutôt que faire l’éloge du geste de chaque dessinateur, Yann et Schwartz préfèrent montrer les créateurs en hommes qui doutent, en hommes de chair et de sang avec des pensées mesquines et triviales. Dès lors, à travers cette dimension désillusionnée, l’acte de création se définit comme le versant d’une autre réalité : la décomposition, la décrépitude, la ruine. Entre autres occurrences de ces motifs (la maison de Waterloo apparemment délabrée, la voiture en panne, les coyotes qui déchirent le béret de Jijé, la voiture démontée à la frontière mexicaine, le taudis où logent Franquin et Morris au Mexique, qui leur tient lieu d’atelier, l’explosion qui endommage la maison au Mexique, le lapin dépecé, etc.), il faut citer la plus importante et la plus symbolique, à savoir la scène où Franquin dessine des vautours en les ayant attirés grâce à de la viande avariée : le dessin qui respire le bonheur pour le lecteur sent la charogne pour le dessinateur… Le geste de création se double alors d’un geste de destruction, et même d’autodestruction, comme si le rêve et la réalité ne pouvaient cohabiter, et comme si la capacité de saisir les rêves possédait invariablement un envers mortifère. En cela, il faut noter la référence qui est faite au film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre : film magnifique, il s’avère aussi être un sommet de pessimisme décadent, et constitue d’ailleurs l’exact opposé de L’Homme qui tua Liberty Valence, puisque dans son dénouement on assiste à la dissipation totale des rêves devant une réalité humaine accablante. Savoureuse ironie, le petit groupe assistera à la projection du film par défaut, puisqu’au départ Jijé voulait voir un « Laurel et Hardy », maintenant trop ringard : le slapstick à l’ancienne, tout entier tourné vers le rire et la bonne humeur, a laissé place au western noir et impitoyable inspiré du sombre B. Traven – le sourire aux lèvres de la récréation est tordu par l’odieuse grimace du désenchantement. Et on ne s’étonnera plus, à ce niveau, que le film déclenche néanmoins l’envie au sein du petit groupe de séjourner au Mexique, terre d’accueil de leur désillusion même…



Sens dessus dessous
En contredisant la morale de Liberty Valence, en préférant la réalité dévoyée à la légende, en s’inscrivant dans un spleen viscéral plutôt que dans l’Idéal de la bande dessinée, le récit de Schwartz et Yann ne cesse de répéter les motifs de l’inversion. La révélation finale du mensonge de Jijé en est la figure de proue, puisqu’elle renverse la réalité de ce que croyaient jusque-là Franquin et le lecteur. Toujours par rapport à Jijé, le récit qu’il imagine pour Spirou est à son tour fort évocateur, puisque le héros marche alors au plafond, à l’inverse des autres… Les valeurs sont ainsi constamment renversées entre la réalité et le mensonge, entre la banalité et l’insolite, et ce dès le départ : alors que les personnages sont coincés en plein désert du Nouveau-Mexique, harassés par la soif et la chaleur, Franquin ne cesse de sourire, ce qui fait dire à Morris : « Dis-moi, André, je suis peut-être atrocement conventionnel, mais dans les circonstances actuelles, je ne vois rien qui justifie ce sourire bêta … » Ce à quoi Franquin répond : « Je pensais à la dernière soirée avec les copains avant notre départ… Tu t’en souviens ?... » Déjà, il faut souligner que la réalité se retrouve alors niée par le souvenir et par la pensée. L’impulsion nostalgique donnée par Franquin occasionne même un flash-back, le début in medias res du récit se substituant à un retour en arrière sur ses origines, le décor du Far-West américain laissant place à la reconstitution de Waterloo, et le renversement se révélant surtout par l’opposition entre le soleil de plomb de l’Ouest américain et l’atmosphère grisâtre de la Belgique, entre la sécheresse du désert et l’abondance d’eau de l’autre côté (la pluie, la baignoire vidée dans l’escalier…). Le contraste et l’inversion mettent en avant une démarcation dans la réalité vécue et rejetée dans les marges d’une résurgence nostalgique du souvenir. La pensée subjective devient un refuge face aux difficultés à assumer la réalité : faute de se rafraîchir et de se désaltérer dans le présent subi, les héros trouvent un remède dérivatif dans la reconstruction fantasmatique. C’est ainsi que le fantasme du voyage américain est vécu par les personnages par substitution, surtout en ce qui concerne Franquin, qui ne cesse de regretter sa présence sur place. Tout se passe dans la clandestinité, dans la dissimulation face au réel : il faut se rappeler à ce propos le passage illicite de la frontière mexicaine, comme la liaison interdite que Franquin rêve d’entretenir avec la femme de Jijé, mais qui ne se concrétisera jamais… Et c’est sans compter la façon dont les trois hommes entament leur voyage : leurs vêtements ayant été trempés lors de leur soirée d’adieux à Waterloo, et parce qu’ils n’en ont pas de rechange, ils sont contraints de partir en pyjama, comme si le départ en Amérique amorçait déjà un réveil difficile, une chute au bas du lit des rêves, tels de nouveaux Little Nemo. Ou encore comme si ce voyage n’était justement qu’un long rêve, une longue rêverie, ou plutôt un long cauchemar, le départ en croisière n’amorçant rien d’autre que le début d’un sommeil tourmenté (les scènes oniriques mettant en scène Morris et Jijé seraient alors significatives à cet égard, ainsi que de manière plus large la parfois difficile transition entre les épisodes qui composent le récit, révélatrice d’une certaine logique des rêves, du style marabout-bout de ficelle…).
 
En cela, Gringos Locos se situe à l’exact opposé d’une autre biographie dessinée : Les Aventures d’Hergé par Stanislas, Fromental et Bocquet. Ce très bel album raconte la carrière d’Hergé sous une forme elliptique, condensant sa vie en quelques cinquante planches, ne retenant que quelques brefs épisodes significatifs (et réels) qui donnent l’impression d’assister à la marche irrépressible d’un Destin tout puissant. La technique narrative confine alors nécessairement à l’éloge, chaque étape étant un pas de plus fait en direction de l’accomplissement d’une destinée artistique glorieuse. Gringos Locos, au contraire, creuse l’ellipse : ce voyage en Amérique représente la « baleine de Moby Dick » selon les propos de Yann, parce qu’« on en parlait, on en parlait, mais on ne [le] voyait jamais ». Cette expédition constitue une ellipse dans la carrière des trois dessinateurs, béance d’espace-temps dont on sait peu de choses, dont on ne connaît pas bien les motivations ni les aboutissements, et à propos de laquelle on manque d’informations. C’est justement ce qui intéresse Yann et Schwartz, dont l’ambition est dès lors de combler le vide, de lui donner une substance, d’incarner le fantasme, et par là même d’en dévoiler le mystère et de le désenchanter. En excavant la chimère de l’ellipse, les deux auteurs mettent à jour une réalité nécessairement décevante, dans ces conditions, puisqu’elle se manifeste comme l’envers de l’imagination. A cet égard, la volonté de Jijé de « donn[er] un cours de sciences naturelles à [ses] gosses » pour qu’ « ils sachent comment tuer et écorcher un lapin sans tourner de l’œil » est fort représentative, puisqu’elle répond au désir des deux auteurs de retourner la réalité comme une peau de lapin, pour mettre le corps dépecé du réel à nu : sous l’enveloppe douce et chaleureuse du fantasme (le lapin : celui d’Alice, qu’elle suit au pays des merveilles ?), on trouve la matière même du réel, le corps et sa triste chair. C’est bien là le même principe que Yann et Schwartz appliquent à la construction de leur récit, puisqu’il se caractérise comme l’envers de la légende forgée dans l’imaginaire de chaque lecteur.

Passage à niveau

Mais à propos d’ellipse, encore, un détail intervenant discrètement à la fin de l’album s’avère fort significatif à cet égard. Il s’agit du cadeau qu’offre Franquin aux enfants de Jijé, et dont personne ne fait attention : « un petit passage à niveau pour le train en bois des enfants ». Cette idée est sans doute l’une des plus belles et des plus délicieusement mélancoliques. La croisée des chemins qui est induite par le passage à niveau est lourde de sens : c’est là que se décide le destin de chaque personnage, ce qu’il adviendra d’eux selon les choix qu’ils entreprendront. L’ellipse du voyage en Amérique ne représente rien moins que cela : l’heure du choix, l’heure du passage à l’acte, alors que la vie s’impose avec son cortège de désillusions. Le circuit de train peut se comparer aux fils du destin, trajet préétabli, routinier dans ses habitudes : tout ce que redoute Morris à travers l’héritage familial ou même Lucky Luke qu’il refuse d’assumer toute sa vie, tout comme Franquin qui éprouve lui aussi des sentiments ambivalents à l’égard de Spirou. Le passage à niveau est l’occasion de forcer le destin, de choisir une autre voie… Problème : autant le circuit existe puisque le train en bois doit y circuler, autant la route qui le croise est chimérique, puisqu’elle ne vient de nulle part et ne va nulle part… C’est justement la fameuse ellipse : interruption brève et distrayante, diversion éphémère, mais qui n’aboutit à rien. C’est que les jeux sont déjà faits, et qu’ « un coup de dé jamais n’abolira le hasard », comme l’a écrit Mallarmé : on sait, nous, lecteurs, que Franquin a porté la croix Spirou plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu, et que Morris a dessiné Lucky Luke le reste de sa vie… Les deux auteurs se sont laissés entraîner par l’inexorabilité de leur chemin respectif, la spirale implacable de la logique commerciale, qui les forcera à reconsidérer leurs ambitions de jeunesse. Le temps d’un voyage en Amérique, ils échappent à ce rôle d’icônes de la bande dessinée franco-belge, trop pesant pour eux, à ce destin tant redouté, et ils sont représentés par Schwartz et Yann alors qu’ils ont encore le choix, alors qu’une autre voie est envisageable. Il faut noter à cet effet que dans la pièce du circuit construite par Franquin, il manque un détail de la toute première importance : le chemin de fer lui-même ! En effet, la voie, encore en gestation, n’est pas encore tracée et, pour ce Franquin-là, à l’occasion d’une ellipse suspendue au-dessus du temps et de l’espace (cet autre espace qui est autant celui du Mexique que celui de la bande dessinée, soit deux endroits où il est possible de recommencer sa vie), tout reste à construire. La bande dessinée crée alors une autre vie débarrassée du mythe, une alternative à la vie telle qu’elle sera vécue, une alternative à la souffrance et à l’amertume qui attendent ces légendes du 9ème art. La démythification n’apparaît plus dès lors comme un sacrilège, mais comme une bénédiction, une absolution donnée aux regrets. Ainsi les personnages, s’ils se remémoraient le voyage en Amérique et l’heure des choix possibles, pourraient-ils prononcer ces mots qui sortent de la bouche des héros de L’Education Sentimentale à la fin du roman, alors qu’ils se souviennent de l’épisode le plus trivial de leur existence : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ».




Les ayant-droits de ces auteurs ont eu tort de mal prendre Gringos Locos, car Schwartz et Yann offrent là à Jijé, à Morris et à Franquin le plus beau des cadeaux imaginables : ils leur rendent leur humanité, le temps d’une résolution qui ne sera jamais prise. Regretter la démythification de ces hérauts de la bande dessinée, c’est oublier la maxime de La Rochefoucauld selon laquelle « il y a de certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même ».


Pour plus de détails sur l'album, rendez-vous sur le site des éditions Dupuis :

jeudi 10 mai 2012

Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 2/2


Notes de lectures : Les Intégrales Dupuis Tif et Tondu - tome 11 "Sortilèges et Manipulations" 2/2

Le premier récit de ce recueil se distinguait par la volonté baroque de doubler la bande dessinée, au sens propre comme au figuré : en effet, la mise en abyme y était prépondérante,  pour au final se retourner contre la bande dessinée elle-même. La singularité de Magdalena résidait en particulier dans la démission de l’auteur, représentée par la mort d’un dessinateur à l’origine du récit, et dans la réversibilité du monde artificiel de Tif et Tondu (le monde des automates comme miroir du leur). Les péripéties plongeaient les personnages dans un univers de faux-semblants et de duplicité, les confrontant à leur propre condition d’êtres de papier. C’était là la réelle aventure du récit : laisser enquêter les héros sur leur propre réalité pour faire découvrir au lecteur leur ambivalence, le tout de manière à la fois ludique et poétique. L’ironie qu’on pouvait déceler dans les planches de l’album n’était pas pour autant totalement négative, ni même contreproductive : elle exprimait avec malice la lassitude de Will à travailler depuis si longtemps sur une série qu’il n’a pas lui-même créée, à l’heure où des projets plus personnels se font davantage prégnants. D’ailleurs, la bande dessinée se terminait sur un faux happy end, où on voyait les héros profiter de la réalité de leur vie, à l’inverse de celle des automates – mais l’insistance espiègle sur les sensations était faite pour souligner tout ce qui, au final, est autant inaccessible à la bande dessinée qu’aux marionnettes : la réalité de la vie… Cette leçon ambigüe se tirait au terme de multiples redoublements et dédoublements, pour enfin mettre dos à dos deux réalités : celle de la vie, et celle de l’image. Mais Will, accompagné de Desberg, n’en restera pourtant pas là, et avant de tourner définitivement la page, l’ambiguïté et la singularité de ce discours seront portées à un niveau inouï dans le dytique qui suit :
LES PHALANGES DE JEANNE D’ARC  / LA TENTATION DU BIEN

Le principe de réalité

Alors que Tif et Tondu profitaient de la luxuriance de leur existence dorée et factice à la fin de Magdalena, celle-ci s’effondre brutalement au début des Phalanges de Jeanne d’Arc, pour les rappeler à une réalité plus cruelle. Après un prologue mystérieux et l’annonce du titre de l’aventure, une planche représente Tif en plein stéréotype james-bondien : en cabriolet sur la Côte d’Azur, il exhibe tous les aspects positifs de la vie d’une superstar de l’investigation. Au volant d’une voiture de rêve, dans un décor méridional de rêve, il croise une fille de rêve faisant de l’auto-stop, et comme dans un rêve, les gens le reconnaissent comme figure incarnée de l’héroïsme, et lui s’impose ouvertement en protecteur paternaliste et tout-puissant qui « veill[e] sur le monde ». La machine d’idéal se grippe néanmoins quand, à la planche suivante, Tif pénètre dans une banque pour y… payer des factures !! Il y a là quelque chose qui cloche, quelque chose qu’on ne devrait pas voir en temps normal, comme si on surprenait James Bond sortir des toilettes en ayant tiré la chasse, car les héros de fiction se situent au-dessus de tout cela, au-dessus des banalités matérielles de l’existence… Bien plus que la réunion clandestine, la fusillade et la poursuite des deux premières planches (qui n’auront d’ailleurs jamais vraiment de suite), c’est cette entrée dans la banque qui constitue l’élément perturbateur du récit. En passant le seuil de l’établissement, le rêve se dissipe pour laisser place à la réalité, et Tif aura beau faire preuve d’une certaine fantaisie surréaliste (il offre des fleurs à la guichetière et lui demande de les mettre sur son compte), le mal est fait. La suite apparaîtra comme le signe définitif d’un retour brutal à la réalité : Tif et Tondu sont ruinés, un découvert abyssal est au passif de leur compte, et les deux héros sont dès lors contraints de trouver un travail pour rembourser la banque et subvenir à leur besoin ! On observe là l’envers total de la dernière case de Magdalena : alors qu’ils croyaient profiter de l’existence, l’existence s’impose à eux avec fatalité. La légèreté de l’univers de bande dessinée propre à Tif et Tondu laisse donc place à la trivialité. Le lendemain, Tif refait le même trajet qu’au début, mais en bus cette fois, et en compagnie d’une grosse bonne femme imposante en lieu et place de la belle auto-stoppeuse, déjà lointain mirage dans le rétroviseur : le voisinage de cette ménagère peu glamour symbolise on ne peut mieux la réalité souveraine qui écrase et oppresse le héros.

Cette friction au réel se développera tout au long du récit, où les deux héros déclassés se retrouveront à jouer les simples employés dans un commissariat et dans un journal. Le réel sera même l’enjeu de l’histoire, son point nodal, puisque la force maléfique à combattre dans cette aventure n’aura plus rien à voir avec Monsieur Choc, avec des automates ou d’autres créatures surnaturelles, mais elle sera au contraire extraite de notre réalité elle-même : un groupe politique sectaire apparenté à ce que nous connaissons sous le nom de Front National. Son pseudonyme fictionnel : les phalanges de Jeanne d’Arc… Les allusions au FN sont en effet transparentes : le symbole historique de la Pucelle d’Orléans fait le pont entre le réel et la fiction, tandis que le décor choisi, le bassin méditerranéen, se distingue en étant l’un des fiefs historiques du parti. Dès lors, on ne peut que constater le déplaisir et l’inconfort à être plongé dans le décor de ce Sud certes caricatural et pourtant si proche de la réalité. Bien des albums de Tif et Tondu, mais aussi d’autres du Spirou de Franquin, se sont déjà servis par le passé de ce décor, d’abord idyllique et merveilleux, respirant la douceur de vivre une vie de rêve dans une atmosphère fantasmée et merveilleuse. C’est d’ailleurs en partie ce que recréait la première planche avec Tif, mais ensuite le Sud trouve ici son incarnation maléfique, dérangeante parce que finalement plus proche de la réalité : en suivant Tif qui prend ses fonctions dans la police, on est témoin de la déliquescence politique causée par le pouvoir absolu du crime organisé qui gangrène la société par la corruption ; et à travers Tondu et ses tentatives pour devenir journaliste, on est plongé dans l’immoralité totale de l’univers des médias, qui en sont réduits à se conduire comme de vulgaires paparazzis au détriment de l’investigation sociétale qu’on attendrait de leur part (la grossesse d’une vedette de la télé intéresse davantage le rédacteur en chef que des scandales médicaux, politiques ou terroristes). Au final, la peinture de la société est désespérante, et cause d’ailleurs le désespoir des héros, qui n’ont plus aucune prise sur elle : c’est toute la différence qu’il peut y avoir entre la naïveté saine et lumineuse des années 50 et le cynisme des années 80. Cela est d’ailleurs perceptible dans le fait que Tif et Tondu soient relégués au second plan par rapport au duo Phil Harmonic et Paul Ennta, héros plus actuels, moins fantaisistes, mais aussi plus inquiétants.
 Alors, cette aventure de Tif et Tondu s’inscrit autant dans son cadre spatial réel que dans sa temporalité : à l’époque où paraissent ces récits dans le journal Spirou, le Front National vient de faire une percée aussi inattendue que fracassante, la presse à sensation commence à faire ses ravages, et le bassin méditerranéen devient ce pôle touristique qui le dénature complétement pour en faire un cirque médiatique en plein air, une société du spectacle artificielle et malsaine. Face à ces nouvelles valeurs, les héros du passé que représentent Tif et Tondu sont en total décalage, et la faillite qu’ils subissent au début n’est alors pas tant financière qu’idéologique. Dès lors, dans le premier tome, les deux héros seront sans cesse relégués aux marges du récit, aux marges d’une réalité, la nôtre, qui leur est étrangère.  
La logique du rêve

Dans Magdalena, Tif et Tondu étaient sans cesse victimes des apparences, trompés par le faux qu’ils prenaient pour vrai. Et c’est ainsi que commence cette aventure, de la plus retentissante des façons : leur avoué gestionnaire de leur argent s’est enfui avec toute leur fortune : « Un type qui vivait avec trois chats et qui sentait la verveine… », se lamente Tif. Pour avoir été dupes de cette apparence trompeuse de vieillard inoffensif, Tif et Tondu basculent dans le réel, sont plongés dans la réalité de la vie, et paradoxalement cette plongée ressemble à un cauchemar surréaliste (et c’est d’ailleurs logique : pour des héros de fiction, la réalité ne peut-elle apparaître autrement que comme un cauchemar ?). En effet, les actions invraisemblables s’enchaînent sans que les héros puissent avoir prise sur elles : impuissant, Tif assiste aux élucubrations immorales et stériles de son collègue (ironiquement nommé Rambo, et au physique du Dirty « Eastwood » Harry, figure cinématographique polémique s’il en est), dont le rôle d’inspecteur est restreint à celui de guignol grotesque (il laisse impuni des voleurs de voiture et colle une contravention à un véhicule soufflé par l’explosion d’un attentat terroriste) ; et Tondu est réduit quant à lui à un statut d’observateur inutile des catastrophes qui surviennent sur la côte. Les morts gratuites s’enchaînent alors pour souligner la cruauté tragique et grand-guignolesque du récit qui se joue : un journaliste qui tombe d’une falaise, par simple maladresse, et dont la mort n’émeut personne, une mare de sang dans les décombres d’un attentat, et en particulier le personnage du bouc-émissaire Karim Kabak, tué sans raison et surtout par personne (Karim apparaît juste dans le viseur d’un fusil dont on ne sait pas à qui il appartient)… Comme dans un cauchemar, la mort, inexplicable et inexpliquée, est omniprésente, anonyme et grotesque, elle devient banale et désincarnée. Les péripéties surviennent elles aussi avec une étrangeté incohérente qui semble participer de la logique du rêve : voir en particulier l’épisode où Phil Harmonic et Paul Ennta surgissent dans la villa de Tif et Tondu, sans y avoir été invités, et offrent aux héros de la leur racheter, alors qu’elle n’est même pas à vendre : l’inéluctabilité de l’action qui se poursuit contre toute cohérence est telle que Tif et Tondu finissent par leur vendre bel et bien leur propriété, comme si cela avait été naturel ! Inconcevable et inexorable, telle est donc la descente aux enfers que subissent Tif et Tondu, et qui laisse le lecteur sidéré : les héros laissent place aux anti-héros, l’action se fait insensée, et la réalité du récit glisse entre les doigts du lecteur et des personnages qui s’engluent tous deux dans la consternation.  

Et puis, comme dans un rêve (ou un cauchemar, donc), un élément revient avec récurrence, avec pour seul but de créer un motif rythmique et étrange, sans signification autre que celle de la fixation obsessionnelle : les chats. Créatures de la nuit, créatures de l’étrange aux multiples vies et au rapport étroit avec la mort (il faut se rappeler Poe, entre autres), les chats reviennent régulièrement dans Les Phalanges de Jeanne d’Arc, sans jamais vraiment répondre à un réel besoin du récit. La première fois qu’il en a été question, on l’a déjà notée, c’était pour évoquer la figure de l’avoué, « un type qui vivait avec trois chats et qui sentait la verveine » : à partir de là, le chat s’incarne en figure de la duplicité, de la défiance (la confiance qu’on pouvait lui associer était trompeuse) et surtout cristallise les angoisses des héros qui viennent de perdre brutalement leur fortune. Le chat devient alors l’incarnation du traumatisme subi par Tif et Tondu,  et il les poursuivra comme dans un cauchemar le rêveur est poursuivi par ce qu’il craint. D’abord, il y a cette forte récompense pour celui qui retrouvera un chat égaré, et qui devient l’espace d’un épisode l’obsession de Tif (l’animal comme moyen de recouvrir la fortune), chat que Tif réussit d’ailleurs à capturer, mais avec difficulté (le félin comme incarnation de la réalité insurmontable) et qui s’avère ne pas être celui qui était recherché (duplicité là encore), mais qui ne veut plus lâcher son ravisseur (l’idée fixe qui le poursuit) et qui réussit à se faire une place chez Tif et Tondu, alors que leur logeuse refuse les animaux domestiques (permanence de l’obsession, mais dissimulée dans l’inconscient). Le chat parviendra même à hanter les enjeux du quotidien, enfermé qu’il sera dans le frigo (sa présence à cet endroit se substitue à la nourriture qui s’y trouvait, comme une commutation grotesque de l’inconscient), et même les enjeux du récit, de manière absurde (l’argent ne sert plus à renflouer les héros, comme spécifié dans le programme de départ, mais à acheter de la nourriture au chat : « On n’a plus de pognon, mon vieux ! C’est ça qui est important ! Le chat a bouffé tout ce qui nous restait et ça sent le roussi pour nous », glissera Tif lors d’un bilan crucial à la fin de l’album). Ce motif apparaît de manière encore plus étrange et inattendue avec Tondu : alors qu’il enquête sur des disparitions liées aux Phalanges de Jeanne d’Arc, il cherche à pénétrer dans une propriété et son attention (et donc celle du lecteur) est brièvement attirée par des miaulements provenant d’une cabane (« Il y a toute une colonie de chats, là-dedans ! », se dit-il). L’anecdote n’aura pas d’autre suite que celle de coïncider avec le rejet de Tondu hors de la propriété : cette remarque n’aura donc pas d’autre sens que la répétition du motif obsessionnel du chat, et sa représentation de mystère sournois et insoluble, enfoui dans l’inconscient des personnages et de l’image, tel un trauma fondateur. Un secret derrière la porte, en somme.


Enfin, alors qu’ils semblent plongés dans un cauchemar angoissant, Tif et Tondu eux-mêmes sont réduits à une illusion, à un mirage irréel, comme si, créatures de papier, ils s’étaient évaporés au contact du réel : leur existence est directement remise en cause par Phil Harmonic et Paul Ennta qui, lorsqu’un journaliste évoque la filiation évidente qui peut être notée entre eux, répondent qu’ils ne savent pas de qui il s’agit : « Tif et Tondu ? Je ne sais pas. Qui est-ce ? »

Le dérèglement
Ces deux albums donnent donc l’occasion d’une collision entre le réel et l’imaginaire de la bande dessinée, entre le réalisme de la vision et l’onirisme des péripéties, et cette collision crée une impression étrange et inédite dans l’univers de Tif et Tondu, et dans celui de la bande dessinée traditionnelle de manière générale. La vision dégénérescente du réel contamine la bande dessinée elle-même et en donne une vision crépusculaire pour le moins déroutante. Signe de ce dérèglement de la fiction, Tif se laisse corrompre par les Phalanges de Jeanne d’Arc à la fin du premier tome, et abandonne ainsi son alter ego pourtant indissociable, l’un l’autre devenant des ennemis : cataclysme apocalyptique s’il en est, puisqu’il doit nécessairement signer la fin de la série elle-même.
Mais le dérèglement corrompt le récit dans son ensemble et même la composition de la bande dessinée. On peut rappeler à cet effet l’enchaînement presque incohérent et sans logique visible des péripéties, l’inutilité frappante de certains détails (la cabane aux chats, diversion brusque et totalement vaine), mais aussi et surtout les déviations, impasses et abandons qui constellent l’intrigue : comme on l’a dit, le prologue ne sera jamais vraiment élucidé (qui est ainsi poursuivi par les Phalanges de Jeanne d’Arc ?), la ruine de Tif et Tondu ne connaitra pas de solution, et même la résolution au dévoiement moral de Tif ne sera guère satisfaisante. Le récit, complétement déréglé, tout en accidents et dérives, se fait presque illisible et imprévisible sur la durée des deux albums. Il est d’ailleurs extrêmement rare de trouver un tel format dans la bande dessinée grand public des années 80, et le choix de cette dimension est d’autant plus étrange qu’elle ne se justifie pas en termes de nécessités narratives : l’intrigue n’est faite que de digressions plus ou moins longues, qui ralentissent le rythme et troublent la situation plutôt qu’elles ne l’alimentent. Les expériences professionnelles de Tif et Tondu n’ont aucune valeur narrative, elles ne servent que la satire sociale ; l’épisode de la recherche du chat perdu par Tif est curieusement vain, et laisse l’avancée du récit en attente pendant trois planches ; la nouvelle vie de Tif, exposée au début de La Tentation du bien, se fait bien trop longue, elle aussi, trop précise, trop caricaturale et mécanique pour éveiller d’autres sentiments que le soupçon et l’antipathie pour cette déshumanisation du héros ; l’infiltration de la petite protégée de Tondu parmi les rangs des Phalanges de Jeanne d’Arc est elle aussi trop détaillée et trop machinale, laissant les deux héros de la série presque totalement absents de quatre planches…  Il s’agit d’autant de tunnels narratifs, de trous noirs fictionnels qui aspirent l’attention du lecteur ailleurs, qui la disperse, comme pour mieux le perdre. D’ailleurs, toujours au niveau de la structure d’une bande dessinée classique, on se situe encore dans une démarche totalement inhabituelle et déroutante : dans La Tentation du bien,  le rappel de l’album précédent se fait trop tardivement, à 10 planches du début ! Autre détail troublant : un personnage plus que secondaire dans le premier album (la jeune fille qui se cachait dans l’appartement de Karim Kabak, dont on ne saura d’ailleurs jamais rien, ni qui elle est, et qui passe les dernières planches des Phalanges de Jeanne d’Arc à l’arrière de la voiture de Tif et Tondu – c’est symbolique) devient presque le personnage principal du second (incarnant et relayant à lui seul la dualité de Tif et Tondu, puisqu’il s’agit d’une femme se faisant passer pour un homme).

La temporalité et le rythme du récit se révèlent d’ailleurs bizarrement distordus, de multiples détails dans la nouvelle vie de Tif suggérant qu’une ellipse assez longue a eu lieu, puisqu’il a eu le temps de se faire un nom et de prendre des habitudes (il s’est fait une réputation qui provoque la charmante exclamation « c’est ce vieux salaud de Tif ! » à ses nouveaux collègues, tout le monde, des garçons de café aux policiers, l’appellent « Monsieur Tif », et il connaît les noms de tous les domestiques du chef des Phalanges, dont il est d’ailleurs devenu un intime, et qui répondent à ses désirs en ponctuant leurs phrases de « comme d’habitude, Monsieur ? »). Or, lorsqu’on revient à Tondu, celui-ci est seulement en train d’expliquer la situation à la jeune fille qu’il a recueillie, comme si on était au lendemain du divorce entre les deux héros… L’incohérence temporelle est troublante, et représente bien le dérèglement à l’œuvre dans le récit

Tout cela confine à l’étourdissement pour le lecteur, qui finit par en oublier que le récit est construit sur des points de départ divergents qui ont d’ailleurs beaucoup de mal à se rejoindre (la ruine des héros, les agissements des Phalanges de Jeanne d’Arc, les meurtres, les enlèvements, les disparitions…), pour ne ressentir qu’une gêne troublante et désagréable, et qui ne l’empêche pas néanmoins de poursuivre la lecture comme dans un état d’hypnose halluciné, sujet à une curieuse addiction qui rend indissociable le malaise et la fascination. Parce qu’ici, Will et Desberg explorent les limites de leurs personnages, les limites de leur récit, et c’est justement cela qui rend ces deux albums extrêmement intéressants. Les auteurs se complaisent en particulier, au début de La Tentation du bien, à dépeindre un Tif tout à fait exécrable, totalement déshumanisé, et non contents d’avoir brisé l’union sacrée des deux personnages à la fin de l’album précédent, ils détruisent l’image du héros en la ternissant odieusement (il méprise tout le monde : des policiers qu’il traite en larbins à la vendeuse qu’il séduit et abandonne tout aussi vite, sans remords). Dérégler, désunir, détruire, déconstruire : telle semble être la volonté du dessinateur et de son scénariste dans l’histoire qu’ils livrent ici. Cela apparaît aussi dans l’enchaînement des cases, cette cadence si délicate à manipuler, et qui se voit étonnamment torturée à certains moments. Régulièrement, le lecteur éprouve en effet la sensation que quelque chose ne va pas dans la suite d’images qui lui est proposée. Par exemple, l’action se déroule parfois au second plan, à distance, comme dans l’épisode du cimetière dans les Phalanges. A d’autres moments, la succession de cases muettes provoque une curieuse impression de mécanisme artificiel, comme par exemple lorsque Tif et Tondu visitent le taudis qu’ils sont contraints désormais de louer : Tondu semble à peine "bouger" d’une case à l’autre, comme si le décor changeait devant ses yeux, sans qu’il ait à agir, ou n’agissant pas parce que déconcerté justement par le changement de décor, pétrifié par les images qui se succèdent malgré lui. L’épisode le plus représentatif à cet égard se trouve dans la planche qui met en scène la course poursuite en voiture, aussi improbable qu’incompréhensible : la voiture des héros et une camionnette réussissent à se croiser sur une route, qui, une case plus tôt, paraissait juste assez grande pour un véhicule, et puis ils ne font que quitter la route pour en rattraper aussitôt une autre, semer Phil Harmonic et Paul Ennta pour les retrouver aussi vite sur leurs talons. L’action avance et recule sans cesse, comme si l’organisation de la planche était disloquée. La confusion spatiale règne d’ailleurs en maître, et en particulier lorsque, dans ce même album, les héros se font agresser à la sortie d’un troquet louche : de l’intérieur d’une voiture de police, on voit au second plan Tondu étendu inconscient, et un agresseur s’enfuir, et au premier plan des agents en civil qui entendent à la radio « un voisin signale une agression près du bar « Le Beau Fixe », c’est pour vous, les gars ! » - et alors que l’on croit qu’ils vont sortir de la voiture pour s’occuper des victimes, ils mettent le gyrophare et démarrent en disant « ok, c’est parti ! » Où se situe l’action ? Où sont les uns et les autres ? Le corps de Tondu n’est-il qu’une projection ? Les policiers n’ont pas compris la radio, sont-ils inconscients de ce qui semble s’être passé sous leurs yeux ? Tout se passe comme si à l’intérieur même d’une case un dérèglement s’opérait entre le premier et l’arrière-plan, l’image perdant toute stabilité.


Le jardin des plaisirs
Les auteurs créent alors un monstre difforme et captivant, déroutant et séduisant, une œuvre-limite qui rend tout retour en arrière impossible, puisque tout équilibre y a été irrémédiablement détruit. On a là une véritable bande dessinée malade, malade d’elle-même, malade comme Will qui souffre d’une indigestion de Tif et Tondu, qui ne consent à mettre en scène cette dernière aventure du duo qu’à la condition de la dénaturer, de la pousser dans ses retranchements, et de faire au final davantage qu’un Tif et Tondu de plus : un chant du cygne où l’image est déchirée entre la réalité et le cauchemar, entre la désillusion du réel et le désenchantement de l’imaginaire. Le geste de Will, qui apparaît en bas de la dernière planche, à côté de la signature, est fort révélateur à cet égard : il jette sa plume derrière lui, comme pour s’en débarrasser avec soulagement, comme libéré d’un poids trop longtemps supporté. C’est d’ailleurs lui qui prononce le mot « Fin », comme pour souligner sa guérison victorieuse. Tif et Tondu ne disent pas autre chose quand ils expriment, « sans rire », leur désir de prendre des vacances prolongées, avouant par là leur lassitude : « Je crois qu’il est temps que nous allions cultiver notre jardin ». La référence à la morale du Candide de Voltaire fonctionne à plusieurs niveaux : d’abord, elle exprime la volonté des héros de moins s’occuper du monde tel qu’il va que de s’occuper de soi-même, comme le personnage voltairien, et puis elle renvoie au désir de Will d’abandonner les impératifs commerciaux liés à la série qu’il anime pour se vouer à d’autres priorités. Enfin, cette évocation du jardin doit s’associer à l’affiche discrètement placardée sur une palissade à la dernière case de l’album, représentant une publicité pour un « jardin des plaisirs », dans la direction duquel se dirigent Tif et Tondu.  C’est bien sûr une référence à l’œuvre maîtresse à venir de Will, le renouvellement qu’il attend avec tant d’impatience, et qui sera Le Jardin des désirs, premier volet de la fameuse « Trilogie des dames »… Cela rappelle d’ailleurs une autre « dame », la fameuse Magdalena, qui représentait une porte s’ouvrant sur un autre monde : une autre ambition, en l’occurrence…

Comme d’habitude, le travail des éditions Dupuis pour cette compilation est exemplaire, et le choix d’avoir fini par préserver l’ordre de parution des albums se fait particulièrement judicieux ici, puisqu’une réelle cohérence unit Magdalena, Les Phalanges de Jeanne d’Arc et La Tentation du bien. Pour plus d’informations sur l’ouvrage en tant que tel, rendez-vous sur le site de l’éditeur !

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